29 – Les mots et les choses (1/2)

Qu’y a-t-il de plus rébarbatif que les souvenirs d’anciens combattants ? Ceux des générations qui connurent encore le service militaire. Ah, le charme des pets allumés au briquet dans les dortoirs pour la plus grande joie de la chambrée ! Analement vôtre. Vous constaterez, rescapés de l’espèce, que, si les miens entrent sans doute dans cette catégorie, ils sont un peu décalés. #RescapesdelEspece

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Michel Faucher

        Les derniers feux de Mai 68 venaient de s’éteindre quand Michel me proposa d’aller dîner à la Mendigotte. Pourquoi et comment étais-je entré dans sa vie, lui seul pourrait l’expliquer, parler de ce premier jour. Il avait quitté le poste de garde, à l’entrée principale de l’École militaire, pour venir vers moi à proximité du bureau du vaguemestre où j’allais récupérer le courrier destiné à l’École des officiers de réserve du service d’état-major (ORSEM). L’origine et la nature exacte de son intérêt demeureront un mystère. Je devrais écrire une grâce. Quand il a commencé à s’avancer, j’ai reculé. Quand il m’a souri, j’ai détourné la tête. Quand il m’a parlé, j’ai biaisé. Il ne s’est pas démonté et n’a jamais cessé de sourire.

       Jour après jour, tranquillement, il m’a apprivoisé, réglant dans mon dos avec l’autorité militaire les conflits – générés par mon excès de rigidité – qui menaçaient de m’engloutir. Je n’ai jamais pu obéir à un ordre si je n’en appréhende ni le sens ni la portée. La culture des armées est autre. Cette incompréhension réciproque pouvait, sinon basculer dans le drame, du moins engendrer des conflits sérieux.

       J’étais à deux doigts de m’asseoir dans la cour, en refusant de continuer à produire le moindre effort si aucune explication ne m’était fournie sur l’objectif poursuivi et les moyens de l’atteindre. Michel, son inaltérable sourire aux lèvres, m’a réconforté, remis en mouvement. Rien ne paraissait pouvoir modifier son humeur, ébranler son aplomb. Alors qu’une caserne, même « civilisée » comme pouvait l’être l’escadron des services de l’École militaire, se prête mal à la sérénité, que les frustrations y sont nombreuses et les rancœurs tenaces, rien ne semblait l’atteindre.

       En compagnie du fourrier Christian Astuguevieille (1), il avait su s’entourer d’une sorte de cour ondulante à laquelle je ne me serais, pour rien au monde, intégré. J’étais un militant politique, que diable ! En réalité, j’étais au placard et je n’entendais pas en sortir. Michel bénéficiait de la sollicitude du commandement depuis qu’il avait démasqué un faux colonel au milieu du flot continu d’officiers qui entrent et sortent de cette enceinte. En charge du poste de garde principal, là où n’importe lequel d’entre nous se serait laissé impressionner par les galons, il avait, avec son imperturbable sourire, exigé une pièce d’identité. Quitte ou double ? Le visiteur prétendant faire acte d’autorité, il avait répliqué sur le même registre et avait fait procéder à son arrestation. Qui parmi nous aurait osé ? Personne, je pense. Il avait vu juste. Le colonel, en grand uniforme, n’était qu’un imposteur. Un cas qui relevait davantage de l’hôpital Sainte-Anne que des tribunaux, mais nous ne l’apprendrions que plus tard.

        À compter de cet exploit, tout lui avait été permis ou presque. Il m’en fit bénéficier sans me le dire, sans que je m’en rende compte, sans que nous nous connaissions au-delà de l’identification visuelle. Nous cohabitions, nous appartenions au groupe qui, à peine l’appel matinal terminé, se précipitait au bar du coin de l’avenue Duquesne et de l’avenue de Tourville pour siroter un vrai café, en attendant l’ouverture des bureaux. Notre convivialité s’arrêtait là : un simple voisinage de zinc.

       Il passait ses nuits à jouer aux cartes, au poker, alors que la politique emplissait les miennes. Il roulait en Simca 1000 et m’apparaissait comme l’exemple du Parisien bien qu’il fût banlieusard, alors que je n’étais qu’un provincial déraciné n’ayant pour repères que les noms des stations de métro. Mon Paris était souterrain, triste et pseudo-révolutionnaire ; le sien était lumineux, peuplé de musées, de cinémas et de cafés joyeux. Je hantais les gymnases glacés de banlieue pour de lugubres congrès pendant qu’il courait les music-halls. Comment nos routes auraient-elles pu se croiser ?

       S’il m’avait hélé ce jour-là, ce n’était que pour savoir comment il pourrait devenir journaliste. Je venais, à mon tour, de connaître un moment de gloriole. La sienne résultait d’un exploit militaire, la mienne découlait, pour une mince frange d’appelés, d’un billet signé de mon nom paru en première page du Monde (2), là où s’exprimait d’ordinaire Robert Escarpit. J’y jouais, en intello amateur, avec Les mots et les choses (3) de Michel Foucault.

        De ce premier tête-à-tête, tout n’a pas découlé puisque je demeurais sur la réserve, mais le dialogue était engagé. Il n’allait plus s’interrompre. Pendant trente ans. Michel a reposé l’uniforme deux mois avant que je ne l’abandonne à mon tour. L’aventure dans laquelle nous nous étions engagés allait-elle s’achever ? Sans formation ni profession, il s’était laissé embarquer dans une galère : vendre des encyclopédies au porte-à-porte dans la région lyonnaise.

     Chaque jour je lui écrivais, chaque jour je me rendais plein d’espoir chez le vaguemestre pour quêter une réponse qui ne venait pas. Ou rarement, trop rarement. Il tentait de survivre avec ses compagnons d’infortune, un jeune couple dont il avait séduit les deux composantes. Tandis qu’il gérait ce triolisme en cherchant à vendre des encyclopédies, existais-je encore ? Sans doute, aussi longtemps que je me manifesterais.

       Quand il fut dans la dèche complète, je suis allé mendier une avance sur une brochure que j’étais en train d’écrire pour le parti socialiste SFIO, afin de le rapatrier sur Paris. Mon camarade d’équipée à la tête des Étudiants socialistes, Claude Duval, nous est venu en aide. Il a rétrocédé à Michel un poste de chargé de mission auprès d’un comité d’études sur les transports et le temps de travail dans la région parisienne, pouvant lui mettre le pied à l’étrier.

          Encore fallait-il que cette candidature soit agréée par le sous-préfet André Sudre, ancien chef de cabinet de Guy Mollet à Matignon, qui dirigeait la structure. Costume cintré, col anglais et cravate, le postulant s’est présenté, hypertendu, à l’entretien d’embauche. À peine l’échange engagé, il s’est évanoui. Il fera merveille dans le poste. Pour fêter l’événement, Claude Duval nous a offert notre premier week-end d’amoureux dans une auberge de la région parisienne. Après cet intermède, nos destinées étaient liées à jamais.


Notes :

  1. Devenu un créateur connu (meubles de cordes) et un sculpteur. À la manière d’un de Lattre rectifiant, lorsqu’il était ainsi désigné, par un sonore : « de Lattre de Tassigny », il précisait lui aussi, après son patronyme initial, d’autres identités qui s’achevaient par un éblouissant « .…de Soubirous », puis après un temps d’arrêt : « la famille de la sainte ».
  2. 27 juin 1968.
  3. Gallimard, 1966.

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