3 – « Sodom-by-the-sea »

Avant de monter dans le TGV qui devait me ramener sur mes terres occitanes, j’ai acheté la livraison d’automne de la revue de National Geographic, Traveller. “J’ai rêvé New York”, le titre de couverture, avait retenu mon attention. Je souhaitais voyager en compagnie de photos de la nouvelle skyline du sud de Manhattan. Dans les faits, je me suis laissé bercer par leur miniguide de San Francisco. Allez, les rescapés de l’espèce, rejoignez-moi à Sodom-by-the-sea. #RescapesdelEspece

frisco
Une vitrine dans le Castro

     Bien avant le succès planétaire des Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin (1), la cité californienne avait été rebaptisée « Sodom-by-the-sea ». L’origine du terme remonte au XIXe siècle. La localisation de ceux qui n’étaient pas encore désignés sous le vocable « gay » était centrée, dans les années 1920, sur North Beach. Dans ce quartier s’était ouvert, au 440 Broadway, un club qui a vogué, dans les années 1940, sous les couleurs de Lesbos. Il n’a pas résisté aux descentes de police mais l’adresse correspond encore à celle d’une boîte de nuit.

          Avec la « grande crise » de 1929 une vague de rigueur morale s’est abattue sur les États-Unis. Dans pareil contexte, il se trouve des voix pour prétendre que les déboires économiques sont un châtiment divin destiné à punir les pécheurs. La ritournelle a été entonnée lors de la pandémie de sida. Plus au sud en suivant la côte californienne, les studios d’Hollywood s’inquiétaient de voir les ligues puritaines mobilisées de Chicago à New-York recevoir le soutien de catholiques qui, religieusement minoritaires, n’en étaient que davantage portés à la surenchère.

         Une chasse aux images de nus et la dénonciation du mode de vie libertin des acteurs accompagnaient les débuts du cinéma. Les producteurs redoutaient que leur industrie naissante ne soit assimilée à une forme de débauche et de perversion dont ils savaient, en cette époque de prohibition de l’alcool, sur quel type de mesures pareille perception risquait de déboucher. Comme leur judaïcité les rendait vulnérables, ils préférèrent prendre les devants en instaurant une autocensure à travers la Motion Picture Association of America (MPAA).

            Les règles édictées sont restées dans l’histoire sous l’appellation de « code Hays », en référence au président de la MPAA, William Hays, un pasteur presbytérien qui avait dirigé avec succès, en 1920, la campagne du candidat républicain à la Maison Blanche, Warren G. Harding. Tandis que le bref mandat du vingt-neuvième Président ne sera qu’une suite de scandales de corruption et sexuels, son bras droit aura fait respecter par les réalisateurs A code to govern the making of motion pictures, sous-titré The reason supporting it and the resolution for uniform interpretation (2).

           Rédigé par un jésuite – autant se tourner vers un spécialiste – il sera en vigueur de 1934 à 1966. La nudité était prohibée au même titre que le blasphème. En matière sexuelle, il était recommandé de glorifier le mariage et la famille en ne présentant jamais l’adultère sous un jour favorable. Résumer l’hypocrisie sociale dans un code, n’est-ce pas une manière de chef-d’œuvre ? Le « code Hays » interdisait toute évocation de « perversions » sexuelles. À travers lui se trouvait réaffirmée l’interdiction faite aux homosexuels d’exister socialement.

           Cette démarche a été réactualisée par l’association chinoise des services internet (CNSA) qui, fin juin 2017, a publié une réglementation destinée aux plates-formes de diffusion de vidéos en streaming. Elles doivent faire appel à des censeurs professionnels, à même d’apprécier les « critères politiques et esthétiques corrects », afin d’éradiquer toutes références à des relations sexuelles « anormales » comme l’homosexualité, l’adultère, la prostitution, mais aussi dans le but de ne pas montrer l’usage de drogue et les superstitions du genre évocation des esprits. Doivent également être retirées ou coupées les vidéos portant « atteinte à l’image nationale » et à celle « des dirigeants révolutionnaires ».

         Les gays de Hollywood vivaient, en raison du « code Hays » et des normes sociales, dans la hantise de voir révélée leur orientation sexuelle. Un outing leur interdirait l’accès aux studios. Après avoir fait triompher Judy Garland, en 1944, dans Le Chant du Missouri, le réalisateur Vincente Minnelli en a profité pour épouser sa vedette. Ils auront une fille, Liza, mais après six ans de mariage la rupture est intervenue lorsque Judy a surpris son mari au lit avec le chauffeur afro-américain. Le play-boy Rock Hudson, qui faisait chavirer le cœur de ces dames et avait été désigné, en 1955, « célibataire de l’année », avait lui aussi décidé de se marier pour faire taire les rumeurs, de plus en plus insistantes, qui circulaient sur sa sexualité. Il a épousé la secrétaire de son imprésario. Elle était lesbienne. Rock Hudson est mort du sida en 1985. D’autres acteurs de cette génération ont vécu dans la dissimulation : Anthony Perkins, Montgomery Clift…

         Homosexualité et vie sociale étaient incompatibles dans l’ensemble des secteurs d’activité. Il était indispensable, pour les minoritaires, de vivre cachés. Ils étaient devenus la cible privilégiée des intimidations policières et de diverses formes de chantage, internes ou externes au monde du cinéma. Devoir se dissimuler prête le flanc au racket sous diverses formes.

         Ces hommes qui se déplaçaient dans un univers de mensonges semblaient des recrues de choix pour les services de renseignement. À ceci près qu’ils pouvaient être porteurs de convictions politiques. Ce fut le cas, en Grande-Bretagne, des célèbres « Cinq de Cambridge », les Magnificent Five, qui au lendemain de la première guerre mondiale, séduits par la Révolution d’octobre, adhérèrent au communisme. Ils furent recrutés par les Soviétiques dans les années 1930. Un seul n’était pas homosexuel, Kim Philby. C’est aussi le plus connu car il travaillait en même temps pour les services secrets de Sa Gracieuse Majesté britannique.

         L’homosexualité pouvant à présent s’assumer, elle effectue son entrée dans les pratiques de harcèlement qui accompagnent parfois les relations de pouvoir. Les postulantes au mannequinat ou à des rôles ont, de toute éternité, eu à subir ce genre de propositions. Alfred Hitchcock, parmi bien d’autres, a été accusé d’avoir usé de la menace sur les carrières pour obtenir des faveurs sexuelles. La chaîne Fox News a été secouée par des dossiers analogues. L’acteur Bill Cosby a été renvoyé devant la justice pour des faits similaires. Lorsque, à la suite d’enquêtes quasi simultanées du New York Times et du New Yorker (3), le scandale Harvey Weinstein a éclaté et que le célèbre producteur, fondateur de Miramax films et surnommé « l’homme aux soixante statuettes», a été accusé de multiples agressions sexuelles, d’autres voix se sont fait entendre. James Van Der Beek, acteur de la série Dawson, et Terry Crews, de la série Brooklyn Nine-Nine, ont  témoigné avoir, eux aussi, subi les attouchements d’hommes âgés et puissants d’Hollywood. Une main aux fesses pour le premier et les testicules empoignées pour le second.

         Brian Scully, qui collabore à l’écriture des Simpsons, a raconté avoir été attrapé lui aussi par l’entrejambe et avoir gardé le silence en raison de « la propagation et la préservation de la culture des « vrais mecs », de la domination masculine, de la sexualité masculine ». Car, à plus forte raison s’il s’agit d’un homme, plane encore le soupçon que la victime, par son attitude, son comportement, ses vêtements… a sans doute cherché ce qui lui est arrivé. À ce soupçon latent s’ajoute ce que la psychiatre Muriel Salmona nomme « des stéréotypes sur la sexualité masculine avec des pulsions incontrôlées ». «La femme, elle, aurait une sexualité passive où il faudrait un peu la forcer (4) », ajoute-t-elle en décrivant ce substrat qui donne naissance à un victim blaming, une réaction dont l’ancrage a été confirmé en France par une enquête montrant la permanence de ce genre de clichés (5). « Toutes ces conneries… », a conclu Brian Scully pour expliquer son mutisme initial.

        Des conneries qui conduisent toujours les stars masculines (6) d’Hollywood, de Brad Pitt à George Clooney en passant par Quentin Tarentino, à choisir de se taire lorsque le journal britannique The Guardian les interroge sur un producteur avec lequel ils ont pourtant travaillé. Un silence qui ne doit pas étonner puisque nous avons connu les mêmes comportements, en particulier au sein du PS, lorsque l’affaire du Sofitel de New York a porté au grand jour des comportements de Dominique Strauss-Kahn connus de tout le milieu.

          Cette gestion de l’autorité en vue d’obtenir des relations intimes non désirées ne tient plus aucun compte de l’orientation sexuelle. Et Hollywood est loin d’être une exception. Les mêmes phénomènes peuvent se produire partout où l’un dépend du bon vouloir de l’autre. Michel était rentré un jour d’un rendez-vous dans un palais officiel de la République en me racontant comment, alors qu’il avait été invité à regarder un objet dans une vitrine du bureau du puissant qu’il sollicitait, ce dernier lui avait empoigné le séant. Sa vive réaction avait projeté l’indélicat contre le meuble d’exposition. Fidèle à ses habitudes, Michel avait ri, banalisant le geste et dissipant la gêne. Tous deux devinrent ensuite, de ce fait, de véritables complices. Le rapport de forces s’était trouvé modifié par l’incident.


Notes :

  1. Les traductions françaises sont disponibles en 10/18.
  2. Code devant régir la réalisation de films ; les raisons qui le motivent et les normes pour une même interprétation.
  3. 5 octobre 2017 pour le premier et 10 octobre 2017 pour le second.
  4. franceinfo, 2 mars 2016.
  5.  Les Français et les représentations sur le viol (PDF), Ipsos pour Mémoire traumatique et victimologie, décembre 2015.
  6. Sans oublier celui qu’a gardé la donneuse de leçons professionnelle Jane Fonda qui, il y a une dizaine d’années, a pourtant participé au lancement du Women’s Media Center destiné à permettre aux femmes de se faire entendre dans les médias. Elle s’est reproché son manque de courage en paraissant s’excuser car elle n’aurait eu connaissance des comportements de Weinstein que depuis un an. Étrange retard dans l’information pour une femme née dans ce milieu et qui a été elle-même productrice. Comme quoi il est plus facile de parader au nom de la contre-culture et de dénoncer les guerres du Vietnam et d’Irak que de trahir les secrets de famille.

 

Votre commentaire

Choisissez une méthode de connexion pour poster votre commentaire:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s