Depuis des siècles, bien avant le règne de l’écrit, notre vie sociale a été fondée sur la poignée de main venant sceller la parole donnée. Un homme perdait son rang social, sa place dans la communauté, s’il manquait à cet engagement. Où devrions-nous exiler nombre de nos élus politiques ? #RescapesdelEspece

Je pense que la carrière politique de Pierre Mauroy devait moins à une stratégie, à des calculs, qu’à un réflexe venu du fond de sa personnalité. Il était loyal dans un univers où cette qualité n’a pas pignon sur rue. À ceux qui m’opposeraient ses renversements d’alliance lors des congrès d’Épinay-sur-Seine en faveur de Mitterrand, ou de Metz en s’opposant à lui, je répondrais qu’il s’agissait de choix politiques. Il est naturel qu’ils évoluent en fonction du contexte. Du rapport des forces, m’auraient dit Mollet puis Mitterrand lorsqu’ils tentaient de faire mon éducation.
Les communistes ont découvert la loyauté de Mauroy à l’occasion des élections législatives de mars 1967. La SFIO était alliée, à l’époque, aux radicaux de gauche et à la Convention des institutions républicaines (CIR) de François Mitterrand, dans le cadre de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS). Les communistes dominaient et tenaient le rôle de protecteurs d’une « gauche non communiste » en pleine restructuration. Ils avaient accepté, en décembre 1966, de ne pas lier un désistement réciproque en faveur du candidat de gauche arrivé en tête au premier tour à la conclusion d’un accord de gouvernement. Ce compromis entre le PCF et la FGDS prévoyait des « cas particuliers » dans lesquels, pour garantir la victoire de la gauche, les communistes retireraient leur candidat, même arrivé en tête au premier tour. Une clause qui devait permettre à certains dirigeants de la FGDS d’être élus à l’Assemblée nationale grâce à la « compréhension » du PCF.
Pierre Mauroy faisait partie de ces privilégiés. Il avait quitté le Val-de-Marne, où il était conseiller municipal, pour revenir vers la terre de ses origines, les plaines du Cateau-Cambrésis où Henri Matisse a vu le jour. À l’issue du premier tour, il accusait un retard de 371 voix sur le candidat du PCF mais bénéficiait de son retrait. Pour la première fois de son existence, il allait pouvoir siéger à l’Assemblée nationale.
Les socialistes étant ce qu’ils sont, quatre cas d’indiscipline par rapport à l’accord électoral de décembre 1966 avaient été constatés : dans l’Indre, le Lot et le Rhône mais aussi dans le Nord. À Saint-Amand-les-Eaux, Jojo faisait des siennes. Une fois de plus.
Le regard bleu du maire, Georges Donnez, était devenu célèbre[1] depuis la participation de sa ville, en 1962, à la première finale d’une nouvelle émission de télévision, animée par Guy Lux et Léon Zitrone : « Intervilles ». Prévue pour durer entre une heure et une heure et demie, cette finale s’éternisera près de deux heures et demie en raison des contestations et réclamations posées par l’avocat Donnez au nom de sa ville. Elle était menée, on peut dire écrasée, par Dax.
Fâché avec la règle d’un autre jeu auquel il avait accepté de participer, récusant la politique d’union de la gauche, ce qui le conduira plus tard à rallier la droite, il refusait de se retirer, alors qu’il était arrivé derrière le candidat communiste. À la surprise des dirigeants socialistes et surtout des communistes, Pierre Mauroy a fait le sacrifice de l’ouverture de sa carrière parlementaire. Il a rendu au PCF la candidature de second tour dans sa circonscription et s’est retiré. Il entendait équilibrer la situation dans le Nord et faire en sorte que la parole collective donnée soit respectée. Il faisait passer le nous avant le moi.
Une dimension qui n’appartenait pas à la culture de François Mitterrand. Quand nous avions parlé de cet épisode quelques années plus tard, il jugeait à son aune et soupçonnait un joli coup tactique. Le secrétaire général du PCF, Waldeck Rochet, a salué le geste en déclarant que jamais le parti communiste n’oublierait cette attitude. Pour une fois, l’image traditionnelle de trahison liée à la social-démocratie dans l’imaginaire communiste cédait le pas à celle d’une loyauté allant au-delà de l’usage courant. Une part de l’autorité dont Mauroy bénéficiait vis-à-vis des communistes a découlé de cette décision. Quant à Georges Donnez, une décennie plus tard, en 1978, il verra sa circonscription lui échapper au profit d’une étoile montante du PCF : Alain Bocquet.
Pour trop d’élus et de responsables politiques, la carrière passe avant toute autre considération. L’ancien président de l’Assemblée nationale, François de Rugy, avait pris l’engagement public, afin de conquérir le perchoir, de remettre son mandat en jeu à mi-mandat, soit au bout de deux ans et demi. Une fois en place, il s’est empressé d’affirmer le contraire et de clamer haut et fort qu’il se maintiendrait en place jusqu’au terme de la législature. Il y a gagné, parmi les députés, les surnoms de « bernique » et « arapède ».
Il est vrai que sa position initiale datait de cette période vertueuse qui se situe entre la fin d’une campagne électorale et les débuts de la confrontation avec le réel. Les rêves vendus sur les tribunes planent encore quelques instants avant de se fracasser. C’est durant ce temps suspendu que Richard Ferrand avait cru pouvoir annoncer, au nom d’En Marche!, que les élus sortants ne se représenteraient pas. Il a, depuis, déferré.
Je rappelle l’épisode du retrait de Pierre Mauroy car l’un des socialistes qui est passé depuis par Matignon a offert l’exemple inverse. Comme le Jojo de Saint-Amand-les-Eaux, le Catalan d’Évry n’a pas été capable de respecter la règle d’un jeu auquel il s’était librement prêté. Manuel Valls, avec son ossature morale de méduse, a failli à sa parole de soutenir le candidat qui sortirait vainqueur de la primaire du PS. Moins d’un an auparavant – une éternité dans le discours politique – il jouait les grandes âmes en dénonçant le comportement d’Emmanuel Macron, sa démission du gouvernement et le lancement d’En marche! : « La loyauté, c’est une valeur. C’est l’engagement d’une vie, on ne peut pas trahir, on ne peut pas être déloyal[2]. » Propos d’expert.
Le respect de la parole donnée a servi de socle, des siècles durant, à des sociétés où l’écriture n’était maîtrisée que par une mince classe de clercs. Les transactions commerciales, les partages de biens, les mariages ne reposaient que sur un échange verbal ponctué d’un « tope là ». Il en va ainsi dans de nombreuses zones de la planète, à commencer par l’Afrique. Or, notre univers politique se distingue de cet usage séculaire par une forme de cynisme derrière lequel tente de se dissimuler une incapacité dans l’action. Ce comportement a été résumé d’une formule par un ancien président du Conseil de la IVe République qui incarne ce sentiment d’impuissance des gouvernants, Henri Queuille : « Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. » Un thème sur lequel brodèrent Charles Pasqua comme Jacques Chirac.
« Cela ne pourra pas durer indéfiniment, estimait Roland Cayrol, directeur de recherche au Cevipof, en ouverture de son essai sur le sujet (3). Les politiques vont finir par payer leur éloignement des préoccupations des citoyens. À force de donner le sentiment, non seulement que les promesses électorales ne sont jamais tenues, mais qu’elles sont carrément faites pour ne pas l’être, les politiques vont finir par subir l’opprobre ou l’indifférence du peuple français. » « À moins que… », ajoutait-il à la fois prudent et soucieux de justifier la suite de son propos.
Éternelle incertitude face au rythme de la vie. San Francisco se développe, prospère, construit, s’amuse. Et pas seulement ses bonobos, de souche ou de passage. Pourtant, la faille de San Andreas est là, chacun le sait. Un jour le « big one », ce tremblement de terre redouté, rasera la ville. C’est inévitable. Quand ? Nous l’ignorons. Raison de plus pour profiter du moment présent. Dans leur masse, les élus ne regardent jamais plus loin que l’échéance de leur réélection.
Notes :
- Ce qui est une facilité de langage puisque la télévision diffusait à l’époque en noir et blanc.
- Grand jury RTL-LCI-Le Figaro, 31 août 2016.
- Tenez enfin vos promesses ! Essai sur les pathologies politiques françaises, Fayard, 2012.