Je cherche un homme. En tout bien, tout honneur. J’en cherche même plusieurs. Des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers. Je cherche l’électorat perdu de la gauche. #RescapesdelEspece

Il en va de l’enseignement comme du journalisme, le plus confortable consiste à dire à son public ce qu’il souhaite entendre. L’exercice est sans risque et peut permettre d’acquérir une once de popularité. C’est la raison pour laquelle les médias de masse sont, par essence, conservateurs. Qu’il s’agisse de L’Humanité, de Libé ou de L’Obs d’une part, du Figaro, des Échos ou de Valeurs actuelles d’autre part, chacun conforte son lectorat dans ses stéréotypes, l’enferme dans une forme de pensée et de raisonnement. Les gens choisissent ces titres pour y trouver la confirmation de leurs convictions. Voir valider leurs préjugés les satisfait et les faits paraître plus intelligents à leurs propres yeux. « J’avais raison, la preuve est dans le journal » ou, de nos jours, « je l’ai lu sur Internet » ou « je l’ai vu à la télé ».
Le constat est identique pour TF1 et Canal +, ou pour Le Monde et Closer. Le phénomène a pris une dimension officielle avec les algorithmes des moteurs de recherche sur Internet. Leur fonction consiste à proposer au client ce qu’il a recherché précédemment : des sites porno si tel est son penchant, ou des sites djihadistes, ou complotistes, etc… Bref, ces algorithmes tendent à nous enfermer dans notre univers plutôt qu’à nous ouvrir de nouvelles perspectives. La reproduction des élites, thème cher au sociologue Pierre Bourdieu, découle, pour une part, de ce phénomène.
Tous les enseignants ne sont pas novateurs, tant s’en faut. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter les politologues abonnés à l’entre-soi complice des débats télévisés. Si les représentants des divers instituts de sondages appartiennent à une autre génération, sont en activité, dotés de batteries de chiffres actualisés, de références contemporaines et en pleine possession de leurs moyens intellectuels, la plupart de ces doctes experts fleurent la retraite somnolente. Ils ont une propension à vivre sur leurs acquis et à débiter, émission après émission, la même paresseuse grille d’analyse dans laquelle les événements sont priés de s’intégrer. Parfois, il faut forcer un peu pour qu’ils entrent dans le cadre, mais MM. les professeurs y parviennent bon an mal an.
Certains, comme Pascal Perrineau par exemple, émergent du lot. L’ancien directeur du Cevipof, le centre de recherche politique de Sciences Po Paris, a comme les autres affiné depuis belle lurette ses outils de lecture et il n’en varie plus. Pourtant, parfois, au détour d’une analyse de sociologie électorale ou d’une synthèse sur l’extrême droite, ses deux thèmes de prédilection, il surprend, apporte un éclairage inattendu, prend ses interlocuteurs et ses auditeurs à contrepied. Ce qui n’entraîne pas nécessairement l’adhésion.
Diogène avec sa lanterne cherchait un homme. Je suis en quête de plusieurs, de très nombreux même. Il ne s’agit pas, rassurez-vous, d’une allusion aux territoires bonobos mais d’une tentative d’analyse électorale : où sont passés les électeurs de la gauche ? J’aimerais croire Perrineau lorsqu’il décrit un transfert vers l’extrême droite, mais certains de ses pairs crient au loup. Donc c’est flou. La désormais célèbre maxime de la grand-mère de Martine Aubry doit être réversible.
Gérard Mauger[1], sociologue et directeur de recherches au CNRS, estime : « Aujourd’hui, un ouvrier sur sept vote Marine Le Pen. Le premier parti ouvrier de France est de très loin l’abstention. (…) Les abstentionnistes sont le premier parti de France. Une fraction d’entre eux sont des anciens électeurs de gauche déçus, qui pensent que cela ne sert à rien de voter. Ceux-là ne vont pas jusqu’à voter FN comme on a voulu le croire. Le gaucho-lepénisme est un fantasme de Pascal Perrineau, mais c’est une blague, cela ne représente à peine que 2% de ses voix[2]. »
Quant à Thomas Guénolé, maître de conférences à Sciences Po, il va dans le même sens en s’appuyant sur les analyses électorales de Joël Gombin[3] : « En réalité l’essentiel des nouveaux électeurs gagnés par le FN sont des électeurs de droite qui étaient déjà “tangents” et que le lissage du vocabulaire frontiste sous l’égide de Florian Philippot a déculpabilisés du passage à l’acte de voter Le Pen. Il y a certes eu des électeurs qui se sont mis à voter FN alors qu’auparavant ils votaient à gauche, mais le gain est demeuré marginal alors que le gain de voix venues de la droite était, lui, massif[4]. »
Au moins, il y a matière à de vrais débats. Cela change de ces bavardages télévisés qui m’évoquent les escaliers à gravir pour atteindre certains monastères asiatiques. Chaque fidèle ou visiteur fait tourner d’un doigt négligent les moulins à prières en bordure des marches. Trop d’enseignants, de commentateurs, de critiques et aussi d’auteurs se bornent à labourer éternellement le même sillon. Personne n’y échappe totalement, au moins peut-on essayer de tendre vers un zeste d’originalité.
« Même pas faux » était la pire appréciation que Pierre Bourdieu accolait aux travaux de ses étudiants pour signifier qu’ils s’étaient bornés à enfiler des perles. Ce que Gilles Deleuze exprimait lui aussi, de manière plus détaillée, en soupirant : « On connaît des pensées imbéciles, des discours imbéciles, qui sont faits tout entiers de vérités. » Mais non, je ne vais pas tomber dans le piège et donner Alain Duhamel comme exemple, vous aviez déjà effectué le rapprochement.
Notes :
[1] Gérard Mauger et Willy Pelletier, Les Classes populaires et le FN, éd. Du Croquant, 2017.
[2] Entretien avec Anne Laffeter et Fanny Marlier, Les Inrocks, 22 avril 2017.
[3] Doctorant en science politique, sa thèse est intitulée Éléments pour une sociologie configurationnelle des votes. Le cas des votes pour le Front national en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il a publié Le Front national, éd. Eyrolles, 2016, et participe à l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès.
[4] Huffpost, 21 septembre 2017.