« Un peuple conservateur et émeutier », c’est ainsi que nous définissait le sociologue André Siegfried. Ce conservatisme prend de multiples formes. Il adopte aussi le visage d’un mandarinat dont les ravages se constatent des universités aux hôpitaux, du CNRS aux grands corps de l’État. #RescapesdelEspece
Je ne suis disponible que si ma présence est souhaitée. Dans le cas contraire, je ne vois pas de raison de m’imposer. Les dirigeants communistes ne voulaient pas de moi comme enseignant pour leurs recrues ? Libre à eux. J’avais été estomaqué par la réaction de Georges Marchais lorsque André Laurens et moi avions publié Les Nouveaux Communistes[1]. L’ouvrage avait été longuement chroniqué dans les colonnes du Monde par François Mitterrand. Il s’inscrivait dans une perspective favorable au regroupement de la gauche. Pourtant, face à la presse assemblée, le secrétaire général du PCF avait tonné et dénoncé une « opération anticommuniste ».
En quoi l’ouvrage méritait-il cette colère et justifiait-il cette accusation ? En dressant un état des lieux, il donnait à comprendre qu’au sein de l’univers communiste des sensibilités diverses coexistaient et cherchaient à s’exprimer. Un crime contre le parti. Je venais de récidiver, aux yeux des hiérarques de la Place du Colonel-Fabien, en incitant leurs futurs cadres à relativiser leurs références intellectuelles. De ce nouvel ukase, je déduisais un impact positif de mes enseignements.
Lorsque l’heure du départ de Matignon avait sonné, et puisque j’avais refusé d’être nommé dans la haute fonction publique, il m’avait été suggéré d’entrer à l’université comme professeur associé. Après tout, je disposais des années de carrière professionnelle requises et n’avais-je pas déjà enseigné, non seulement à Paris-Descartes mais aussi, à la demande d’Hugues Portelli, en sciences politiques à Paris-X-Nanterre ? Pierre Viansson-Ponté avait suivi un cursus similaire, ce qui, à mes yeux, le rendait légitime.
Il était prévu, afin de faciliter l’opération, que l’université qui me recruterait bénéficierait de la création d’un poste budgétaire, ce qui constituait mon dédommagement pour services rendus à la République et la carotte récompensant ceux qui accepteraient l’inévitable polémique médiatique qui accompagnerait mon recrutement. Car, nul ne pouvait en douter, mon arrivée déclencherait une campagne, plus ou moins soutenue, dénonçant la mainmise du pouvoir socialiste sur l’Université.
Dans un premier temps, il convenait de sélectionner les universités ayant un département des sciences de la communication à même de fournir le cadre idoine. Des anges gardiens du ministère de l’Éducation nationale avaient été chargés de veiller sur mon dossier et je leur faisais d’autant plus confiance que j’éprouve une réaction instinctive de rejet face à ce monde rébarbatif, ses sigles incompréhensibles, ses structures labyrinthiques et son inébranlable corporatisme.
Je n’ai pas eu besoin de longues explications pour comprendre que Paris-II-Panthéon-Assas soit écarté d’entrée. Mes années à l’UNEF m’avaient familiarisé avec ce bastion de l’extrême droite étudiante. Inutile de brandir la muleta sous le mufle du taureau ! Du côté de Paris-I-Sorbonne, en revanche, l’encadrement, bien que giscardien d’origine, semblait plus policé. Et Viansson-Ponté y avait sévi. Un atterrissage semblait possible.
N’ayant pas été dissuadé, à la manière des postulants aux Académies j’ai entamé le ballet des visites d’usage auprès des « chers professeurs » qui auraient à se prononcer sur ma candidature. Les rencontres se déroulaient entre gens du même monde, avec correction mais sans chaleur. Je ne pouvais nourrir le moindre doute sur mon statut : j’étais un intrus. Sans doute honorable, encore que cela restât à confirmer, mais un intrus néanmoins. Déjà, de premiers échos fielleux commençaient à paraître dans la presse de droite.
Sur ces entrefaites, j’ai dû quitter Paris pour plusieurs semaines de déplacement en Amérique centrale en raison d’un voyage au Nicaragua que Pierre Mauroy avait souhaité effectuer en profitant de sa liberté retrouvée après Matignon. Afin de masquer l’objectif premier — voir à quoi ressemblait la nouvelle « révolution socialiste latino » à la mode et rencontrer les dirigeants sandinistes —, nous avions enrobé l’étape principale dans un périple au Mexique et en République dominicaine. À mon retour, je découvris, stupéfait, que ma candidature de professeur associé avait été transférée dans une autre université parisienne où je ne m’étais jamais présenté aux enseignants en poste et où le vote me concernant s’était révélé négatif.
Qu’à cela ne tienne, m’expliquèrent mes anges gardiens ministériels, ces votes ne sont qu’indicatifs, et le ministre de l’Éducation nationale – il s’agissait à l’époque de Jean-Pierre Chevènement – n’est pas lié. Le décret de nomination allait être préparé. Je pouvais dormir tranquille.
C’était mal me connaître. Débarquer, sans préavis, chez des gens qui ne me souhaitent pas parmi eux ? Pas question. D’ailleurs, cette farce avait assez duré. Je me débrouillerais seul, comme je l’avais toujours fait dans mon existence. L’université n’avait pas besoin de moi pour se consacrer à des recherches essentielles[2].
Depuis cet épisode, j’ai observé avec un léger sourire que des postes de professeur associé pouvaient être pourvus de manière plus souple. C’est ainsi que Benoît Hamon, ancien député européen, a siégé au conseil d’administration de Paris-VIII au titre de personnalité extérieure, avant d’enseigner les organisations internationales et les processus décisionnels au sein de l’UE dans le cadre de l’Institut d’études européennes, comme professeur associé.
Notes :
[1] Stock, 1973 ; version actualisée, Les Nouveaux Communistes aux portes du pouvoir, Stock, 1977.
[2] Pour se faire une idée de la variété des « travaux universitaires », cf. Le Point http://www.lepoint.fr/societe/glaciers-sexistes-cafes-racistes-le-palmares-des-etudes-universitaires-les-plus-absurdes-16-04-2018-2210938_23.php#xtor=CS2-238