35 – Etre ou ne pas être

Costard (offert), cravate (offerte aussi sans doute), l’air d’un notaire de province échappé du XIXe siècle, Choupette nous avait bien roulés dans la farine avec sa « bonne apparence ». Un coup à le faire passer par le divan. #RescapesdelEspece

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« Choupette »

       Parmi les opposants à la mesure de dépénalisation de l’homosexualité défendue par le gouvernement de Pierre Mauroy figurait le jeune François Fillon, âgé de moins de trente ans et tout juste élu à l’Assemblée nationale. Il venait de récupérer les mandats électoraux de son mentor Joël Le Theule, dont il fut l’assistant parlementaire avant de le suivre dans ses cabinets au fur et à mesure de la carrière ministérielle de ce dernier. Le Theule dont « les penchants », comme on disait alors, étaient de notoriété publique. Du moins le sont-ils devenus dans le landerneau parisien lorsque, au moment de l’affaire Markovič (1), le secrétaire d’État Jacques Chirac, dévoué corps et âme à Georges Pompidou et soucieux de faire cesser les mises en cause le concernant, avait interpellé son collègue en charge de l’Information, Joël Le Theule, d’un légendaire : « Si ça continue, y’a des pédés qui vont le sentir passer ! » Un propos qu’il n’avait pas été le dernier à colporter ensuite.

       Ce qui n’a facilité ni la carrière de Le Theule, ni celle du jeune homme qui se déplaçait dans son sillage. La rumeur qui courait sur le mentor ne pouvait épargner le protégé. Interrogé sur ce passé durant sa campagne présidentielle, François Fillon a confirmé : « Évidemment. Je l’ai toujours su. Ça circulait contre moi, pour me nuire ; ça ne m’a pas bouleversé. C’est Chirac qui racontait ça, que j’étais homosexuel. Séguin était allé lui dire d’arrêter (2). »

        Pour François Fillon la rumeur n’était pas nouvelle. À en croire l’enquête d’un journaliste des Inrocks, Julien Rebucci (3), durant ses études chaotiques, entre 1969 et 1972, chez les jésuites de Notre-Dame de Sainte-Croix, au Mans, il avait été surnommé « Choupette ». Il était devenu « la tête de turc d’une partie de la classe » et l’objet de « railleries homophobes » en raison d’un maniérisme jugé efféminé par ses camarades tandis que son professeur d’éducation physique parle d’« un manque de virilité ». La rumeur a repris et a cheminé de manière non explicite derrière le Penelopegate.

        Avant le premier tour du scrutin présidentiel, le psychanalyste Jacques-Alain Miller a fait le choix de « défendre », à sa manière, le candidat, au nom de « la solidarité due à un “frère humain“ (François Villon) quand on le voit risquer, endurer tout, avec un courage, une ténacité admirable, plutôt que de renoncer à son désir (4). » Il ne faut pas prendre cette référence au désir comme la réalisation de caprices égoïstes. L’ombre de l’inévitable beau-père, Jacques Lacan, se profile derrière ce propos, lui qui, à la fin de son séminaire L’Éthique de la psychanalyse (5), disait : « Je propose que la seule chose dont on puisse se rendre coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir. » Ce que la psychanalyste Isabelle Dhonte explicite en soulignant que « ne pas céder sur son désir » est l’équivalent paradoxal de « céder à son désir ». En effet, poursuit-elle, « ne pas céder sur son désir, c’est rompre le pacte entre désir et raison. Ce n’est plus mettre la volonté au service d’un certain apaisement. En quelque sorte, on ne biaise plus ».

        Quand, au milieu d’une défense d’autant plus brouillonne qu’elle était désespérée, François Fillon a fait référence au suicide de Pierre Bérégovoy après son départ de Matignon, les condescendantes protestations offusquées que ses propos ont suscitées demeuraient au niveau de polémiques politiciennes. Elles ne prenaient pas en compte le psychisme humain. Car, dans le refus de céder sur son désir, relève Isabelle Dhonte (6), « la perversion est probable si n’est pas entendu le paradoxe de la castration, mais au contraire, son évitement, et si n’est pas entendu dans le désir, parfois, l’enjeu d’une mort réelle ».

          Jacques-Alain Miller avait titré son article : « Fillon n’est pas un homosexuel ». Une affirmation qui ne peut manquer d’interpeller. Sans doute voulait-il trancher le débat souterrain et dire qu’un homme qui refuse de renoncer à son désir n’aurait pas tourné le dos à son orientation sexuelle, si elle avait été telle. Je me suis à nouveau reporté à l’article d’exégèse d’Isabelle Dhonte. « En quoi le désir peut-il être objet de la volonté ? s’interroge-t-elle. Nous opterions plutôt pour le définir comme un penchant naturel. Ne s’enracine-t-il pas dans le besoin ? Nous désirons ce qui nous satisfait mais aussi ce qui nous est nécessaire. Le désir tire son énergie naturellement de ces besoins vitaux plus que par un acte extérieur de la volonté. Son temps est celui du différé, de la projection, et sa présence est de l’ordre d’une présence hallucinée. Le désir est toujours désir de, désir de quelque chose ou de quelqu’un. »

              En dépit de, à moins que ce ne soit à cause de, ces épisodes qui ont marqué sa jeunesse puis les débuts de sa carrière politique, François Fillon n’aura montré aucune indulgence pour l’homosexualité. Il a préféré camper le personnage de « père la morale », comme il le fera ensuite de « père la rigueur » avec le succès que l’on sait. Dans l’un des deux cas au moins il y avait tromperie sur la marchandise.

           La biographie de Rebucci illustre que, dès son enfance, François Fillon a témoigné d’une relation complexe avec la vérité. Lorsqu’il était en concurrence pour la candidature présidentielle avec Alain Juppé et Nicolas Sarkozy et que les sondages le situaient derrière eux, il n’avait pas lésiné sur les références à l’éthique et à la transparence afin de fustiger les déboires judiciaires de ses rivaux, déplorant le manque de pugnacité de la presse sur ces questions. « Ce que je critique, c’est la manière dont le système politico-médiatique passe sur toutes ces affaires (7) », avait-il lancé. François Fillon en appelait au devoir d’exemplarité, en déclarant : « Ce sentiment que les hommes politiques sont impunis quand ils commettent une erreur, c’est un très grand handicap pour rétablir l’autorité de l’Etat (8). » Si les bonobos ne savent pas résister à l’appel de leur nature profonde, il en va de même pour les tartuffes.

            Trente-cinq ans après son refus de la dépénalisation, candidat à la présidence de la République, Fillon s’est trouvé contraint de revoir sa position sur l’homosexualité. « Je ne voterais pas pareil aujourd’hui, a-t-il expliqué lors de l’Émission politique (9). Le contexte, le débat sur les mœurs n’était pas le même. Mais surtout, il faut se rendre compte qu’en 1981 on est dans une guerre sans merci avec la gauche qui vient de nationaliser les banques, qui vient de nous imposer des réformes extrêmement brutales. Donc, on vote contre tout. » « Et cela au nom de votre idéologie », aurait pu dire Jean Foyer.

              Si je comprends bien, ce n’était pas vraiment Galilée qui repassait en procès lors de la dépénalisation de l’homosexualité. Qu’importait le contenu des textes, qu’importait la vie des individus, qu’importaient les sentiments d’humanité, seul le conditionnement partisan pavlovien primait. Une fois de plus.

                 C’est vrai en sens inverse. Comme lorsque la gauche, par exemple, a supprimé les conseillers territoriaux, qui fusionnaient les élus régionaux et départementaux, créés par le gouvernement Fillon. Le PS s’est comporté en syndicat d’élus. Corporatisme, quand tu nous tiens ! Toute honte bue également, Jean-Claude Gaudin s’est lui aussi prononcé contre le texte dépénalisant l’homosexualité. Il est vrai qu’il multiplie les pèlerinages à Lourdes. Peut-être a-t-il de nombreux péchés à se faire pardonner. « Je suis une vraie grenouille de bénitier », dit-il de lui-même. Et Brice Hortefeux ponctue en estimant que Gaudin « connaît mieux la carte épiscopale que la carte électorale (10). » Ce qui, dans le cas du maire de Marseille, n’est pas peu dire.


Notes :

  1. Après la découverte, le 1er octobre 1968, du corps de Stevan Markovič, garde du corps et homme à tout faire d’Alain Delon, des rumeurs ont commencé à circuler dans Paris, sur la base de photos trafiquées, impliquant l’épouse de l’ancien Premier ministre, Georges Pompidou, dans des ébats sexuels lesbiens lors de soirées libertines. Pompidou a toujours été persuadé qu’il s’agissait d’une opération montée par ses adversaires pour l’empêcher de briguer la succession du général de Gaulle.
  2. Entretien avec Claude Askolovitch, Vanity Fair, 4 mars 2017.
  3. Je ne suis pas un saint, L’histoire du jeune et mystérieux François Fillon, éd. La Tengo, 2017.
  4. La Règle du jeu, 10 avril 2017.
  5. Cf. Le Séminaire, VII, 1960, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986
  6. Le désir dans la subversion lacanienne du sujet : « Ne pas céder sur son désir », La Revue lacanienne 2010/1 (n°6), p. 121-128. 
  7. Franceinfo, 2 septembre 2016.
  8. 30 octobre 2016.
  9. France 2, 27 octobre 2016.
  10. Cité par Anne Fulda, in Le Figaro, 28 mars 2014.

2 commentaires

    • J’explique : l’auteur se réfère au(x) texte(s), cherche des compléments, des références, interroge le cas échéant les « sachants » capable de l’éclairer sur le sujet, tente d’élaborer une synthèse des informations rassemblées. En quelque sorte, ce travail de commentaire pourrait être assimilé à celui du talmudiste, rabbin ou chercheur, étudiant le Talmud, le Midrash et la Halakha. Sauf qu’il ne s’élève pas vers l’éther mais se penche vers le sexe. Faut-il que j’en dise davantage ?

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