37 – Valeurs (2/2)

Je ne voudrais pas vous imposer, chers rescapés de l’espèce, une vision du monde. L’imposition est déjà si présente dans nos sociétés ! Car, ne vous leurrez pas, les valeurs ont un prix.  #RescapesdelEspece

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        La répression brutale qui, dans de nombreux pays, s’exerce sur les homosexuels masculins au nom d’un cocktail redoutable mêlant de supposées « lois naturelles » et des préceptes religieux, n’est pas liée qu’à la sexualité des victimes. Il s’agit aussi pour les dirigeants de ces États d’exprimer un rejet de la civilisation occidentale et de l’échelle de valeurs qu’elle promeut à travers un appareil idéologique dominant dans l’univers médiatique. La haine de l’Amérique et de l’Europe qui s’exprime par ce biais va au-delà de la seule question de l’homosexualité.

           C’est ce que le député Vitali Milonov avait exprimé, concernant le « moment gay » du film La Belle et la Bête, en dénonçant les standards de la tolérance européenne. Une thématique qui sous-tend également l’exhortation du patriarche Cyrille. Depuis Pierre le Grand et l’européanisation à marches forcées qu’il a imposée au début du XVIIIe siècle, la fracture entre occidentalistes et slavophiles (1) ne s’est jamais résorbée en Russie. Les uns ont pour ambition d’imiter l’Europe, de mettre en application les valeurs des Lumières ; les autres ne cessent de dénoncer ces références comme décadentes et invitent les Russes à poursuivre leur propre chemin, seul susceptible de sauver la civilisation et donc l’Europe.

            Le communisme russe a incarné le succès du courant slavophile. Sa chute, a-t-on pensé en Occident, ramènerait le balancier du côté souhaité. C’était ignorer l’ambivalence de l’Est européen où cohabitent les souches européennes et asiatiques. Où commence l’Europe ? À l’ouest, la question ne se pose pas. Les rivages maritimes tracent les frontières. « On a une tout autre perspective lorsqu’on regarde l’Europe à partir de l’Est, explique Charel Krol-Dobrov, professeur d’études européennes à l’université d’Odessa. L’Europe de l’Ouest s’est toujours suffi à elle-même, tandis qu’aux frontières orientales, on s’est constamment posé la question : en faisons-nous partie ou non ? C’est la raison pour laquelle on discute beaucoup plus de la nature de l’Europe à l’Est qu’à l’Ouest (2). »

              À partir de ce clivage, s’est développée une méfiance millénaire dont les racines plongent dans des rivalités religieuses, idéologiques et géopolitiques entre les deux univers. Une fracture qui, sur un axe nord-sud, va des États baltes jusqu’à l’Adriatique en traversant la faille toujours brûlante de l’Ukraine et des Balkans. Une division que Samuel Huntington (3) a datée de la séparation de l’Empire romain entre un bloc oriental et un bloc occidental, entraînant deux évolutions divergentes : d’un côté, le catholicisme et la Réforme qui a induit une marche vers la démocratie représentative ; de l’autre, l’orthodoxie et l’islam et le corollaire de l’autocratie.

        L’ancien directeur de La Tribune de Genève, Guy Mettan (4), s’est efforcé d’analyser cette peur réciproque, qui n’exclut pas une forme de fascination. Les Occidentaux se leurrent souvent sur les pions qu’ils croient habiles d’avancer. Au nom d’un anticommunisme à courte vue, ils ont célébré Mikhaïl Gorbatchev qui a échoué, après avoir hissé Alexandre Soljenitsyne sur le pavois, sans comprendre le sens profond de la démarche du prix Nobel de littérature. Celle qu’il a exprimée en écrivant : « La société occidentale éclairée d’aujourd’hui (c’est elle qui fait la loi) n’est au vrai que bien peu tolérante, surtout quand on la met en cause ; elle est tout entière coulée dans un moule rigide d’idées conventionnelles. Certes, pour combattre les contradicteurs, elle ne joue pas du gourdin, mais elle use de la calomnie et, pour les étouffer, de son pouvoir financier. Essayez donc de vous frayer un chemin à travers les entrelacs des préjugés et des affirmations tendancieuses dans quelque brillant journal […] d’audience nationale (5) ! »

                Cette description de la chape idéologique, difficile à contester, qui pèse sur nos sociétés correspond à la perception de l’Occident par une majorité de Russes. Sur ce terreau, Vladimir Poutine a édifié sa popularité et ancré son pouvoir. Il se pose en héraut de la lutte pour des valeurs ancestrales, comme de la défense des souverainetés nationales. Par ce positionnement, il séduit une frange notable des conservateurs occidentaux dont il est devenu sinon le porte-parole du moins une référence.

             Comme le souligne Mathieu Slama, auteur de La Guerre des mondes, réflexion sur la croisade de Poutine contre l’Occident (6) : « Dans plusieurs discours, Poutine s’en est pris à la « destruction des valeurs traditionnelles» et à « l’effacement des traditions nationales et des frontières entre les différentes ethnies et cultures », visant implicitement les pays occidentaux. À plusieurs reprises il a exalté « les valeurs spirituelles de l’humanité et de la diversité du monde », « les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus », faisant appel au grand philosophe conservateur russe Nicolas Berdiaev. Il y a aussi, dans le discours de Poutine, des attaques directes adressées aux pays occidentaux et notamment aux pays européens. « Les pays euro-atlantiques rejettent leurs racines », a-t-il expliqué dans un discours, « dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. » Utilisant des termes très violents comme « primitivisme », s’en prenant ouvertement aux légalisations en faveur du mariage homosexuel, Poutine accuse aussi régulièrement les pays occidentaux de vouloir exporter leur modèle libéral vers le monde entier, au mépris des particularités nationales.

         Poutine est porteur d’une vision du monde. Il se fait le défenseur des particularités nationales et des valeurs traditionnelles face à un Occident libéral, amnésique de ses fondements spirituels. Et surtout, et c’est peut-être la plus grande force de son discours, il s’en prend à l’universalisme occidental, à cette prétention qu’a une partie du monde de modeler à son image l’autre partie de l’humanité. C’est une manière pour lui de combattre les ingérences occidentales, que ce soit en Ukraine ou au Moyen-Orient. Poutine dit ici quelque chose d’essentiel. L’Occident est persuadé que son modèle, la démocratie libérale, est le devenir inéluctable de l’humanité tout entière. Mais il y a dans le monde des nations qui tiennent à leurs traditions culturelles et qui n’ont absolument pas envie de « s’occidentaliser » ! Il y a là un enjeu majeur, que l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss, avait vu avant tout le monde : comment préserver les particularités culturelles dans un contexte de mondialisation politique, culturelle et économique croissante ? « Les grandes déclarations des droits de l’homme », expliquait Lévi-Strauss, énoncent « un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles. » Les démocraties occidentales n’ont de cesse d’exalter « l’Autre », mais ce n’est en réalité que pour annihiler son altérité et l’envisager comme un parfait semblable, c’est-à-dire un individu émancipé de tous ses déterminismes. L’Occident libéral est devenu incapable de penser et comprendre la différence culturelle. On le voit au Moyen-Orient aujourd’hui : nous ne célébrons l’Iran que parce qu’il s’occidentalise ; tout ce qui relève du traditionnel est perçu comme une barbarie amenée à disparaître. Il y a dans cette approche un mélange d’incompréhension et de mépris (7). » 

             La même hostilité séculaire existe entre l’Afrique noire et un Occident qui l’avait réduite en esclavage, qui avait nié la dimension humaine de ses peuples. Le nonagénaire président du Zimbabwe, Robert Mugabé (8), qui s’est vanté d’avoir fait procéder à l’incarcération d’un couple d’homosexuels « jusqu’à ce que l’un des deux soit enceinte » (sic), n’a pas dissimulé cette dimension nationaliste. Il use d’une forme de discours parallèle à celui qui est développé par Marine Le Pen et qui reprend le « On est chez nous » scandé dans les meetings du Front national. Il avait en effet justifié sa traque homophobe en affirmant que « l’Afrique reste l’Afrique ». « En Afrique, nous sommes guidés par nos valeurs, ce qui appartient à l’Occident doit y rester et ne doit pas être appliqué chez nous », avait-il précisé avant d’illustrer son propos de manière provocatrice : « Puisque le président Obama soutient les mariages entre personnes de même sexe, qu’il défend les homosexuels et apprécie les beaux visages, il est nécessaire que je me rende à Washington, et que je me mette à genoux pour lui demander sa main (9). »

             Le rejet des normes occidentales en matière de droits humains s’exprime au sein même de l’Union européenne. À Varsovie, ce n’est pas seulement la politique du gouvernement polonais qui provoque des haut-le-cœur au sein des institutions communautaires. Une part importante de la population, formatée par un catholicisme hégémonique, n’adhère pas aux nouvelles références qui lui sont proposées, en particulier en matière sexuelle. La pièce de théâtre Klatwa a été prise pour cible par l’extrême droite et les catholiques intégristes car elle critique l’hypocrisie des prêtres, dénonce la mainmise de l’Église sur la vie publique et stigmatise la xénophobie du parfait sodomite Jaroslaw Kaczyński, qui exploite le catholicisme à des fins politiques par le biais de son parti Droit et Justice (PiS). Transgression suprême, elle désacralise l’image du « pape polonais » Jean-Paul II. Cette pièce de Stanislaw Wyspiański, auteur polonais, a été mise en scène par le Croate Oliver Frljić, ce qui devrait exonérer les Occidentaux. Pourtant, l’une des opposantes, Anna, la soixantaine, rosaire à la main, s’indigne : « Nous, catholiques polonais, sommes offensés. Dans la pièce, il y a le pape, notre saint, avec un énorme pénis, et une actrice pratique du sexe oral avec lui. C’est de l’art ? L’art, c’est la beauté, le bien et la vérité. Toute cette pourriture nous vient de l’Ouest (10) ! »

             Si la répression de l’homosexualité obéit à une dimension plus vaste que sa seule justification apparente, elle répond aussi à des préoccupations moins idéologiques. Il existe valeurs et valeurs. Les unes sont en principe éthiques, les autres sont certainement plus palpables. Comme dans les jardins extraordinaires chers à Charles Trenet et aux bonobos, la traque aux mœurs jugées dissolues n’est qu’un prétexte pour pratiquer l’extorsion de fonds. On retrouve un mécanisme qui, siècle après siècle, a fonctionné au détriment des communautés juives. Je te tolère mais je te taxe selon mon bon vouloir. À qui iras-tu te plaindre ? Le même processus a touché les chrétiens sous domination musulmane ou les premiers Européens en Chine. Les majorités ont tendance à abuser de leur situation de dominants. Encore une « loi naturelle » sans doute.

                Le racket est de règle dans la tradition tchétchène comme au Nigéria. En avril 2017, une grosse centaine de jeunes hommes, âgés de vingt à trente ans, avaient été arrêtés dans le nord du pays, dans l’État de Kaduna, alors qu’ils s’étaient rassemblés pour un anniversaire. Ils ont été accusés de célébrer un mariage gay, interdit dans le pays au même titre que la « cohabitation entre même sexe » ou toute manifestation publique de relation amoureuse entre personnes de même sexe. Dans un tel cadre juridique, le chantage peut s’en donner à cœur joie. Il s’accompagne souvent de violences, parfois de tortures. Dans le cas des jeunes Nigérians, seule une petite moitié d’entre eux a été déférée devant le tribunal. Les autres avaient été relâchés après avoir versé un pot-de-vin aux policiers.

             L’homosexualité demeure pourchassée dans la moitié environ des pays de la planète. La Tunisie s’est illustrée en adoptant une législation qui impose un test anal qui serait susceptible, selon les autorités, de déterminer si un individu est ou non homosexuel. Une faribole pour les médecins qui, sans succès, ont tenté de s’y opposer.

           Cette orientation sexuelle est passible de la peine de mort dans une petite dizaine d’États, au demeurant tous musulmans, dont la Mauritanie, la Somalie et le Soudan en Afrique. Dans d’autres États, à l’exemple de ce qui se pratique dans le Caucase, la mort n’est pas institutionnelle mais aléatoire.

            À l’occasion de la journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie, l’ONG Grupo Gay da Bahia a publié un bilan des meurtres de personnes LGBT commis au Brésil en 2016 : 343 crimes recensés, soit un meurtre toutes les 25 heures ! Et le rythme ne diminue pas en 2017 puisque entre janvier et avril le bilan s’élevait déjà à 117 victimes, soit une hausse de 20% par rapport à l’année précédente. Une autre ONG, Transgender Europe, a calculé que le Brésil totalise à lui seul près de la moitié des meurtres de transsexuels commis dans le monde : 900 morts pour un total de 2264 homicides entre 2008 et 2016. Le Mexique, qui arrive en seconde position, se situe loin de ce résultat avec 271 victimes. Des statistiques qui donnent moins envie de rire des travestis brésiliens du bois de Boulogne.

                Depuis l’élection de Donald Trump, une hausse des meurtres est constatée aux États-Unis. Les associations de défense des droits civils avaient dénombré plus de victimes LGBT en 2017 que pour l’ensemble de l’année 2016. La Coalition nationale des programmes antiviolence (NCAVP) a comptabilisé trente-trois personnes tuées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur transidentité réelle ou supposée. Quinze étaient des femmes trans de couleur et au moins douze victimes étaient des hommes gays, ce qui représente environ un meurtre tous les six jours alors que pour l’année 2016 le ratio était d’un meurtre tous les treize jours.


Notes :

  1. L’Occident vu de Russie, anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine, sous la direction de Michel Niqueux, Institut d’études slaves, 2016.
  2. Cité par Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, Gallimard, 2007.
  3. Le Choc des civilisations, Odile Jacob poche, 2000.
  4. Russie-Occident, une guerre de mille ans. La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne, Guy Mettan, éd. des Syrtes, 2015.
  5. Nos pluralistes, réponse à quelques détracteurs, Fayard, 1983.
  6. Éd. de Fallois, 2016.
  7. Le Figaro, 20 mai 2016.
  8. Qui ne cesse de s’exprimer sur la sexualité, souvent par rapport à l’histoire biblique. On lui doit – sans plus de garantie d’authenticité que les mots prêtés à nos dirigeants – « Même Satan n’est pas homosexuel ; il a préféré aller vers Eve plutôt que d’aller vers Adam » et aussi « Sucer le sein est un instinct de survie que les hommes ont appris à la naissance. Mais où et comment les femmes ont appris à sucer des pénis me dépasse toujours. »
  9. 27 juin 2015.
  10. Citation extraite du reportage de Maja Zoltowska, Libération, ‎31‎ ‎mai‎ ‎2017.

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