24 – Jardin extraordinaire

Si la démarche vous amuse, vous intrigue, vous captive, bref si vous vous inscrivez dans notre cheminement commun, chers rescapés de l’espèce, vous méritez cette brassée de fleurs. Elles vous sont offertes de bon cœur. #RescapesdelEspece

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         Au nom des règles de décence et de la protection de la jeunesse – qui, personne n’en doute, attend des autorités qu’elles surveillent son éveil sexuel (1) ! –, certains édiles municipaux regimbent. Leur indignation n’est pas sans évoquer celle de l’Église après que Charles VI le Fol et les seigneurs de sa suite avaient participé, selon une habitude répandue dans les cours royales européennes, à une orgie ayant quelque peu débordé dans l’édifice religieux de Saint-Denis. Pourtant, comme pour les étuves, les bonobos prolongent une tradition séculaire. Leurs ébats de plein air s’inscrivent dans un usage qui fut naguère la règle et dont témoignent les « folies » et les labyrinthes des jardins seigneuriaux. La relation sexuelle ne s’est trouvée confinée dans la chambre à coucher que par le XIXe siècle bourgeois. Les voyeurs, de ce fait, furent condamnés au trou de serrure. Marginalisés socialement, les bonobos ont été dispensés de ce huis clos. Du moins s’en sont-ils dispensé.

        Nos gardiens contemporains des bonnes mœurs mènent une chasse contre leurs lieux de rencontre. Une partie de cache-cache sans fin. Rien n’est plus simple que d’en suivre les péripéties sur le net et dans la presse locale. Au fil des dénonciations, elle fournit les localisations précises aux amateurs éventuels. Ainsi Le Midi libre (2) explique : « Sur Internet, plusieurs sites vantent l’endroit à Narbonne : La Nautique. Et plus exactement l’arboretum et l’aire de stationnement de l’ancienne table d’orientation (appelée aussi belvédère) qui domine l’anse des Galères sont, depuis longtemps, des lieux de drague homosexuelle. On s’y retrouve régulièrement pour des ébats plus ou moins discrets. Le phénomène prend, semble-t-il, une certaine ampleur. En tout cas, il est plus visible depuis l’interdiction de stationner aux abords de l’arboretum qui a déplacé les rencontres gays aux portes mêmes du hameau, dans une pinède située non loin du camping. À tel point qu’une pétition comptant 150 signatures vient d’être adressée au maire, Didier Mouly, et à la direction du parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, après une plainte déposée au commissariat. Les habitants de la charmante station balnéaire mais aussi les promeneurs et les touristes y dénoncent les exhibitions sexuelles de certains couples qui ne se dissimulent peu ou pas, aussi bien de jour que de nuit. Le sol est jonché de mouchoirs en papier, préservatifs usagés, livres pornos et autres déchets. »

         Je m’amuse de voir que cette traque se déroule dans la ville de naissance de Charles Trenet dont la notoriété est exploitée pour asseoir la renommée de la cité. La gare de Narbonne vient d’être rénovée et son hall d’accueil est désormais orné d’un immense portrait du « fou chantant ». Ces contradictions relèvent d’une tradition locale. Au XIIIe siècle, lors de la croisade des Albigeois, les autorités archiépiscopales traquaient d’autres déviants : les adeptes d’une théorie religieuse dualiste. Ce faisant, ils ont semé les graines de la Réforme puis esquissé la carte de l’anticléricalisme radical. Présent dans le nord de l’Italie et diverses autres régions d’Europe, ce concept métaphysique s’était répandu à travers la Narbonnaise jusqu’à Marmande. De nos jours, l’office du tourisme de Narbonne vend la ville sur la réputation de ces cathares qu’elle a contribué à éradiquer (3). Le cas Trenet parvient à réaliser une synthèse de ces deux périodes puisque, par allusion aux Tuileries fréquentées depuis des siècles par les « bougres », il s’est extasié devant ce jardin extraordinaire qu’il trouvait si gay.

        Qui sont ces « bougres » ? Émile Littré précise, de manière rapide et trop allusive, que ce nom était donné aux « albigeois ». Il a visé, en réalité, l’ensemble des adeptes de courants chrétiens hétérodoxes se rattachant plus ou moins à la théorie dualiste, et au premier chef les membres d’une secte bulgare, les bogomiles ou « amis de Dieu » (de bog dieu, et mile ami, en bulgare). Le terme latin bulgarus est devenu bougre (4) et, par extension, en raison de pratiques sexuelles supposées qui, selon la vox populi, seraient liées à cette hérésie, il a désigné ceux qui « se livrent à la débauche contre nature ».

        Derrière Charles Trenet (vous auriez préféré « après » ?), une large fraction du pays a entonné ce chant joyeux sans avoir conscience de sa portée exacte : Le Jardin extraordinaire. Il y avait de la joie, aux Tuileries et ailleurs, et pas seulement dans les bouteilles de Cointreau soutenant sinon la voix du moins le moral du chanteur. La France lui fut douce, en lui permettant de s’essayer au cinéma durant l’Occupation puis en oubliant ses mauvaises fréquentations. C’est François Mitterrand, fidèle resté fidèle à sa propre jeunesse, qui l’a recyclé comme tant d’autres personnages troubles de cette époque qui ne l’était pas moins, au prétexte d’ouverture sur une modernité contemporaine que Pascal Sevran illustrera en susurrant les rengaines françaises au public ébahi des maisons de retraite. Mitterrand et lui s’étaient connus dans le sillage de Dalida, lorsqu’elle appartenait au harem du premier secrétaire du PS et chantait pour lui avant certains discours, lors de son jubilé parlementaire notamment. Dalida trop souvent séduite puis abandonnée. Dalida qui s’est suicidée.


Notes :

  1. Toujours en référence à l’étude Ifop-CAM4, un quart des jeunes de moins de 25 ans a déjà participé à des Skins parties, fêtes inspirées de la série télévisée anglaise Skins, qui était diffusée sur Canal+ entre 2007 et 2014, mais demeure surtout visionnée sur le web. Le feuilleton met en scène des adolescents qui tentent d’échapper à leurs soucis familiaux, scolaires et sentimentaux par la drogue, l’alcool et le sexe. « Dans une Skins party, il n’y a ni interdits ni limites, raconte Eden, 19 ans. C’est un label de folie. Cette série a apporté un nouveau concept de soirée au cours de laquelle tout est permis. Une fois, un couple a même fait l’amour devant tout le monde. On a laissé faire. » (L’Express, 14 septembre 2009.) 
  2. 22 mai 2014. 
  3. Voir, par exemple, Cathares, la contre-enquête, Anne Brenon, Jean-Philippe de Tonnac, Albin Michel, 2008.
  4. Cf. Les bûchers de Sodome : Histoire des infâmes, Maurice Lever, Fayard, 1983.

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