57 – Le système (2/2)

De Nicolas Sarkozy à Manuel Valls, ne vous leurrez pas, rescapés de l’espèce, ils sont tous « en marge ». Je ne veux pas dire qu’ils ont raté la marche. Certes, ils n’ont pas réussi à se mettre En marche !, mais ils symbolisent le courage des pionniers qui osent sortir du « système » et le combattre. Ne vous marrez pas comme ça ! Ce n’est pas charitable. Ils vous l’ont dit : le système c’est vous, le système c’est nous. #RescapesdelEspece

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Jamel Debbouze et François Hollande

      Au-delà des codes et du rituel, la table est plus qu’un lieu, c’est un enjeu professionnel majeur. C’est dans cette communion formalisée que se tissent les liens, que se négocient les ententes, que se préparent les accords qui pèseront sur le fonctionnement de la société. Les dîners parisiens sont rarement désintéressés. Et ils sont innombrables. Du Siècle au Maxim’s Business Club en passant par d’autres clubs divers et sans oublier la Revue des deux mondes, ils s’institutionnalisent. Chacune de ces rencontres avalise une complicité, offre un cadre de discussion, abrite un compromis.

          Dans les métiers de la communication comme la presse et l’édition, la table est un outil de travail. Pour certains auteurs c’est à l’occasion d’un repas que se joue l’essentiel. Je pense à mes rendez-vous avec Pierre Messmer, mais aussi avec Me Jacques Vergès. Je prenais le bus de la ligne 68 au bout de la rue Huyghens, qui me déposait place Clichy, à deux pas de son cabinet encombré d’art africain. Après quelques propos divers et plaisanteries vachardes sur l’un ou sur l’autre en fonction de l’actualité du moment, nous nous mettions en route pour sa cantine, le restaurant « Charlot ».

      Trottinant derrière son volumineux cigare, il poursuivait un bavardage qu’il interrompait chaque fois que nous passions à proximité d’une des nombreuses prostituées du quartier. Il la saluait par son prénom en prenant des nouvelles. En retour, il recevait du « Maître » long comme le bras. Il savourait cette forme de popularité, fruit de sa longue rupture avec les codes sociaux dominants, en ne pouvant s’empêcher de regretter une reconnaissance plus large de ses talents.

         Lui qui fut soupçonné des plus noirs complots durant sa longue carrière, en voyait sans cesse le visant et cherchant à menacer soit sa réputation soit même sa vie. Notre comique de répétition se résumait à son affirmation « Si, si, je vous assure, Mitterrand a bien voulu me faire assassiner », ressassée en dépit des dénégations de l’ancien conseiller du Premier ministre de l’époque. Il était le plus narcissique des maîtres du barreau où ce trait de caractère est pourtant constitutif de la fonction.

      Pour ce qui concerne le repas professionnel, mieux vaut éviter des sommets gastronomiques car, soit l’objet de la rencontre s’en trouve sacrifié, soit la concentration dans la dégustation fait défaut. Le but premier étant l’échange, c’est lui qui doit être privilégié. Il faut ce face-à-face sans règles strictes, où on ne sait jamais quel statut exact a la parole. Est-ce du off-on ou du off-off ? Implicitement les propos ne peuvent être reproduits, mais ils peuvent être exploités. Tout dépend de la manière dont il en est fait usage. L’un seul en juge, mais l’autre validera ou non, selon les effets produits par ses confidences calculées.

          C’est cette relation qui est dénoncée comme de la connivence. C’est à cause d’elle que les commentateurs politiques sont cloués au pilori par les gardiens de l’éthique, tel le spécialiste – contesté – de l’analyse des images télévisuelles, Daniel Schneidermann (1), qui se présente sur Twitter comme un « envoyé spécial dans la post-vérité, avec petite boussole et torche antibrouillard ». La véritable dérive me paraît résulter de la pratique, hier condamnée mais désormais généralisée, des citations non sourcées. Faire tenir un propos à un ministre, député ou conseiller anonyme permet toutes les manipulations. J’y vois une forme de corruption plus préoccupante que des repas partagés.

           Pour le reste, les diatribes ciblant les diverses composantes de l’univers politique relèvent d’une lutte donquichottesque contre des moulins à vent. Comme si l’ensemble des relations sociales ne pouvait être englobé sous le vocable « connivence ». Pour se restreindre au seul univers des médias, il n’existe ni plus ni moins de complicité corruptrice entre les journalistes spécialisés et le personnel politique que ce qui s’observe entre les représentants des organes de presse et les autres milieux dont ils ont la charge : automobile, économie, justice, police, édition, arts, spectacles, sports… Tous les sportifs qui, à la fin de cette première carrière se reconvertissent en consultants n’ont-ils pas négocié des relations amicales avec les supports vers lesquels ils ambitionnent de se replier lorsque leur corps ne sera plus capable de fournir les efforts exigés ?

           Que dire de cette autre forme d’immoralité, propre à l’intelligentsia littéraire, qui mêle les fonctions de critique, juré dans les prix et membre de comités de lecture ? Les renvois d’ascenseur peuvent s’y observer. Ce n’est pas une excuse, seulement un constat. Il suffit de suivre les transmissions des conférences de presse d’après-matches, pour constater qu’entraîneurs de football et journalistes se tutoient. Le « journalisme d’investigation » préfère soigner ses entrées au ministère de l’Intérieur et au Palais de justice. Telle la moule sur son rocher, le journaliste ne prospère que par les liens qu’il tisse avec le milieu sur lequel il s’est greffé.

      Si le mandat présidentiel de François Hollande a dérapé au point que le président s’est rangé parmi les commentateurs, c’est parce qu’il a lui-même bousculé la hiérarchie. Du temps de François Mitterrand, ceux que l’on nommait « les visiteurs du soir », ceux qui se rendaient à l’Élysée pour murmurer à l’oreille du chef de l’État dans l’espoir d’infléchir sa politique, se recrutaient parmi les chefs d’entreprise, au sein du monde économique. Sans réelle surprise, l’un des anciens rédacteurs qui souffrait, à l’Elysée, aux côtés de Gaspard Gantzer qu’il nomme « le petit chose de la communication », a témoigné que ceux qui ont rendu visite à Hollande se recrutaient dans un autre univers. Pierre-Louis Basse évoque les « Giesbert, Joffrin, Julliard, Colombani », sans oublier « l’indéboulonnable Orsenna ». Les quelques signatures constituant l’écume qui surnage sur le brouet formé par la cohorte des chroniqueurs des chaînes d’information continue et leur « notoriété de carton-pâte ». « Une immense bauge collective, écrit Pierre-Louis Basse (2), dont on ne sait plus très bien jusqu’où cette baraque médiatique précipitera la société française. » Il conclut, accablé : « Il aurait suffi que ce président méprise la vie médiatique pour que les Français finissent par l’aimer. »

           Un diagnostic certainement optimiste pour l’objectif mais qui n’est pas erroné. La meilleure preuve en est qu’un autre flâneur de l’Élysée, Emmanuel Macron, en a tiré des conclusions et se tient à distance de la bauge. Il avait prévenu dès avant son élection à la présidence de la République : « Les journalistes s’intéressent trop à eux-mêmes et pas assez au pays. Ils disent à mon sujet : “Il ne veut pas jouer avec nous.” Eh bien non, je ne veux pas jouer avec eux. Franchement, il y en a qui sont à la déontologie ce que Mère Teresa était aux stups. Ils me donnent des leçons de morale alors qu’ils sont dans le copinage et le coquinage depuis des années (3). »

       S’agit-il du fameux « système » que chacun dénonce lors des campagnes électorales et prétend combattre ? N’est-ce qu’un terme passe-partout, une facilité langagière, un trompe-l’œil derrière lequel se cachent les pratiques les plus traditionnelles ? Sa dénonciation sur la scène médiatique permet de poursuivre en toute quiétude, dans les coulisses, les tractations usuelles sur le mode « passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné (4) ». Un système très « macronien » en ce sens qu’il n’est ni de droite ni de gauche mais et de droite et de gauche.

          Entendre François Fillon entonner le refrain de la dénonciation du « système » durant sa campagne présidentielle était d’autant plus piquant qu’une des meilleures illustrations en est offerte par son ami et protecteur Marc Ladreit de Lacharrière. Comme Bernard Arnault (5), qui avait pourtant cru devoir fuir la France après le succès électoral de la gauche en mai 1981, il doit le démarrage de sa fortune aux embardées de la politique économique des socialistes, sous l’autorité de François Mitterrand. Les nationalisations puis les privatisations ont plus fait pour certains enrichissements privés que pour l’avenir du pays (6).

        Ensuite, l’exploitation de « cultureux », en permanence à la recherche de trois sous pour boucler un budget, peut aider à ouvrir des portes. Comme l’a dit, non sans humour, le directeur du festival d’Avignon, Olivier Py : « Vous savez, le théâtre, c’est entre jardin et cour. Donc un homme de théâtre est toujours courtisan (7). » Ces contempteurs d’un « système » qui les fait vivre constituent une passerelle directe vers un pouvoir « de gauche » se piquant d’intellectualisme. Un mélange des genres – dans tous les sens du terme – qui a fait la fortune politique et médiatique de Jack Lang.

         Quand Ladreit de Lacharrière a financé les activités de Jean-Michel Ribes ou de Jamel Debbouze, il visait plus François Hollande que les prestations de ces artistes. Et si, durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, la remise d’un des innombrables prix qu’il a créés (8), celui de « l’audace créatrice » (sic), n’a pas été effectuée à l’Élysée mais à Matignon, sans doute est-ce parce que l’occupant des lieux était un certain François Fillon. Auparavant, Ladreit de Lacharrière muni de son chéquier s’était penché avec bienveillance sur la fondation Agir contre l’exclusion parce qu’elle avait été lancée et servait de tremplin à Martine Aubry.

        La France décerne plus de prix littéraires qu’il n’y a de jours dans l’année. Le problème ne consiste pas à en obtenir un mais à le faire savoir puisque la plupart d’entre eux ne signifient rien. On ne sait plus si le prix distingue un auteur ou s’il cherche à émerger de la masse indistincte en s’accrochant à un nom connu.

         Et que dire des non moins nombreux festivals, de cinéma, théâtre, musique ou autre, financés par les collectivités locales ? La plupart n’existent que pour faire plaisir à une célébrité, souvent relative, ayant des attaches locales. L’occasion pour les copains de venir passer un week-end peinard aux frais de la princesse. Karl Zéro a été pris les doigts dans le pot de confiture avec son Festival international du film culte (9) offrant un séjour à Trouville aux Yann Moix, Laurent Baffie et autres  Jacques Séguéla… tandis que, dans la lignée de la famille Fillon, femme et enfants de l’initiateur émargeaient au titre de l’organisation. Système ! Système ! Est-ce qu’ils ont une gueule de système ?


Notes :

  1. Il dirige depuis une petite décennie le site arretsurimages.net
  2. Le Flâneur de l’Élysée, Stock, 2017.
  3. Cité in Philippe Besson, Un personnage de roman, Julliard, 2017.
  4. Rien de commun avec le « C’est pas “passe-moi la salade, je t’envoie la rhubarbe” » qu’avait cru pouvoir citer, dans l’une de ses habituelles approximations, Nicolas Sarkozy au journal de 20 heures de France 2, le 7 décembre 2015.

  5. Bernard Arnault est la première fortune de France et la 11e fortune mondiale selon le magazine Forbes.

  6. Cf. Le Repas des fauves, comment la gauche et la droite ont fabriqué une nouvelle génération de capitalistes, Fabrizio Calvi, Thierry Pfister, Albin Michel, 2000.

  7. France inter, 3 juillet 2017.
  8. Et dont certains, selon l’adage que « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute », semblent n’exister que pour faire une fleur, année après année, à des journalistes ou des politologues connus sur la place afin de mieux garantir le fromage du généreux pourvoyeur. Une méthode comparable aux notes de lecture généreusement réglées à Penelope Fillon.

  9. Le Canard enchaîné, 11 octobre 2017.

2 commentaires

  1. Merci. La Narbonnaise et de manière plus générale l’Occitanie n’échappent pas au phénomène. Il suffit de vous lire sur https://contre-regard.com/ pour retrouver la description de comportements similaires. Je ne pense pas que 2018 fera exception. Bonne année néanmoins.

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