100 – Cyberdéstabilisation

Dans le débat national les repères disparaissent. Nous avançons comme je le fais en bordure des étangs languedociens : en posant un pied doucement afin d’estimer la consistance des sols. Puisque nous nous retrouvons sur les réseaux sociaux entre rescapés de l’espèce, autant ne pas être dupes. Ils peuvent être un lieu de convivialité, d’échanges, de distractions, de culture. En effet. Ils peuvent aussi servir d’autres objectifs. #RescapesdelEspece

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       La France n’est pas épargnée par ces phénomènes de manipulations. Début 2016, un photomontage attribuait à Mélenchon une Rolex, qui est devenue depuis les années Sarkozy un symbole politique de réussite. Sauf qu’il ne portait pas au poignet une montre de dix-huit mille euros mais un banal modèle japonais d’une centaine d’euros.

        Une autre fake news qui cheminait dans l’ombre est apparue à la lumière lors de la visite mouvementée du candidat Macron à l’usine Whirlpool d’Amiens (1). À deux reprises, des ouvrières à qui Emmanuel Macron serre la main évoquent le fait qu’il se serait « sali ». Tout part d’un article du site parodique Le Gorafi, publié dix mois auparavant et faisant dire à Macron : « Quand je serre la main d’un pauvre, je me sens sale pour toute la journée. » Avec la reprise des images de FR3 montrant le candidat se lavant les mains après avoir attrapé une anguille, un simple montage de ces deux éléments donnait corps à cette fausse information. Elle avait été diffusée par deux sites, l’un proche de la CGT, l’autre du FN.

     La manière dont le Front national est parvenu, en août 2016, à lancer puis alimenter le débat hallucinant sur le burkini constitue un autre exemple, plus probant. À partir de la location d’un parc aquatique pour une manifestation privée durant laquelle des femmes musulmanes comptaient se baigner en burkini, un élu FN de Marseille a fait naître une polémique qui a enflammé les réseaux sociaux de manière à tout le moins suspecte. Il semble, en effet, que les relais actionnés n’étaient pas spontanés et relevaient de ces fantômes du net que nous avons évoqués. Dans la foulée, Manuel Valls a adopté son comportement usuel : parler d’abord, réfléchir ensuite. Il a foncé tête baissée dans le panneau. Les maires d’une trentaine de communes se sont crus autorisés à prendre des arrêtés visant à interdire le port de ce vêtement sur leur plage, posant un problème qui n’existait pas et contraignant le Conseil d’État à se saisir du dossier et à se poser en défenseur du droit et des libertés individuelles.

          La conclusion est qu’une manipulation des réseaux sociaux permet de provoquer une mobilisation des élus et des gouvernants, dans le sens désiré par les artisans de l’ombre. Il ne s’agit pas d’une théorie du complot mais d’un simple constat. Les dirigeants des courants les moins ancrés dans les valeurs démocratiques, qu’il s’agisse de Donald Trump aux États-Unis, Nigel Farage en Grande-Bretagne, Geert Wilders aux Pays-Bas, Marine Le Pen en France – la liste n’est pas limitative – flirtent avec ces méthodes.

         Le pôle social média du Figaro (2) a été intrigué de constater la prolifération de mentions « vive Marine » et équivalents dans les commentaires sur le Web, phénomène qui ne s’observait pas avec les autres candidats à l’élection présidentielle. La campagne de Marine Le Pen a été accompagnée et relayée par un réseau d’internautes militants, regroupés sous l’appellation « La Taverne des patriotes » et chargés de troller (3) les réseaux sociaux. Ils déposaient des commentaires en faveur de la candidate sur les sites de débats. Le simple « Vive Marine » ou « Marine Présidente » évite d’argumenter. Il n’en constitue pas moins un signe de présence donc de force. Il est moins destiné à convaincre qu’à remobiliser les sympathisants en leur montrant qu’ils s’inscrivent dans un vaste mouvement. Pour obtenir ce résultat, une candidate réduite à un prénom est moins compromettante que s’il fallait user d’un patronyme trop connoté. À l’inverse, Emmanuel Macron n’a cessé de placer, dans ses interventions, un maximum de « Madame Le Pen ».

          Certains de ces apprentis-sorciers se laissent parfois piéger, comme ce fut le cas à Angoulême pour des membres du Front national, dont le responsable départemental de Charente en charge de la communication du parti d’extrême droite. Ils ont été épinglés par La Charente libre. Les 4 et 5 décembre 2016, des appels à l’aide paraissent sur le site du Bon Coin, signés par un SDF qui affirmait être moins bien traité par les services sociaux que « les autres », c’est-à-dire les étrangers. « Je me demande, écrivait-il, si la meilleure solution pour moi, c’est de déchirer ma carte d’identité française et de faire une demande d’asile. » Sauf que la situation réelle ne correspondait en rien aux affirmations publiées et que le SDF était manipulé. Ses annonces lui avaient été « suggérées » par ceux qui se sont défendus, par la suite, en prétendant avoir voulu l’aider.

          L’inverse existe également puisque les équipes d’informaticiens de la candidate du Front national sont parvenues à identifier plusieurs hackeurs dont ils étaient victimes. Le dossier a été transmis à la police et une plainte déposée, entraînant l’ouverture d’une information judiciaire par le parquet de Nanterre pour des faits d’attaque « par déni de service », « visant à saturer le site » marine2017.fr. Les attaques ont eu lieu dans plusieurs départements. Le premier pirate placé en garde à vue était lié à l’extrême gauche.

       Le spectre d’un « grand Satan » incarné par l’invasion des migrants et son corollaire la menace de l’islam, s’ils dominent les opérations de déstabilisation, ne constituent pas les seules références : l’argent, le Juif, le sexe… ne pouvaient manquer à l’appel dans ce genre de poubelle. Le site Mediapart s’est trouvé piégé, une semaine avant le premier tour de l’élection présidentielle, par une opération montée à partir d’un blog publié dans l’espace qu’il réserve à ses abonnés. Une manipulation construite avec soin puisque le texte initial, servant de support à l’ensemble, avait été rédigé de manière suffisamment habile pour échapper à une accusation de diffamation. Il laissait entendre qu’Emmanuel Macron, à la manière de l’ancien ministre du Budget Jérôme Cahuzac, pourrait avoir un compte non déclaré à l’étranger.

         L’officine de déstabilisation a activé la diffusion de tweets, identifiables par l’usage du surnom « Emmanuel Cahuzac », relayant cette fausse information. Nicolas Vanderbiest a donné l’alerte, amenant Edwy Plenel à lancer sur son site plusieurs messages de mise en garde en expliquant qu’il s’agissait d’une tribune et non d’un article officiel. Le chercheur belge a estimé que plus de soixante-quinze faux comptes twitter avaient été créés pour mener cette intox. Une technique qui avait déjà été utilisée pour dénoncer « l’invasion » des burkinis. Afin d’élargir leur audience, les promoteurs de cette fake news ont multiplié les faux profils en utilisant les logos des autres candidats, de la France insoumise au Front national.

         Dans cette opération, la marque Mediapart a été exploitée à son insu afin de paraître valider le propos et lui donner du crédit. Une méthode qui sera reprise, à une autre échelle, lors du piratage des messageries de l’équipe de campagne de Macron. En faisant transiter les documents par WikiLeaks, les hackeurs leur donnaient un retentissement démultiplié et paraissaient bénéficier du sceau d’une référence internationalement connue. À l’inverse de celui de Plenel, le comportement de Julian Assange a été, au minimum, ambigu.

          Marine Le Pen a tenté de relancer la rumeur durant le débat entre les deux tours de la présidentielle. Elle a repris, sous forme d’allusion faute de pouvoir être affirmative, la possible existence de compte bancaire offshore détenu aux Bahamas par le candidat d’En marche!. Par une coïncidence troublante, dans la même journée que l’émission, sur le forum 4chan, un anonyme avait diffusé des documents qui semblaient valider cette accusation et dévoiler l’existence d’une société écran.

             Les vérifications qui se sont multipliées sur la Toile ont débusqué la fake news en multipliant les indices de suspicion : « Une source anonyme, un message invérifiable, un timing parfait pensé pour perturber le débat, des relais dans les médias de propagande russe et chez les trolls de l’extrême droite américaine, une petite dose de méfiance vis-à-vis des médias qui refuseraient la vérité et une impossibilité complète de vérifier ces informations — les pays cités étant, coup de chance, peu enclins à communiquer ce genre de données. Notez également le côté potache du nom choisi par les personnes ayant créé le document pour la société : La Providence est le nom du lycée dans lequel le candidat Macron a fait ses études. D’autres éléments, relevés par d’autres anonymes de 4chan, tendent à montrer qu’il s’agit d’un fake réalisé sur un logiciel de montage — les différentes zones floues, les termes non alignés et la graisse des polices pourraient être les signes d’une tentative de faux mal exécutée — le document a probablement été monté dans l’urgence (4).»

          Le lendemain matin, le futur président de la République, prolongeant ses dénégations à chaud, répliquait : « Je n’ai jamais eu de compte dans quelque paradis fiscal que ce soit. (…) Mme Le Pen lance cela. Elle a derrière des troupes sur Internet qui se mettent en place. » Emmanuel Macron en a profité pour mettre en cause les « alliés » de la candidate du FN en les accusant de l’avoir « matraqué de fausses annonces et mensonges » pendant la campagne et d’être « pour certains liés à des intérêts russes (5) ».

              Les soutiens de Jean-Luc Mélenchon ont eux aussi embrayé et se sont constitués en une « mélenchosphère » assez similaire à la fachosphère, les fake news en moins. En marge des équipes officielles du candidat, par prudence, mais non déconnectés pour autant, des militants évalués à plus de trois mille se sont consacrés à polluer les réseaux sociaux en faveur des thèses de leur candidat. Cette façon de spammer est un moyen de tuer le débat. Christophe Piar, enseignant-chercheur en communication et sciences politiques, souligne que « l’ordinateur est un bon compromis quand on n’a pas forcément envie de confronter ses idées à une personne physique. »

                Ces internautes utilisaient eux aussi le serveur Discord pour s’organiser sous le label « Les Insoumis », agrémenté du signe phi utilisé par Jean-Luc Mélenchon dans sa campagne. Les militants mobilisés servaient à signaler les critiques ou les attaques pouvant apparaître sur un réseau social afin d’organiser une réplique rapide en martelant les éléments de réponse fournis. Les utilisateurs avaient, par exemple, été alertés sur un commentaire de Joann Sfar. L’auteur du Chat du rabbin critiquait sur son blog les options de politique internationale du candidat populiste d’extrême gauche.

           Face au bataillon de réponses formatées ayant déferlé sur sa page, le dessinateur a témoigné de son agacement : « Voilà donc le genre d’outil qui permet à tant d’inconnus de venir spontanément “désintoxiquer” votre page Facebook perso. Ça me fout bien la gerbe ! » D’autant que le torrent charriait les inévitables commentaires antisémites du genre : « le Juif joann sfar essaye par ses dessins de décrédibiliser @JLMelenchon . Une raison de plus de voter #JLM2017. » Puis il a décrit le processus : « C’est très huilé, ça marche très bien, et c’est exactement l’inverse d’une discussion. J’en ai assez de revoir les mêmes éléments de langage et les mêmes leçons répétées par les uns et les autres. »

                     Nous sommes en effet, avec ces méthodes, plus proches de l’intimidation que de la démocratie participative. Un héritage d’Hugo Chavez, peut-être. Ou, comme l’écrit Joann Sfar dans sa réponse : « Rendre le pouvoir au peuple en exigeant le silence des voix discordantes, très peu pour moi. » Voilà pourquoi, des dictateurs argentins et assimilés aux idéologues du populisme de gauche, tous ont pour ambition de bâtir un peuple susceptible de leur convenir. Afin de réaliser son bonheur bien sûr !


Notes :

  1. 26 avril 2017.
  2. Voir l’article de Merwane Mehadji, Le Figaro, 29 mars 2017.
  3. Dans le vocabulaire de la chasse, « troller » signifie chercher du gibier, mais dans celui dInternet il s’agit de polluer les forums avec demessages souvent provocateurs.

  4. Julien Cadot, numerama.com, 5 mai 2017.
  5. France inter, 4 mai 2017.

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