Nous ne sommes pas là pour rigoler, mais pas pour pleurer non plus. C’est la vie simplement. Donc c’est compliqué. La mienne et la vôtre, amis rescapés de l’espèce. #RescapesdelEspece

Nous avions tous les trois décidé de quitter cette maison pour quelques jours. Notre havre, situé rue des récits ce qui nous est apparu comme un clin d’œil du destin, ne suffisait plus face à cette tempête. En cet été 1991, nous avions un urgent besoin de nous changer les idées. Ou du moins d’essayer. Il nous fallait souffler, nous retrouver, mettre un peu d’ordre. La période avait été rude pour « les trois petits cochons », comme nous surnommaient avec tendresse nos amis.
Nous avons traversé le Sénonais pour nous enfoncer, vers le sud, dans la véritable Bourgogne, celle qui ne commence qu’à partir de Joigny avec les premiers vignobles. D’ordinaire, au sein du trio l’un avait toujours quelque chose à raconter. Depuis que l’information était officielle, nous étions silencieux comme si, par un accord tacite, les échanges se réduisaient au strict nécessaire. Le plus marqué des trois était Michel. Il était personnellement concerné.
Michel et moi depuis la fin de 1968 et pendant une décennie, avions vécu en couple. Un soir, il avait ramené à l’appartement une tierce personne, une sorte de maigre guérillero, la moustache en bataille et la chevelure « afro », porteur d’une sacoche verte issue de quelque surplus militaire. Après des années de vie commune, Michel avait instauré de nouvelles règles. Il m’avait habitué à accueillir, de temps à autre, des « amis » de passage.
La première fois, il avait justifié cette présence inattendue par un obscur problème de chambre auquel je n’avais prêté que l’attention méritée par pareil prétexte. Ensuite, il n’y eut plus de tentative d’explication. Les hôtes, mal à l’aise, se retiraient dans la chambre libre pour y passer la nuit. Je partais tôt le matin au Monde. Je n’imaginais rien. Inutile de tourner le couteau dans la plaie. Ils disparaîtraient comme ils étaient venus. Mon objectif prioritaire était le bonheur de Michel. S’il était heureux, alors l’essentiel de mon propre équilibre était atteint. Pour le reste, à moi de me débrouiller.
Le cas du nouveau était différent. Nous étions peu après que mon jeune frère, Bruno, s’était immolé sur les lieux de sa conception. J’avais reçu l’information le 1er mai 1979 en fin de journée, par un appel de la police ou de la gendarmerie, je ne sais plus. Mes références figuraient sur les documents retrouvés sur les lieux. L’interlocuteur me demandait de venir à Marmande reconnaître le corps carbonisé.
La première urgence consistait à gérer la manière d’informer mes parents. Je ne pouvais leur annoncer la nouvelle par téléphone. J’ai appelé, à Pau, celui de mes frères qui était le plus proche géographiquement, dans l’intention de lui demander de se rendre auprès d’eux. À ma grande surprise, il était au courant. Nos parents avaient reçu la même notification téléphonique que moi et, désemparés, avaient dans un réflexe symétrique contacté celui de leurs fils qui était voisin.
Après quelques heures à Marmande, où j’avais vécu les sept premières années de mon existence et que je redécouvrais au milieu de mes larmes, j’étais rentré à Paris miné par les remords. Je redoutais ce suicide depuis quelques jours mais Michel pensait que je dramatisais. Après le choc initial, croulant sous le poids de ma responsabilité, il m’arrivait de lui reprocher de m’avoir retenu quand j’avais manifesté le désir d’aller retrouver Bruno dans sa banlieue parisienne. Peut-être aurais-je pu… La démarche aurait sans doute été inutile car il avait déjà pris la route. À l’égard de Michel c’était injuste, mais je souffrais.
Le guérillero se nommait Miguel Olcese. Il avait le même âge que nous. C’était un réfugié argentin dont il conviendrait de gérer la situation et la naturalisation. Prototype ethnique de l’Argentin moyen, il était d’origine italienne par son père et castillane par sa mère. Il s’était arrêté à Paris, en route vers l’Italie où il espérait retrouver ses racines et se reconstruire. Né à Rosario, dans la province de Santa Fé, militant d’extrême gauche engagé dans le courant maoïste, il n’avait dû qu’à l’influence d’un de ses oncles d’échapper, en 1978, aux vagues de disparitions provoquées par les rafles lancées par le pouvoir militaire instauré deux ans plus tôt.
Puisqu’il n’était pas conforme à ses normes, la soldatesque entendait changer de peuple. Tel était l’objectif du Proceso de Reorganización Nacional (1). Un projet qui depuis un siècle hante aussi les diverses chapelles du communisme. Prévenu de l’arrestation de son neveu, l’oncle avait fait jouer ses relations au sein des forces armées pour obtenir qu’il soit relâché, sous condition de monter dans le premier vol au départ avec une simple valise. Abandonnant son appartement de Buenos Aires et ce qu’il contenait, ne pouvant prévenir personne, Miguel s’était envolé vers le Mexique. Il avait survécu un temps grâce à un poste d’assistant à l’université de Mexico puis avait rejoint sa mère et sa sœur installées en Californie. Sa sœur, Susana, s’était épanouie à San Francisco, dans le quartier de Castro.
Note :
- « Processus de réorganisation nationale »