158 – L’autre messe dominicale

L’écriture est ici notre mode de communication, rescapés de l’espèce, mais vous savez que la parole peut suppléer dans d’autres contextes. Elle se gère de manière différente selon les cadres et les auditoires. Jusqu’au jour où elle disparaît derrière l’impératif du spectacle. Alors remontent les angoisses de la scène. #RescapesdelEspece

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Exemple d’orateur disant la messe

              À défaut des universités officielles, il est possible de se rabattre sur leurs homologues « populaires ». Il n’a pas été nécessaire d’attendre Michel Onfray pour qu’elles fleurissent, même si elles n’ont sans doute pas le dynamisme de leur antenne caennaise. Pour des raisons que je peine à identifier clairement, sans doute parce que des motivations diverses s’y mêlaient, Pierre Mauroy avait souhaité qu’une fois tous les deux ans je vienne faire une conférence à Lille, dans ce cadre.

              Les rencontres dominicales de l’Université populaire de Lille se tiennent dans la grande salle de l’Opéra et constituent, pour les laïcs, l’équivalent des grand-messes qui se déroulent à proximité, à la cathédrale Notre-Dame de la Treille. Mauroy voulait maintenir un lien, c’est certain. Me faire plaisir, sans doute. M’établir sur la place, peut-être. Étudiant, je m’étais rendu quelques fois à cette manifestation, lorsque l’affiche correspondait à mes centres d’intérêt, mais son caractère massif, solennel, endimanché, en un mot froid, ne m’avait pas séduit. J’avais eu à préparer deux conférences de ce type pour le Premier ministre, l’une sur l’hôtel de Matignon et l’autre sur Vauban, les deux à caractère historique et architectural. Elles avaient l’avantage d’être soutenues par des projections. L’exercice avait été intéressant.

              La première prestation que j’ai effectuée sur la scène de l’Opéra de Lille fut précédée de nuits d’insomnie, de crampes d’estomac, d’angoisses et de suées… Ce qui se résume en un mot : le trac. Le bâtiment est impressionnant. Il est situé derrière la Grand-Place et sa Vieille Bourse. De mes années d’études lilloises, je conserve pour cette Vieille Bourse une tendresse particulière. Exemple d’architecture de la Renaissance flamande, quand Lille était sous la domination espagnole, son patio s’ornait à « mon époque », en son centre, de la seule statue d’un Napoléon 1er impérial avec, à ses pieds, un pain de sucre de betterave et de la filatre du lin. Le blocus continental anglais, en raréfiant la canne à sucre, a ancré la fortune des grasses plaines du Nord. Après restauration, cette œuvre d’Henri Lemaire a été déposée Palais des beaux-arts de la ville.

            L’Opéra m’est toujours apparu étranger, oppressant. Sa salle est vaste, très vaste, si vaste. Pleine, à l’opposé de coulisses désertes et qui sonnaient creux puisque le personnel mobilisé pour un simple conférencier se réduisait à peu. Elles n’en constituaient pas moins l’ultime rempart. Ensuite, débutait la marche vers l’abîme. Il faut avancer seul, dans la lumière, pour traverser cette scène qui n’en finit pas. Comme elle est loin, cette table drapée d’un velours beige. Le public se situe dans un autre univers. La relation presque charnelle qui se ressent à une tribune au contact de l’auditoire n’existe pas. Les derniers raclements de gorge s’éteignent. Un signe de tête pour les saluer, auquel répondent des applaudissements. Mesurés. S’asseoir, s’éclaircir brièvement la voix et se lancer.

              Sexe et animalité, fonctionnement cérébral et animalité, nous avons déjà abordé ces points. L’expression publique, elle aussi, n’échappe pas au rapprochement. Un communicant reconverti en fabuliste s’est livré à l’exercice :

« La grenouille coasse, quand le maire jacasse
   L’étourneau pissote, le député pipote
   Quand l’adjoint baratine, la mésange titine
    La belette, elle, belotte, mais le ministre, lui, blablate
    Si le dindon gloulotte, le conseiller complote
    C’est le rat qui chicote, le secrétaire ergote
    Le bélier blatère, le dircab déblatère
    Le chien jappe. Et que fait l’attaché ? Il jacte
    Le bouc chevrote, le sénateur radote
    Et que fait la cane ?
    Elle fait mieux,
    Elle plagie ces messieurs,
    Elle cancane [1]! »

               J’ignore où me situer dans pareille énumération. L’exercice auquel j’étais confronté ne ressemble ni à une prise de parole dans une A.G., ni à un discours de congrès, ni à un cours, répertoire que je maîtrise. La prestation se joue en demi-teinte devant un public passif et peu impliqué. Il ne s’est déplacé ni pour le sujet traité ni pour l’orateur, mais en fonction d’un jeu social local. Il s’agit d’une représentation, d’un spectacle dont je ne suis que le prétexte. Bien que s’intitulant « université populaire », l’assemblée ressemble furieusement à un forum de notables.

              Ils sont là dans le but de se montrer, se jauger, se toiser. Après la conférence, lors de la réception qui constitue le seul véritable enjeu, ils mèneront les divers trocs qui justifient leur présence. J’aperçois la silhouette massive de Pierre Mauroy au centre des premiers rangs de l’orchestre. Sa présence produit un double effet : elle me rassure par son caractère familier et elle déplace le centre de mes angoisses. Je pense moins à l’échec et davantage au fait que je ne dois pas le décevoir.

              Lui et moi connaissons par cœur cette version light de nos trois années de séjour à Matignon que je suis venu égrener. La version hard, nous ne l’évoquons presque jamais. À quoi bon ? D’ailleurs, nous n’en avons pas la même perception. Celle de Pierre Mauroy est plus dense, plus complète, plus rude. Je n’en connais qu’une part, celle que j’ai vécue à ses côtés, mais aussi celle qu’il m’a racontée au fil des jours. Il demeure d’autres versants, dont Michel Delebarre, Jean Peyrelevade, Majo Pontillon ou Jean Le Garrec, par exemple, sont ou ont été dépositaires. Enfin, et sans doute surtout, demeurera ce qu’il a choisi de conserver par-devers lui.

                La conférence avance. Je ne m’en sors pas si mal. Le public n’a pas décroché, même s’il ne s’est pas esclaffé d’un bout à l’autre. Ah, si l’Université populaire de Lille et son cérémonial dominical à l’Opéra, avaient pu ressembler à la mère de Miguel, à Felisa Olcese, m’écoutant lui raconter, à ma sauce, les programmes de la télévision française, de quel accueil n’aurais-je pas bénéficié !

             Reste à subir le pince-fesses qui constitue d’ordinaire ma pire hantise tant je hais ce type de parade sociale. Ce jour-là, après l’épreuve de la conférence, je m’y suis senti presque en récréation. Le temps passant, j’ai oublié le trac et lorsque est venu le moment de négocier la date et le sujet d’une nouvelle prestation je suis reparti pour un tour. En traitant de la communication, je demeurais sur des terres familières. Lorsque la date s’est approchée, les insomnies ont repris, les crampes d’estomac, les angoisses, bref toujours ce trac.

            Comme lors de la précédente conférence, le paroxysme a été atteint dans le train entre Paris et Lille. J’étais littéralement malade. À nouveau l’Opéra, cette scène à traverser, ce public qui attend, passif. Il n’y aura pas de troisième fois. Je déclare forfait. Le confort de l’estomac passe avant la satisfaction de l’ego.


Notes :

[1] « Le langage des animaux et le langage des hommes », Philippe Pouget, Politicus Mediaticus, fables, Les Éditions du Panthéon, 2017.

 

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