Parfois, quand je lis certains de vos commentaires, rescapés de l’espèce, je m’interroge sur le pourquoi de ces années de labeur qui débouchent sur ce blog, sur le bien-fondé de cette tentative de mise au clair. À quoi bon ? Pourquoi chercher à faire bouger les repères, à faire évoluer les références ? Ce n’est pas la première fois que j’éprouve ce sentiment. Les conservatismes sont partout, même au sein des avant-gardes autoproclamées. #RescapesdelEspece
Je ne suis pas du genre à violer les ancêtres. Surtout une mère nourricière. En dépit des défaillances que l’épisode Cambadélis illustre, je respecte trop l’indépendance d’esprit de l’alma mater pour bafouer ses règles. J’admets n’avoir jamais soutenu ma thèse de troisième cycle. Je me suis borné à en déposer le sujet… puis j’ai répondu à la promesse d’embauche du Monde en résiliant le sursis qui m’avait dispensé d’effectuer le service militaire. Les hasards de l’existence m’ont néanmoins conduit en chaire sans avoir eu besoin d’enjoliver mon CV.
Ils m’avaient mis en difficulté et, du même coup, je me suis piqué au jeu. L’un des étudiants m’avait repris sur un point de l’histoire du mouvement ouvrier en me montrant que, sur ce sujet, il en savait plus que moi. Je n’allais pas m’avouer vaincu pour autant. Officiellement, je faisais face, dans ce château près de Poissy, à de futurs cadres de la CGT. Officieusement, du PCF aussi. Ils suivaient un programme de formation sous-traité à l’IUT des carrières sociales de l’université Paris-Descartes où Jean-François Kessler m’avait demandé de venir enseigner. Par la suite, il me mobilisera pour diriger des séminaires sur les relations avec la politique ou la communication à l’École nationale d’administration dont il était devenu directeur adjoint.
Ce Morvandiaux, issu d’une famille d’ouvriers agricoles, est passé par l’ENA – dans la même promotion que Jacques Chirac – avant de se consacrer à l’enseignement et à la sociologie en travaillant sur la haute fonction publique[1]. Après avoir transité par le PSU dans les années 1960, il avait rallié le parti socialiste au lendemain du congrès d’Épinay-sur-Seine. Il a d’abord mené une action politique de terrain dans la Nièvre, fief électoral de François Mitterrand, puis en aidant Pierre Bérégovoy à Nevers. Nos deux sujets de prédilection, lors de nos nombreuses conversations, portaient sur la personnalité de Mitterrand d’une part et sur les relations non moins complexes qui existent en France entre la haute fonction publique et la politique.
Sur ce point, Jean-François Kessler a développé une analyse plus fine que le pamphlet contre « l’énarchie » cosigné par Jean-Pierre Chevènement[2]. « L’énarchie n’existe pas en tant que catégorie sociale, souligne-t-il[3] ; elle n’existe pas en tant que catégorie dirigeante. Elle ne forme ni une couche homogène ni un pouvoir autonome. Les anciens élèves de l’ENA n’ont ni origines communes ni destin commun. Ils ont seulement une formation commune. »
Puisque les jeunes cégétistes entendaient me pousser dans mes retranchements, je me suis attaché à préparer avec plus de soin mes cours, décidé à troubler leur conformisme intellectuel et à ne pas les laisser installer leur chaise longue dans le sens de l’Histoire. Il n’était pas trop tard pour les inviter à réfléchir par eux-mêmes. Le thème de mes interventions étant « l’évolution des idées politiques », semaine après semaine j’ai entrepris de retracer leurs parcours, souvent sinueux, au fil des siècles. Le passage d’une thématique de droite à gauche ou l’inverse comme ce fut le cas du colonialisme. Si j’étais aujourd’hui devant eux, j’utiliserais l’exemple de la laïcité et la manière dont ce concept a été farouchement combattu, à l’origine, par la droite en général et la droite catholique en particulier. À présent, les mêmes se font, face à la gauche, les plus ardents défenseurs d’une laïcité récupérée comme un outil de combat contre l’islam.
La fraction de cette gauche la moins assurée de ses bases idéologiques, comme les radicaux de gauche de Sylvia Pinel ou la « deuxième gauche » de Manuel Valls, fait chorus et donne raison à Rosa Luxemburg qui estimait que « l’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’État par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’État bourgeois[4] ».
Dans ces opérations de décryptage, je sentais que je marquais des points. Un matin de printemps, je reçois un appel au Monde où j’étais journaliste. Il s’agissait d’un vieux complice, Alain Krivine. Il me propose d’organiser une manifestation pour me défendre. Je tombe des nues. Il m’explique que mon enseignement à Poissy fait scandale dans les hautes sphères de la CGT et que la direction de Paris-Descartes, Jean-François Kessler donc, a été sommée de ne pas me reconduire dans son programme l’année suivante, faute de quoi la centrale syndicale annulerait son contrat avec l’IUT. Selon lui, la direction du parti communiste serait à la manœuvre.
Après avoir insisté auprès de Krivine pour que, surtout, lui et les siens se tiennent tranquilles et ne transforment pas cette situation en conflit politique public, je me suis rapproché de Kessler pour me renseigner et lui dire que je ne comptais pas m’accrocher. Il était prêt, m’a-t-il assuré, à me défendre, mais j’ai senti son soulagement en voyant se profiler une solution évitant les vagues. Nous étions, en ce domaine aussi, sur la même longueur d’onde.
Notes :
[1] Voir notamment Les Hauts Fonctionnaires, la politique et l’argent, Albin Michel, 2006.
[2] L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, sous le pseudonyme de Jacques Mandrin, La Table Ronde, 1968.
[3] Dans le numéro 80 de la revue Pouvoirs, janvier 1997.
[4] La Crise socialiste en France, article paru en 1900. Œuvres complètes, Le Socialisme en France, éd. Agone, 2013.