Puisqu’il paraît qu’à l’exemple des dinosaures nous sommes menacés de disparition, puisqu’on nous répète que le bonheur est sinon dans le pré du moins loin des pollutions citadines, nous ne faisions qu’anticiper en cherchant refuge dans une ruine. N’est-ce pas ce que font à l’heure actuelle, parmi les décombres de Canal+, les gloires déchues de l’audiovisuel ? Allons, les rescapés de l’espèce, plus qu’un effort et nous allons nous en sortir ! #RescapesdelEspece
« Et ton seringa, le Pounet ? Toujours des pucerons ? » Avec un accueil de ce type, le lundi matin, Noël Bergeroux était certain de son effet. Comme toute collectivité, le service politique du Monde possédait, en ces années 1970, ses éléments de comique de répétition.
Le seringa de la maison de Michery était l’un d’eux. Au retour d’un week-end j’avais eu la malencontreuse idée de faire part de ma préoccupation à propos de nos plantations au « chouette tas de chic copains ». Autre formule ironique de Bergeroux pouvant s’appliquer à gouvernements, formations politiques ou divers services de la rédaction du Monde au gré de la conversation. La notoriété amicale de ce lieu illustre l’importance qu’il a eue. Quand, à l’occasion d’une rencontre avec l’un ou l’autre des survivants de ces années, la référence surgit c’est sur le registre du paradis perdu. Ils conservent le souvenir d’une sorte de phalanstère où chacun était chez lui. Ce miracle n’a été possible que grâce à Michel Faucher. Il en était l’âme.
Pour nous trois aussi ce havre fut essentiel dans la conquête de notre équilibre. Chacun à notre manière, nous avons effectué dans cette maison un investissement affectif important. Nous imaginions y vieillir ensemble. Nous parlions de cet avenir, nous pensions que, cette heure venue, nous pourrions posséder chat, chien, cheval. Nos tentatives animalières précédentes avaient tourné court.
Les canards s’étaient envolés et répandus dans le village. Certains nous avaient été rapportés. Les autres avaient disparu. « Ils se sont posés sur l’étang et ont été mangés par le renard », nous ont affirmé quelques villageois qui m’ont semblé bien assurés que nos volailles avaient terminé dans un estomac.
Quant aux pigeons blancs, acquis à prix d’or dans une boutique animalière du quai de la Mégisserie, à Paris, ils ont apprécié leur vaste volière et s’y sont reproduits. Nous avons cru pouvoir leur ouvrir afin qu’ils puissent communiquer avec l’extérieur. Les retours de vagabondages s’effectuèrent sans difficultés. La surprise est venue des couvées. À l’évidence, la fréquentation des pigeons de l’église du village avait laissé des traces. Le sexe triomphe des normes de la respectabilité.
À présent, lorsque je « monte » à Paris et que le TGV arrive sur le versant occidental de la Champagne, au carrefour de l’Ile-de-France, de la Bourgogne et du Gâtinais, je guette la cathédrale de Sens. Je repère les canalisations de l’aqueduc signalant des sources qui alimentent la capitale. Il témoigne que nous sommes parvenus à l’orée du Bassin parisien. Les anciens prieurés de la Cour Notre-Dame et de Sixte sont proches. Nous traversons ce qui fut, au Xe siècle, les terres de la comtesse Berthe et de son époux le comte Girart de Roussillon, devenu au siècle suivant un héros des récits de trouvères. Son nom ne doit rien à l’Occitanie d’où je viens. Il fait référence à la forteresse Le Roussillon, située dans le Lassois, aux abords de Châtillon-sur-Seine. Girart l’avait reçue de l’empereur Louis-le-Pieux en 840, ainsi que le domaine de Vézelay. Le nom de la forteresse proviendrait des nombreux rossignols qui peuplaient les bois des environs (1). Lorsque la rame amorce son virage autour du village, mon cœur se serre.
« Helas combien de jour, helas combien de nuicts
J’ay vescu loing du lieu, où mon cueur fait demeure ! »
(Étienne de La Boétie)
Je ne peux voir la maison, d’autant que j’ai exploité la présence de Michel Delebarre à la tête du ministère des Transports pour sombrer dans le « trafic d’influence », comme dirait Me Christophe Bigot qui accepte de me prêter assistance devant la XVIIe chambre du tribunal de grande instance de Paris lorsque je suis poursuivi pour quelques propos mal maîtrisés. Puisqu’une autoroute était en construction le long de la voie à grande vitesse, pourquoi ne pas en profiter pour protéger Michery des nuisances sonores des TGV par un talus ? Cela n’avait pas été prévu lors de l’édification de la voie ferrée, autant rattraper cet « oubli ». Le sous-préfet de Sens était tombé des nues quand il avait découvert que le ministère s’intéressait à un dossier aussi minuscule. Pourtant, savoir que la maison est là, imaginer que les arbres que nous y avons plantés doivent s’être développés, continue, en dépit des années, à provoquer un pincement de cœur. Comme si une part de moi était demeurée entre ces murs. Michery est une plaie mal cautérisée, une douleur lancinante.
Cette maison, Michel Faucher l’a voulue, l’a choisie et il m’a convaincu de l’accompagner dans un acte d’achat qui me semblait irrationnel. Pour les décisions de ce type, il prenait l’initiative, bousculait ma prudence et ma timidité. N’était-ce pas ainsi qu’il m’avait domestiqué à l’École militaire où nous effectuions notre service national ? Je le suivais, inquiet, multipliant les calculs dans un coin de ma tête. Je n’ai jamais eu à regretter ses décisions. Du moins aussi longtemps qu’il est demeuré lucide. La « maison » n’était en réalité qu’une fraction d’un corps de ferme en ruine.
Les murs avaient été, pour une part des bâtiments, relevés et une toiture posée. L’eau, l’électricité et le chauffage fonctionnaient dans la zone couverte. Le reste attendait d’être reconstruit. Ou détruit. Durant les nombreuses heures de jardinage que j’ai consacrées à tenter de faire pousser de la végétation sur un sol qui avait surtout accueilli gravats et déchets divers, j’ai souvent pensé à Bernard, mon père, s’échinant après la seconde guerre mondiale pour restaurer le parc de la maison familiale du Havre. Je n’agissais pas différemment, à cette nuance près que je n’avais, contrairement à lui, aucun modèle de référence. Je ne cherchais pas à retrouver la ferme disparue mais à créer un nouvel univers. Le nôtre.
Cette résurrection partielle de la ruine était une heureuse conséquence de la campagne présidentielle de Georges Pompidou en 1969. Nous tenions cette propriété d’un de ses anciens collecteurs de fonds. La circulation d’argent liquide en ces occasions entraîne des formes d’évaporation. Bien sûr, les aménagements intérieurs relevaient des compétences de Michel.
Au fur et à mesure que la maison s’équipait, devenait plus vaste et confortable, le pôle d’attraction s’élargissait. S’y mêlaient des familles « naturelles » dont les enfants découvraient le monde dans le jardin, et la vie en grandissant au milieu de jeunes hommes en couples et de jeunes femmes également en couples. Des couples au demeurant évolutifs, changeants. Ce qui ne semblait les perturber en rien à l’époque et, pour ce que je peux en constater sur mes vieux jours, n’a pas affecté leurs vies d’adultes. Les difficultés que les uns ou les autres affrontent résultent d’autres aléas.
À Michery les masques étaient déposés, les activités professionnelles se mêlaient : banque, haute couture, médecine, communication sous diverses formes, enseignement…
Notes :
- Cf. Andrée Mignardot, Histoire d’un village du Nord-Sénonais, Michery, fresque d’histoire locale sur plus de mille ans, Chevillon, 1996