36 – Crimes d’ « honneur » (1/2)

On peut honorer un contrat, une commande, un rendez-vous et même une couche. Tuer l’un des siens, fille ou garçon de la famille, en raison d’une conception divergente des sentiments amoureux, des liens matrimoniaux ou de l’orientation sexuelle ne relève en rien de l’honneur mais du modèle patriarcal le plus éculé. Voilà en quoi nous sommes les rescapés de l’espèce.  #RescapesdelEspece

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       D’autres pays effectuent le chemin en sens inverse. Tel est le cas en Afrique où l’homosexualité est interdite dans trente-huit des cinquante-quatre États du continent. Dans l’Est africain, le gouvernement de Tanzanie, après s’en être pris aux bars et clubs gays de Dar-es-Salaam, a fermé les centres de traitement du VIH au prétexte qu’ils encourageraient l’homosexualité et participeraient à la propagation du sida. Le ministère de la Santé ne s’est pas borné à ce sophisme, il a également interdit, pour les mêmes raisons, la vente de lubrifiant sexuel et il a annoncé la publication d’une liste nominative des prostitués gays opérant sur le net.

         La Russie, si chère à la droite dure comme au Front national mais aussi à Jean-Luc Mélenchon, est engagée sur une voie similaire. En septembre 2016, à Saint-Pétersbourg, la Human Library, la bibliothèque humaine, avait dû faire face aux intimidations des autorités. Ce concept, né au Danemark, propose de remplacer les pages d’un livre par les mots d’une personne. Des rencontres, de mini-conférences, sont organisées afin de libérer la parole et de faciliter les échanges entre des individus qui ne se seraient sans doute jamais rencontrés ou parlé et ainsi combattre les stéréotypes et les clichés. Chaque session dure environ trente minutes, durant lesquelles le human book raconte son histoire, son parcours, à un groupe de personnes qui ne dépasse pas la dizaine. Il répond ensuite aux questions, même les plus personnelles.

       À Saint-Pétersbourg, la présence parmi les « livres à emprunter » d’un jeune homosexuel défrisait les responsables russes. Depuis 2015, la seule publication de ce blog exposerait son auteur à une amende, éventuellement à de la prison. Nommer ce que l’on est a été prohibé par le parti de Vladimir Poutine, au prétexte qu’il s’agirait d’une incitation, d’une action assimilable à de la propagande homosexuelle.

           Didier Eribon, qui a consacré de nombreux ouvrage à la question homosexuelle, avance le fait que les jeunes gays auraient lu Dostoïevski. J’avais souri à cette remarque « sociologique » en la découvrant. Comme si, en plus de sa propre homosexualité refoulée, ce pauvre Fiodor avait besoin de ce rôle d’initiateur. Penser qu’une lecture puisse déterminer une orientation sexuelle faisait bondir Pierre Bergé, qui a été un porte-drapeau, dans sa vie personnelle et par ses actes, d’une homosexualité assumée. À propos de son orientation, il analysait dans le magazine Psychologies (1) : « Il m’est impossible de citer un événement qui m’aurait “subitement” rendu la chose évidente. Lorsque je me suis retrouvé dans des situations qui auraient pu avoir un tel effet, il y avait déjà bien longtemps que je savais. Par exemple, quand j’ai lu, à 16 ou 17 ans, Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte, cela ne m’a rien appris de moi. Pas plus, je pense, que Le Rouge et le Noir ou bien La Chartreuse de Parme n’apprennent à un ado qu’il est hétéro. »

             L’interprétation sexuée de Dostoïevski par Eribon pourrait, si le ministère russe de la Culture demeure fidèle à sa logique, être utilisée comme caution pour faire interdire l’œuvre d’un des plus grands auteurs du pays. Déjà que les Russes éprouvent les pires difficultés pour célébrer Rudolf Noureev au Bolchoï, car ils tentent d’occulter son homosexualité afin de respecter les normes officielles, ils seraient pris à leur propre piège. Ils ont, depuis longtemps, un problème avec la Pravda (2).

         Comme l’Église catholique romaine, l’Église orthodoxe russe se dévoue pour sauver les âmes de ces pécheurs impénitents que sont les bonobos. Elle se préoccupe même de la situation française depuis qu’en raison d’un accord passé en 2007 entre Nicolas Sarkozy et Vladimir Poutine (3) elle a élevé, rive gauche, quai Branly, à côté de l’annexe de la présidence de la République où vivaient Mazarine Pingeot et sa mère et en face des bureaux occupés par Pierre Mauroy avenue Bosquet, un ensemble architectural comprenant la cathédrale de la Sainte-Trinité, une école et un centre culturel.

           Profitant de la visite à Paris du Président russe, et dans le cadre de l’alliance séculaire entre le sabre et le goupillon surtout lorsque chaque instrument est tenu par un ancien des services de renseignements du KGB, le patriarche Cyrille est venu en appui de son protecteur séculier à l’occasion d’une visite pastorale au Kirghizstan. Il a estimé que les manifestations françaises de 2013 contre la loi sur le mariage pour tous étaient justifiées car les opposants se seraient mobilisés « pour les mêmes raisons que lorsqu’ils se sont soulevés contre les lois fascistes et pro-apartheid ». « Quand la législation déchire le lien avec la morale, elle cesse d’être une législation acceptable pour les gens, elle génère des protestations », a expliqué cet expert de la défense des droits de l’homme, avant de mettre en garde l’ensemble des nations occidentales ayant reconnu les unions entre personnes de même sexe. Elles ont cédé à « la tentation, mais tout cela va finir car, dans le cas contraire, la société humaine, après avoir déchiré le lien entre la liberté et la responsabilité morale, deviendrait invivable  (4). »

            Pour éviter à la Russie pareille dérive, l’Église orthodoxe ne se laisse pas entraver par les pudeurs occidentales. La chaîne de télévision Tsargrad TV, qui se revendique de l’orthodoxie, a offert de « payer un aller simple pour quiconque prévoit d’émigrer en toute honnêteté et qui pourra fournir un certificat médical prouvant qu’il est sodomite ou a d’autres formes de perversion ». « Nous voulons vraiment que vous déménagiez là-bas (c’est-à-dire en Californie), où vous pourrez commettre vos péchés ouvertement. »

                 L’Église conduit ses opérations de rédemption en mobilisant des thérapeutes et des religieux. Ils proposent des thérapies à base d’eau bénite – que l’on fait boire – et de prières. Un rituel comparable à celui des exorcistes de l’Église catholique romaine. Un de ces psychothérapeutes propose un « traitement » de huit à dix-huit mois avec des séances d’hypnose pouvant durer jusqu’à huit heures. Un pasteur moscovite, qui se propose d’aider les homosexuels à « rejeter » leur sexualité, juge cette orientation symptomatique d’une « haine spirituelle ». D’autres tentent de chasser Satan du corps des pécheurs en les frappant avec des baguettes.

        La Chine, demeurée plus proche du matérialisme communiste, a retiré l’homosexualité de sa liste des maladies mentales en 2001, mais des hôpitaux et des cliniques y proposent toujours des thérapies pour lutter contre ce que les médecins appellent une « déviance de préférence sexuelle ». Toutefois, deux condamnations de ces établissements ont déjà été prononcées par la justice chinoise, dans un cas à la suite d’un « traitement » à base d’électrochocs administrés sur les parties génitales, l’autre pour un internement à la demande de la famille, le patient ayant été sanglé sur un lit durant dix-neuf jours et contraint d’avaler des pilules et de subir des injections.

                  Rien de comparable pourtant entre ce qui se passe dans la vitrine de la Russie et ce qui se déroule dans les obscurs bas-fonds de la fédération, dans le Caucase. Une situation sur laquelle Emmanuel Macron allait attirer l’attention de son homologue russe, ce qui justifiait le coup de semonce préventif du chef religieux allié traditionnel du maître du Kremlin. En mars 2017, selon différents témoignages dont celui de Tanya Lokshina, directrice du programme russe de Human Rights Watch, une ONG (5) de défense des droits de l’homme, « la police et les officiels de l’agence de sécurité tchétchène ont arrêté environ deux cents hommes en raison de leur homosexualité, les ont torturés et humiliés dans des centres de détention non officiels dispersés sur le territoire tchétchène (6). »

                  L’un de ces centres se situerait à Argoun. « La durée de détention varie de un jour à deux semaines, a précisé Tanya Lokshina. Certains ont disparu. (…) Ce n’est pas la première fois que les autorités tchétchènes arrêtent des homosexuels. Ce qui est différent, c’est qu’il s’agit d’une campagne de répression massive, brutale et organisée par les plus hautes autorités de la région. » Porté disparu depuis le 8 août 2017, alors qu’il était venu assister au mariage de sa soeur à Grozny, le chanteur russe Zelimkhan Bakayev, âgé de 26 ans, est mort sans doute des suites de tortures. Pour compléter cette information diffusée par leur site, NewNowNext (7) précise qu’il était détenu dans un camp anti-gay en Tchétchénie.

               Selon d’autres témoignages, la liberté des hommes arrêtés pourrait s’acheter. S’ils en ont les moyens. Les personnes figurant sur les téléphones portables des victimes sont, elles aussi, rackettées. À croire que cette « maladie » s’attrape par l’oreille. En réponse à ces accusations, les propos du porte-parole du gouvernement sonnaient comme un aveu : « Vous ne pouvez enfermer et persécuter des personnes qui n’existent simplement pas dans la République. Si de telles personnes existaient en Tchétchénie, les forces de l’ordre n’auraient pas à s’en soucier puisque les proches de ces gens-là les auraient déjà envoyés dans des endroits d’où personne ne revient. Les hommes en Tchétchénie ont un mode de vie sain. Ils font du sport et n’ont qu’une seule orientation sexuelle. »

                 Traduit dans le vocabulaire d’Amnesty International, cela donne : « Les crimes “d’honneur“ continuent d’être commis dans le Caucase du Nord, et particulièrement en Tchétchénie. » L’organisation précise que les hommes gays ou perçus comme tels « risquent réellement d’être tués par des membres de leur propre famille ». Ce que confirme Human Rights Watch. Croire qu’il puisse s’agir de « bavures » a été balayé par les propos du président tchétchène, Ramzan Kadyrov, fils d’un ancien grand mufti et allié dévoué de Poutine : « Ils sont le démon. Ils sont à jeter, ce ne sont pas des hommes. Que Dieu les maudisse pour ce dont ils sont accusés. Ils répondront devant le Tout-Puissant pour ça (8). »

               Cette négation de l’homosexualité sur la base d’une supposée « pureté ethnique nationale » avait déjà été pratiquée, dix ans plus tôt, par l’ex-président iranien, Mahmoud Ahmadinejad. Il avait déclaré : « Les homosexuels, ça n’existe pas chez nous. »


Notes :

  1. Juin 2005.
  2. « Vérité » en russe. Titre de la publication officielle du Parti communiste de l’Union soviétique entre 1918 et 1991.
  3. En juin 2007, nouvellement élu président de la République, Nicolas Sarkozy assiste au G8 en Allemagne et rencontre en tête à tête Vladimir Poutine. Lors de la conférence de presse qui suit, il paraît groggy. D’après Nicolas Hénin, auteur de La France russe, enquête sur les réseaux Poutine, Fayard, 2016, « si Nicolas Sarkozy semble à ce point sonné, ce n’est pas à cause de l’alcool mais à cause de la violence de leur première entrevue ».
  4. Intervention à l’université de Bichkek, 29 mai 2017.
  5. Organisation non gouvernementale.
  6. Interview dans Les Inrockuptibles, 14 avril 2017.
  7. 22 octobre 2017. http://www.newnownext.com/zelimkhan-bakaev-chechnya-murdered-gay-purge/10/2017/
  8. Interview à la chaîne HBO Sports, 14 juillet 2017.

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