18 – Nous autres bonobos (1/2)

Après ces « foyers clos », ces « portes refermées » et ces « possessions jalouses » qui n’ont pas nécessairement un rapport au bonheur, rien de tel qu’une petite virée au sauna pour se changer les idées. Je n’ai pas écrit « pour se détendre ». Une certaine tension est parfois de mise. Tout dépend du contexte, amis rescapés de l’espèce. C’est vous qui en décidez.  #RescapesdelEspece

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       Reconnus, les gays doivent néanmoins demeurer dans les clous. Vivre une situation de triolisme, ajouter le butinage sexuel avec des partenaires multiples, le regard se modifie. Tel est le sens des assauts menés par les dirigeants du parti chrétien-démocrate, Christine Boutin et Jean-Frédéric Poisson, ainsi que par des militants de la Manif pour tous, contre une campagne de prévention du VIH, lancée fin 2016 par un site placé sous la tutelle du ministère de la Santé.

            Les slogans des affiches faisaient, à leurs yeux, trop directement référence aux relations sexuelles entre hommes (1) et au libertinage gay. Ils ont été dénoncés comme « homophobes » (sic) au prétexte qu’ils réduiraient « les personnes homosexuelles à de simples copulateurs compulsifs ». Comment en jugent-ils ? Les gays devraient-ils respecter un calendrier pour que leurs unions soient fécondes ? D’autant que leur propos tranche avec les prises de position antérieures de Christine Boutin. En 2016, lorsqu’une quinzaine d’anciennes ministres avaient, bien avant l’affaire Weinstein, alerté sur le harcèlement sexuel, la présidente (aujourd’hui d’honneur) des chrétiens-démocrates s’était désolidarisée. Elle disait avoir honte de ses anciennes collègues car par leur démarche elles laisseraient entendre « que les hommes sont des obsédés ». Elle a récidivé, en 2017, contre la campagne autour du hashtag « dénonce ton porc » en plaidant que « la grivoiserie fait partie de l’identité française. » 

           Catholicité, identité, sexe, le mélange est décidément détonnant. Je me demande où se situent les véritables obsédés. Est à l’œuvre dans cette prise de position contre la campagne de prévention une castration sociale qui a succédé à la répression officielle. Elle s’exprime aussi avec les règles mises en place pour les dons de sang.

            Au début de la pandémie de sida, en 1983, homosexuels, héroïnomanes, Haïtiens et hémophiles, « les quatre H » comme on disait à l’époque, avaient été logiquement écartés afin de limiter le risque sanitaire. Trente ans plus tard, l’accès au don a été rétabli en juillet 2016 (2) mais il demeure soumis à des conditions strictes, dont l’abstinence durant douze mois. Une abstinence qui n’est pas demandée aux hétérosexuels. Ce qui est en cause n’est plus une règle sanitaire mais morale, de conscience. Le don effectué par un hétérosexuel est jugé loyal alors que celui d’un homosexuel est frappé d’une suspicion initiale.

           La nouvelle doxa prétend accueillir la personne homosexuelle mais persiste à condamner les formes de sa sexualité. Un gay oui, mais marié pour les uns ou sans mariage pour les autres. Un bonobo non, c’est un malade. Tolérée pour les uns, acceptée pour les autres, l’attitude face à l’homosexualité va rarement jusqu’à ouvrir les yeux sur sa réalité.

      Ces pratiques sont-elles si différentes de celles des hétérosexuels ? Des infrastructures diverses comme les études de sciences sociales témoignent d’un développement continu du libertinage hétérosexuel. Le phénomène a été variable en intensité au fil des siècles mais permanent. Son ampleur est davantage fonction du contexte social et politique, d’un niveau de tolérance ou de répression, que des appétits sexuels. Au XIXe siècle, il était de règle que les lèvres embrassant la progéniture ne puissent s’égarer sur le sexe de Monsieur. Il convenait donc que, pour cet exercice, il en trouve ailleurs.

               L’histoire des bains publics offre un exemple probant. Prolongeant une culture ancrée dans les mœurs de l’Empire romain, le bas Moyen Âge avait vu fleurir les établissements spécialisés dans la plupart des centres urbains. « Paris, en 1292, la ville compte 27 étuves inscrites sur le Livre de la taille. (…) Aux XIVe et XVe siècles, les étuves publiques connaissent leur apogée : Bruxelles en compte quarante et il y en a autant à Bruges. Bade, en 1400, en possède une trentaine. En France, en dehors de Paris, (…) Dijon, Digne, Rouen, Strasbourg sont équipées de bains. Une petite ville comme Chartres en a cinq. Ces établissements sont extrêmement florissants et rapportent beaucoup d’argent. Dans plusieurs villes de France, certains d’entre eux appartiennent au clergé ! »

            Ce n’est pas sans raison que l’Église était alors souvent désignée d’une expression latine récupérée chez saint Ambroise, casta meretrix, la chaste putain. Les textes réglementaires publiés en 1268 par Louis IX traduisaient l’inquiétude du souverain quant aux réalités des ébats mixtes à l’ombre des étuves. Ils promettaient des sanctions : « Que nul du dit mestier ne soutienge en leurs étuves, bordiaux de jour et de nuit. »

                    Autant dire que la prostitution fleurissait et que la débauche avait trouvé un cadre où s’épanouir. Des comptes rendus de procès figurent dans les archives, qui témoignent de l’agacement de voisins confrontés aux nuisances sonores de jour comme de nuit. Ce qui se produisait, dans les années 1960-1970, pour les résidents des abords de certaines vespasiennes parisiennes, pôles d’un trafic automobile ininterrompu. La tranquillité publique alliée à l’ordre moral les ont fait disparaître. Elles ont été remplacées par des édicules individuels clos. Dans certains quartiers de Paris, vers la Chapelle, les gagneuses en ont fait des chambres de passe pour le bas de gamme de la prostitution.

                     Avec l’épidémie de peste noire du milieu du XIVe siècle puis celle de syphilis, les bains n’ont pas résisté. À la fin du XVe siècle, l’Église catholique s’est détournée de l’hygiène, a entrepris de nier le corps et a condamné les bains comme une souillure de l’âme. Les fléaux mortels qui s’étaient abattus ne pouvaient être qu’un signe du Tout-Puissant. Le châtiment céleste frappait les débauchés. La rengaine est éternelle. Les étuves ont été fermées.

                 Sous Henri IV, c’est l’un des commissaires chargés par le roi de purger le Béarn de ses sorcières qui sonne l’alarme, ému de constater qu’à Biarritz de jeunes pêcheurs s’ébattent pêle-mêle dans l’eau avec des femmes, « en mandille et tout nus en dessous ». Au cours des siècles suivants, les élites intellectuelles, à travers le jansénisme notamment, vont faire de l’association entre maladie et punition le prétexte d’un détachement par rapport au corps et à la santé. Elles n’y voient qu’une des formes de l’abnégation chrétienne face aux biens de ce monde, une étape sur la voie d’un rapprochement avec le monde divin.

                   Ce que Blaise Pascal exprimera dans le texte à dimension apocalyptique de sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Il établit un parallèle entre la destruction du corps terrestre par la maladie et le Jugement dernier qui interviendra à la fin des temps : « Car, Seigneur, comme à l’instant de ma mort je me trouverai séparé du monde, dénué de toutes choses, seul en votre présence, pour répondre à votre justice de tous les mouvements de mon cœur, faites que je me considère en cette maladie comme en une espèce de mort, séparé du monde, dénué de tous les objets de mes attachements, seul en votre présence, pour implorer de votre miséricorde la conversion de mon cœur; et qu’ainsi j’aie une extrême consolation de ce que vous m’envoyez maintenant une espèce de mort pour exercer votre miséricorde, avant que vous m’envoyiez effectivement la mort pour exercer votre jugement. »

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Note :

  1. « Avec un amant, avec un ami, avec un inconnu… » ; « Pour la vie, pour un week-end, pour une fois… » ; « Coup de foudre, coup d’essai, coup d’un soir… » ; « S’aimer, s’éclater, s’oublier. Les situations varient. Les modes de protection aussi ».
  2.  Début 2017, un prélèvement de moelle osseuse sur un donneur régulièrement inscrit avait été refusé en raison de son orientation sexuelle. Comte tenu de la difficulté à trouver des donneurs compatibles, cette décision avait provoqué un débat public. Un an plus tard, l’Agence de biomédecine a annoncé au collectif Homodonneur que l’interdiction édictée en 1983, comme pour le don du sang, était levée pour les donneurs de moelle osseuse à compter du 15 janvier 2018 (mise à jour le 16 janvier 2018).

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