121 – Théâtre des opérations (1/2)

Toutefois, comme vous pouvez l’imaginer aisément, la relation auteur-éditeur formant un couple, sa vie se révèle aussi chaotique que celle de tous les autres couples. #RescapesdelEspece

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     À l’aube des années 2000, j’ai reçu la visite d’un « agent littéraire » inconnu sur la place, David Kersan. Il animait une revue, Sur le ring, dont j’ignorais tout et se présentait comme le mandataire de Maurice G. Dantec, en froid avec le milieu parisien et exilé à Montréal sans doute dans l’espoir de s’accoutumer aux frimas. Quand j’ai évoqué l’arrivée de cette possible recrue, l’accueil n’a pas été beaucoup plus chaud du côté de la rue Huyghens. Ni la « littérature », ni le commercial n’ont vraiment exulté.

     Comme à son habitude, Francis Esménard m’a signifié que, si j’y croyais, je n’avais qu’à plonger. Je suis quand même allé racheter les romans de Dantec en poche, histoire de ne pas me fier qu’à mes souvenirs. Ils m’ont confirmé que je pouvais plonger. L’« agent », triomphant, se voyait prendre place à demeure. Il a sorti de sa musette une batterie d’autres propositions qui n’étaient que roupie de sansonnet. Je le lui ai exprimé sans détour. Il ne décramponnait pas pour autant. Et veillait avec un soin jaloux sur le monopole de son accès à Dantec.

     Enfin le manuscrit est arrivé. Par l’agent. Il me l’a apporté comme le nouveau chef-d’œuvre de la littérature mondiale. Survendre est une erreur car la déception s’en trouve amplifiée. Il y avait, dans le foisonnement de Dantec, la permanence de son imaginaire. Lorsqu’il est venu à Paris, nous nous retrouvions, en début de soirée, dans le salon très années 1950 de l’hôtel Lenox, rue Delambre. Je parlais de ses textes, avec admiration mais en suggérant des restructurations, une reprise pour davantage de cohérence. Il m’écoutait. Il ne refusait pas le principe. Il n’acquiesçait jamais.

    Je le quittais et pour lui commençait une autre vie, celle d’un noctambule. En compagnie de Kersan. Une nuit de rock, de filles, d’admirateurs réels ou occasionnels, de consommations diverses et variées, de délires idéologiques qui m’ont paru relever d’une forme d’esthétisme dans la rupture avec les normes sociales. Comme pour une large fraction du public qu’il drainait dans les réunions organisées pour lui. Ce qui n’empêchait pas d’authentiques « fachos » de venir s’y mêler et d’y serrer l’écrivain de près. L’ensemble véhiculait une image peu propice à son rétablissement sur le théâtre des opérations parisien.

   L’agent vantait, au contraire, son efficacité et, en se fondant sur les groupes entraînés dans leur sillage, parlait d’un retour en grâce. Un soir en tête à tête avec Dantec, l’ambiance étant propice, j’ai abordé le problème Kersan. J’avais pris la précaution de préciser d’entrée combien ma position était délicate. Un auteur, en principe, est protégé des excès d’une exploitation commerciale de l’éditeur par son agent. Entre la théorie et la pratique… Combien de ces représentants ne cherchent au contraire qu’à obtenir plus de l’éditeur pour augmenter leur pourcentage, quitte à transformer leur auteur en bête de somme ! Je lui ai indiqué que mes propos étaient personnels, n’étaient plus ceux du représentant de sa maison d’édition. À mes yeux, il se faisait rouler. Il aurait intérêt à reprendre en main ses destinées et à négocier directement. Il s’est refermé, refusant l’échange sur le sujet.

     En 2012, Kersan avait changé d’identité. Il était devenu Serra, ou Serra-Kersan, à moins que ce ne soit Kersan-Serra. Il avait lancé sa propre maison d’édition, Ring, avec Maurice Dantec en tête d’affiche et, pour faire sérieux, la coopération de Raphaël Sorin, passé partout et revenu de tout. Nous avions cohabité, un temps, au sein du comité de lecture d’Albin Michel. Ce vieux bourlingueur a pour principal titre de gloire d’être l’éditeur d’origine de Michel Houellebecq. Lors du lancement de Ring, il s’était expliqué (1) sur son itinéraire : « Je suis comme un vieux chat qui soulève les couvercles des casseroles, goûte la soupe et, si elle lui plaît, il reste, sinon il s’en va. J’ai fait ça toute ma vie. (…) J’ai une carrière totalement irrégulière en apparence, mais avec une ligne : on ne m’emmerde pas, sinon je m’en vais ! » Je ne suis pas persuadé qu’échouer à Ring ait constitué la meilleure illustration de la pertinence de cette stratégie, mais à chacun ses choix.

    Pour ce qui est de sa relation avec Houellebecq, au départ c’est vers Maurice Nadeau que le romancier débutant et auteur de poèmes méconnus – ou plutôt, à en croire Sorin, son épouse – avait porté son choix. Après plusieurs refus, Extension du domaine de la lutte convenait à Nadeau mais, comme souvent, il manquait d’argent. L’ouvrage est parvenu à sortir en 1994. Nadeau n’adhérant pas à l’œuvre, au moins poétique, de son nouvel auteur, Raphaël Sorin, alors chez Flammarion, l’avait récupéré et avait publié, avec succès, quatre ans plus tard, Les Particules élémentaires. Un ouvrage dans lequel l’auteur propose, sous sa véritable identité, un portrait caricatural de sa mère présentée en hippie à la dérive. « Mon fils qu’il aille se faire foutre par qui il veut, avec qui il veut, j’en ai rien à cirer. Mais si, par malheur, il remet mon nom sur un truc, il va se prendre un coup de canne dans la tronche, ça lui coupera toutes les dents, ça, c’est sûr !, lui avait-elle répondu dans un récit autobiographique[2]. Avec Michel, on pourra commencer à se reparler le jour où il ira sur la place publique, ses Particules élémentaires à la main, et qu’il dira : ‘Je suis un menteur, je suis un imposteur, j’ai été un parasite (…) Et je demande pardon' ».

      Dans son entretien pour Ring, Sorin témoigne de sa relation avec Houellebecq : « J’ai passé dix ans avec lui, et je me souviens du choc éprouvé quand j’ai eu en mains le manuscrit des Particules élémentaires. Le lendemain de ma lecture, je suis allé dans le bureau de Charles-Henri Flammarion et je lui ai dit : “Nous tenons ici un chef-d’œuvre !” Je n’avais jamais lu quelque chose de ce genre jusque-là. C’était nouveau, un trou noir dans la littérature française, laquelle déjà, à l’époque, suintait l’ennui et le conformisme. Avec Houellebecq, il y avait un frisson, manifeste dès L’Extension du domaine de la lutte, avec plus d’ampleur encore. Il s’agissait à l’évidence d’un grand écrivain. J’ai eu la chance d’avoir en face de moi un patron intelligent. Chez Flammarion, des gens manifestaient au pire du mépris, au mieux de l’hostilité, ce qui ne me surprenait pas du tout. »

        L’histoire de la littérature est pleine de ces grands noms qui, à leurs débuts, se sont heurtés aux réserves des critiques et aux refus des éditeurs. Sainte-Beuve estimait que Balzac n’aurait pas de lecteurs et l’Académie française a refusé de l’accueillir. Au nombre des refus par les éditeurs, on compte Proust bien sûr, Céline également. Je dois reconnaître que, lorsque j’ai lu le manuscrit d’une parfaite inconnue, constitué d’une suite de dialogues et intitulé Hygiène de l’assassin (3), ma réaction n’a pas été positive. Mon rapport de lecture en témoigne. Si Francis Esménard n’avait pas tranché en faveur de la publication, je ne suis pas certain que le comité aurait rendu un avis favorable.

    Il est aisé, après coup, de moquer cette pusillanimité éditoriale. Comment ces incultes et laborieux bureaucrates de la littérature n’ont-ils pas perçu l’évidence ? Ils sont vraiment pitoyables. Que de poncifs sur ces thèmes ! L’évidence est plus éclatante quand les jeux sont faits. Lancer les dés n’est jamais facile. Le but de l’opération n’est pas d’éditer mais de vendre. Éditer est simple, vendre si difficile. Si les ouvrages de qualité étaient en tête des palmarès, le choix s’en trouverait sinon facilité du moins guidé. Il n’en va pas ainsi. C’est parfois l’inverse. Je me garderai de donner des exemples.


Notes :

  1. Propos recueillis en 2012 par Jean-Christophe Aeschlimann et publiés sur le site de Ring.
  2. Lucie Ceccaldi, L’Innocente, Scali, 2008.
  3. Premier roman d’Amélie Nothomb, publié en 1992 chez Albin Michel.

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