154 – Le rendez-vous du quai Branly

Ne croyez pas que la France soit intervenue au Sahel en raison d’une décision de François Hollande. Et ne croyez pas qu’elle quittera cette zone d’opérations avec Emmanuel Macron. L’histoire a parfois besoin d’être remise en perspective. #RescapesdelEspece

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En compagnie de Pierre Messmer après un débat sur France Inter

              Les épisodes cubains demeurent marginaux dans l’action extérieure de la France. Malheureusement, je redoute que les mêmes formes d’inculture aient prévalu, avec Nicolas Sarkozy comme avec François Hollande, pour ce qui concerne la gestion de la bande sahélienne dans laquelle la France s’est ensablée depuis Valéry Giscard d’Estaing. Car, de deux choses l’une, ou les proclamations réitérées de Hollande concernant l’engagement militaire qu’il a ordonné au Mali ne sont que propagande, et la ficelle ressemble à une corde, ou – ce que je crains – il est sincère, et c’est beaucoup plus grave. Cela signifie qu’il ignore les fondements d’un dossier qui est posé sur le bureau du chef de l’État français depuis quarante ans.

          L’autoportrait qui résulte de l’ouvrage Un Président ne devrait pas dire ça… incline, hélas, à valider cette hypothèse. Et les leçons qu’il prétend avoir, hâtivement, tirées de son passage au pouvoir n’inclinent guère à lui prêter de la lucidité. S’il présente comme une évolution innovante, et une adaptation à la société contemporaine, la prise en compte des droits individuels, il n’en mesure ni les effets idéologiques ni les conséquences politiques.

              Au fil d’une gestion électoraliste à courte vue, les social-démocraties ont rompu, sans en avoir une claire conscience, avec leur socle de référence[1]. Cette perte de repère explique, pour partie, leurs échecs répétés dans les pays industrialisés. François Hollande ne cesse, par ses comportements et ses publications, de s’enfoncer plus avant dans l’ornière où il a versé.

             Sans remonter très loin dans l’histoire contemporaine, depuis l’intervention catastrophique en Libye, jugée par Obama comme sa pire erreur en tant que Président, nous savons sur quoi peut déboucher une « guerre humanitaire ». Celle-ci a été soufflée à l’oreille de Nicolas Sarkozy par un Bernard-Henri Lévy en proie à ses démons d’écrivain méconnu et toujours à la recherche d’un destin à la Malraux. Ces initiatives ont été dénoncées par Rony Brauman[2], l’ancien président de Médecins sans frontières. « La communication en est une dimension primordiale, puisque leur intitulé même est une affaire de communication, explique-t-il. J’ajoute qu’aujourd’hui encore, je suis sidéré par la passivité, voire la docilité, avec laquelle les allégations de massacres ont été relayées, sans vérification, sans recoupement, par une grande partie de la presse et de la classe politique en France. À quand une commission d’enquête parlementaire sur cette guerre, comme l’ont fait les Britanniques ?[3] »

            Certes, la situation dans la bande sahélienne n’emprunte qu’en partie à la notion de guerre humanitaire. Cette définition correspond davantage à la situation en Centrafrique. Toutefois, lorsque les chaînes de télévision diffusent avec complaisance la litanie des reportages, réalisés avec la bénédiction des services d’information des armées, sur les médecins qui, en marge des opérations, viennent prêter assistance aux populations isolées, comment ne pas se poser la question de la permanence d’une idéologie néocoloniale ? Depuis deux siècles, les mêmes représentations sont à l’œuvre, derrière lesquelles se déploient des stratégies de domination et d’accaparement. Le bon médecin blanc (ou instituteur, ou missionnaire…) vient au secours des Noirs arriérés. Un altruisme en trompe l’œil, à la manière des maisons Potemkine.

       Car, dans le même temps, et toujours au nom de cette préoccupation « humanitaire » et de la sauvegarde des populations, il convient d’user du bâton pour ramener à la raison ceux qui furent tour à tour dénommés « sauvages », « indigènes », « rebelles » et à présent « terroristes ». « Terroristes islamistes », disait-on déjà à la fin du XIXe siècle pour qualifier les partisans du Mahdi. Au Soudan, ils s’opposaient par les armes aux Égyptiens, puis aux Britanniques venus à leur soutien. La mort du général Charles Gordon, lors de la prise de Khartoum en janvier 1885, entraînera, à Londres, la chute du gouvernement Gladstone. Un conflit dans la corne de l’Afrique et au Darfour, c’est-à-dire sur la frontière Est du Tchad, dont nous ne sommes toujours pas sortis.

           Terroristes encore, les combattants du Front national de libération (FLN) algérien que nos présidents viennent, les uns après les autres, saluer à Alger. Terroristes, comme avaient été désignés les résistants de l’Affiche rouge, le réseau Manouchian de Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) de la région parisienne, fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien. Ces migrants rejetés aujourd’hui par Gérard Collomb – qui reprend pour s’exprimer le vocabulaire du Front national – et Emmanuel Macron. Une politique menée pour notre déshonneur collectif[4]. Avec un sens du calendrier étonnant, le ministre de l’Intérieur avait choisi la journée anniversaire de cette exécution d’étrangers morts pour la liberté des Français, 74 ans jour pour jour, afin de présenter, en conseil des ministres, son projet de loi « asile et immigration ». Tout un symbole!

            Ernest Renan disait que l’oubli est un facteur essentiel de la création des nations. Je fais finir par adhérer à cette vision. Lorsque j’entends mettre en garde contre les réfugiés en provenance de la zone irako-syrienne car des terroristes se dissimuleraient en leur sein, je ne peux m’empêcher de me remémorer les propos que tenait la gauche lors de l’exode des pieds-noirs. Les communistes, la SFIO, les syndicats, y compris une CFTC qui affichait encore ses références chrétiennes, tous mettaient en garde contre ces nouveaux venus. Comme d’habitude, le fascisme ne passerait pas ! À l’avant-garde de ces défenseurs des valeurs républicaines caracolait la « nouvelle gauche » et son bulletin paroissial France Observateur, l’ancêtre de L’Obs. Il ne s’agissait pas, aux yeux de ces ardents patriotes, de compatriotes dans le malheur mais de hordes fascisantes au sein desquelles s’étaient infiltrés des tueurs de l’OAS [5].

             L’ensemble de la population métropolitaine faisait montre de la même méfiance, pour ne pas parler d’aversion. C’est un euphémisme de dire que les « rapatriés » ne furent pas accueillis à bras ouverts. Comment une population « coloniale » et « méditerranéenne » allait-elle pouvoir s’assimiler ? Le scepticisme affiché jusqu’au sein de la haute administration faisait le lit d’une xénophobie populaire teintée de racisme. Le même schéma, avec les mêmes acteurs, a contribué à la marginalisation de citoyens français musulmans, rebaptisés harkis. Leur dénigrement, à partir de présupposés politiques les transformant en supplétifs de la sédition, a facilité le non-rapatriement de la plupart et, par contre-coup, leur élimination physique par les nationalistes algériens triomphants. Cette indignité française fut le seul regret confessé par Pierre Messmer, à l’époque ministre des Armées, au soir de son existence.

“Je peux peut-être vous aider ?”

               Les mouvements nationalistes et irrédentistes qui déchirent l’Afrique, et qui sont trop souvent assimilés à une permanence du tribalisme, résultent d’une géopolitique imposée par ces colonisateurs qui soudain, avec le reflux, n’auraient plus représenté le visage de la France. Ils n’auraient constitué qu’une bande d’infâmes profiteurs. Ce sont pourtant les dirigeants des principales puissances européennes qui, d’un commun accord, n’ont respecté ni les bassins de vie, ni l’histoire, ni les peuples, ni les langues, ni les cultures. Ils les ignoraient ou les méprisaient. Dans son ode à l’Afrique colonisée et aux peuples noirs, Jennifer Richard[6] met en scène avec brio les « humanitaires » en lutte contre l’esclavage, du genre Stanley et Savorgnan de Brazza, invités d’honneur au bal des cocus orchestré par le souverain belge Léopold II. Un bal qui débouchera, de novembre 1884 à février 1885, sur la conférence de Berlin au cours de laquelle les Occidentaux et l’Empire ottoman, mais plus particulièrement les puissances européennes, se partageront l’Afrique.

        Jennifer Richard place dans la bouche de Léopold II un propos qui peut s’appliquer aux divers conflits gérés par les puissances depuis un demi-siècle : « On désigne le mal où on veut, en fonction des intérêts, c’est classique. » Et elle résume cette histoire tragique d’une formule: « On a colonisé l’Afrique au nom de la civilisation, on l’a pillée au nom des droits de l’homme. » C’est dans cette lignée que s’est inscrit, avec un mélange de myopie et de cynisme, Bernard Kouchner, « un tiers-mondiste, deux tiers mondain ». Comme pour ses prédécesseurs un siècle auparavant, la presse a fait chorus et chanté les louanges du « bon docteur ». De la même manière qu’elle accompagne les vues gouvernementales changeantes en peignant, selon les conventions du moment, l’un en ami et l’autre en terroriste.

             De Léopold II à Vincent Bolloré, la perception de l’Afrique et de ses habitants par les Européens qui s’approprient ses richesses n’a pas changé de manière significative. Le Blanc a établi le « commerce triangulaire » en industrialisant un esclavage géré par le monde arabo-musulman. Puis il s’est emparé des territoires africains au nom de la lutte contre la traite humaine. Il les a conservés et s’est enrichi en maintenant, sous une forme à peine camouflée, cette pratique d’exploitation.

           Aujourd’hui, en marge des flux migratoires, nous affectons de redécouvrir la permanence de ce trafic. Nous prétendons,  à nouveau, le combattre en raison de cet élan « humanitaire » dont nous ne cessons de témoigner à travers les âges. En réalité, en paraissant agir contre lui, nous cherchons à bloquer les mouvements de population sur la rive sud de la Méditerranée. Toujours les mêmes ressorts, toujours les mêmes manipulations. Ainsi que l’a montré Michel Foucault dans son analyse des institutions policières et répressives, il n’existe pas d’amélioration morale de nos sociétés. Ni Dieu, ni le Progrès, ni l’Humanisme, qui nous ont été proposés tour à tour comme solution, ne constituent la clé d’une libération humaine illusoire. Après avoir acté leur mort, Foucault nous a demandé de constater celle de l’Homme.

               Résonne en moi, depuis plus d’un demi siècle, la définition du continent qui m’a été assénée lors de mon premier séjour sur le sol africain, en 1962 à Abidjan. Aussi caricaturale qu’elle puisse paraître, la scène est authentique dans les moindres détails. Boursier Zellidja, j’avais été réceptionné à ma descente du cargo par un Européen en relation professionnelle avec mon père. Il m’avait offert un verre à la terrasse d’un café. Tandis qu’il faisait cirer ses chaussures par un gamin loqueteux assis sur une caisse, il avait entrepris de m’affranchir : « N’oublie jamais que l’Afrique n’est qu’un rocher merdeux sur lequel pourrissent des nègres. » Je n’ai jamais oublié. Le propos.

                Avec une forme de délectation voluptueuse, l’auteure de Il est à toi ce beau pays fait raconter une anecdote à la fois par une prostituée fricotant avec le roi et par le souverain belge. Un propos qui résume la conférence de Berlin. Un Belge, un Français, un Anglais et un Allemand sont assis à une table, au Congo. Ils « entament une grande discussion afin de définir leurs territoires sur une carte. Ils peinent, se questionnent, tracent, effacent et retracent des pointillés à travers les fleuves et les montagnes. Ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Soudain débarque un Congolais, tout noir, tout nu, qui leur propose gentiment : “Je peux peut-être vous aider ?” Alors le Belge, le Français, l’Anglais et l’Allemand se retournent et lui répondent d’une seule voix : “Dis donc, toi ! De quoi j’me mêle ?”. » De fait, à Berlin, tandis que le chancelier Bismarck jouait les médiateurs, aucun représentant des peuples africains, aucun des monarques locaux avec lesquels avaient été signés des traités, n’avait été convié.

          Après les indépendances, au début des années 1960, le choix a été fait de conserver ces frontières artificielles. À l’aune des difficultés de la construction européenne, il est aisé de mesurer l’ampleur de la tâche qui attend les États africains pour parvenir à travailler ensemble, pour gommer ces limites administratives artificielles qui leur ont été laissées en héritage. Paris a arbitré en faveur d’Houphouët-Boigny contre Senghor en choisissant la balkanisation de ses anciennes colonies plutôt que de vastes ensembles fédérés. Rien n’indique qu’ils auraient tenus. L’exemple de l’ancien Congo belge n’est guère encourageant à cet égard. Même au sein de l’ex-Afrique occidentale française (AOF), la tentative d’union entre le Sénégal et le Mali a tourné court.

            Pour aboutir, il faudrait bénéficier d’une « bonne gouvernance » qui fait défaut. En son absence, le Blanc, comme il s’accroche chez lui à une identité mythique, prétend justifier ses interventions armées à répétition au nom de consciences nationales ivoirienne, malienne, centrafricaine… dont chaque crise démontre le caractère fallacieux.

             En conséquence, les luttes, d’abord contre les colonisateurs puis entre factions rivales, se sont toujours drapées, décennie après décennie, d’oripeaux idéologiques divers. Le communisme, le nationalisme, le mouvement des non-alignés après les indépendances. Aujourd’hui l’islam, comme illustration du retour général du religieux qu’André Malraux avait prophétisé. Il ne faut pas laisser cet habillage variable masquer l’origine des difficultés. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des groupes en lutte à user des outils contemporains de communication pour leur propagande en récupérant les sigles et les tutelles qui permettent de se faire entendre sur la planète. Des références plus théoriques qu’opérationnelles.

Un national-catholicisme

                     Ce qui ne signifie pas que le ferment djihadiste qui s’est propagé au Sahel soit sans signification ni conséquence. Seulement, faisons montre d’un peu de mémoire. En 1962, lorsqu’une fraction de l’armée d’Algérie s’est dressée contre la politique du général de Gaulle, les chefs factieux prétendaient, non sans raison, qu’ils étaient floués de leur victoire contre le FLN sur le terrain. À quel prix avaient-ils obtenu ce résultat ! La situation n’était acquise que sous condition du maintien de détachements armés dans chaque douar algérien. Un coût humain et financier insupportable pour la métropole. Une situation sans perspective d’avenir.

            Tour à tour, les Anglais, les Russes et les Américains ont remporté une « victoire » militaire de même nature en Afghanistan. Là encore, le coût humain et financier ne permettait pas de conserver les territoires conquis. Non seulement les talibans ont repris le terrain perdu, mais ils n’avaient jamais contrôlé d’aussi vastes zones qu’actuellement. La France n’est pas en mesure de pacifier puis de contrôler la zone sahélienne. Pas plus qu’elle n’est capable de quadriller la Centrafrique.

                    Reste la dimension psychologique qui a fait florès durant la guerre d’Algérie. Il fallait conquérir les cœurs pour garantir la pérennité des avancées militaires. Les images des médecins militaires français examinant des bébés maliens entrent dans ce vieux schéma de propagande. Depuis l’hôpital Albert-Schweitzer à Lambaréné, au Gabon, n’en finirons-nous jamais avec les praticiens prétendant venir se mettre au service de populations alors qu’ils pensent d’abord à leur légende, à leur idéologie et à leurs intérêts ?

            Parmi les plus activistes des officiers félons à la fin du conflit algérien, se trouvaient de nombreux anciens du Centre d’instruction pacification et contre-guérilla d’Arzew (CIPCG), où étaient formés les cadres de l’armée française en Algérie. C’est là que s’est élaborée la doctrine de la guerre révolutionnaire qui devait permettre une reconquête (il aurait été plus juste de parler de conquête) des populations.

                 Se mêlaient, dans cette idéologie conçue par les militaires, des résurgences des thèses maoïstes sur l’armée révolutionnaire qui doit se déplacer au sein du peuple comme un poisson dans l’eau et une reprise des théories d’Antonio Gramsci sur la nécessité de faire triompher ses idées afin qu’elles deviennent le « sens commun », avant de conquérir le pouvoir. Parmi ces « officiers révolutionnaires », on distinguait une composante « national-catholique » inspirée par la Cité catholique de Jean Ousset [7]. Un phénomène qui se retrouve, de nos jours, avec le mouvement réactionnaire Sens commun qui a soutenu la campagne présidentielle de François Fillon. Il s’est ainsi baptisé en référence, lui aussi, aux écrits du marxiste italien et se revendique également du national-catholicisme[8].

              Nombre de ces « officiers révolutionnaires » en rupture de légalité avaient rejoint l’Organisation de l’armée secrète (OAS) puis partirent se réfugier en Amérique du Sud où ils ont répandu leurs conceptions et contribué aux aventures qui, comme en Argentine, visaient à changer le peuple afin de le faire correspondre aux vues de la soldatesque[9]. Voilà pourquoi je redoute les conséquences hexagonales de l’inévitable réveil douloureux des contingents de jeunes gens qui sont entretenus, par la myopie des gouvernants, dans d’illusoires rêves de victoire d’un Occident chrétien sur la barbarie islamiste. La zone d’opérations irako-syrienne est en train de révéler le caractère de mirage des schémas officiels développés depuis une décennie. Daech n’était qu’un leurre. Le froid réalisme des Russes leur a permis de reprendre pied sur un théâtre crucial où les Occidentaux sont largement discrédités.

             Le clash entre le chef d’état-major des armées, Pierre de Villiers[10], et le nouveau chef des armées, Emmanuel Macron, nous a offert un avant-goût des possibles tensions futures. La droite nationaliste et catholique ne va manquer, durant les prochaines années, ni de cadres ni de réseaux.

Enlisement militaire

                 Par chance pour les Occidentaux en général et les Français en particulier, dans l’affrontement actuel au Sahel l’adversaire djihadiste se montre incapable de gagner le cœur des populations qui tombent sous sa coupe. Un rigorisme excessif dans l’interprétation de l’islam, des comportements personnels qui relèvent souvent d’une tartufferie éhontée, ne tardent pas à les couper du peuple. Le superbe film du metteur en scène mauritanien – mais élevé au Mali – Abderrahmane Sissako, Timbuktu, montre cette fracture lors de l’occupation du Nord-Mali en 2012 [11].

                  Hollande présente son action au Mali comme un acte fondateur, alors qu’il ne s’agit que d’une conséquence subie. Le Tchad, et en particulier la rébellion chronique dans le Tibesti, a mobilisé les armées françaises entre 1968 et 1972, à travers les opérations Bison et Limousin notamment. Devenu Premier ministre, Pierre Messmer avait mis un terme à l’opération Bison. En 1983, le conflit entre le Tchad et la Libye a posé, à nouveau, la question d’une intervention militaire. Avant ce qui deviendra, en 1983 et 1984, l’opération Manta, François Mitterrand avait souhaité prendre l’avis d’un expert, comme le faisait en son temps Charles de Gaulle. Par l’intermédiaire du général de Bénouville, il avait sollicité Pierre Messmer.

                 Tous trois avaient vécu une jeunesse marquée par l’Action française et les Camelots du roi, et Bénouville en avait conservé des liens amicaux avec l’un comme avec l’autre. Messmer avait accepté le principe d’un échange, mais en posant ses conditions : il ne se rendrait pas à l’Élysée car il n’était pas « convoqué », on ne parlerait pas de politique intérieure. En conséquence, l’entrevue a eu lieu le 6 juillet  1983 de 19h45 à 20h50 chez François de Grossouvre — qui assiste à l’entretien en témoin muet – au premier étage de l’annexe de la présidence de la République, quai Branly, sous l’appartement où étaient logées Anne et Mazarine Pingeot. Pierre Messmer a rédigé un bref compte-rendu de l’échange, qui figure dans ses archives[12].

                Si François Mitterrand souhaitait, comme c’est probable, s’assurer la complicité des réseaux gaullistes de la Françafrique, il s’était trompé d’interlocuteur. Entre Jacques Foccart, qui a dirigé de 1960 à 1974 le secrétariat général aux Affaires africaines et malgaches et qui demeure le gourou légendaire des réseaux néocoloniaux en Afrique, et Pierre Messmer qui, comme directeur de cabinet de Gaston Defferre, ministre de la France d’outre-mer en 1956, avait élaboré une loi-cadre de décolonisation[13] qu’il avait ensuite mise en œuvre au Cameroun puis à la tête successivement de l’Afrique équatoriale française (AEF) et de l’Afrique occidentale française (AOF), l’antagonisme a été total.

                            François Hollande a fait montre d’un comportement mimétique lorsqu’il envisageait une intervention française en Syrie. À en croire le témoignage de l’ancien directeur de campagne de François Fillon, Patrick Stefanini[14], il a tenté de s’entretenir secrètement sur le sujet avec l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy, féru de la situation des chrétiens d’Orient. Le contact a été refusé. Je n’y vois pas un progrès de notre vie démocratique. En revanche, ce genre d’épisode témoigne du degré de méfiance de dirigeants qui se soupçonnent en permanence, hélas non sans raison, de basses manœuvres de manipulations.

                          Face à Pierre Messmer, François Mitterrand s’était entendu expliquer par son visiteur qu’il ne devait surtout pas céder aux pressions des Omar Bongo et autres Félix Houphouët-Boigny en faveur d’une action militaire. Aucune solution par la force n’étant envisageable, le chef de l’État avait été mis en garde contre les risques de ne plus pouvoir se dégager de cette fonction de gendarme régional au milieu d’un univers complexe où les renversements d’alliances sont constants entre ethnies et chefs de guerre. François Mitterrand s’était gardé d’avouer, au moment de l’entretien, qu’il avait déjà mis un doigt dans l’engrenage en autorisant la DGSE à effectuer des livraisons d’armes aux rebelles.

                   Officiellement, en 1981, la France avait soutenu le gouvernement de Goukouni Oueddei en dépit de son alliance avec la Libye, mais, en sous-main, elle permettait au mercenaire Bob Denard de prêter assistance au rebelle Hissène Habré dans sa conquête du pouvoir. Dès qu’il a pris le contrôle du pays, la France a pu renouer avec les nouveaux gouvernants. Ce n’est qu’à compter de la bataille de Faya-Largeau, à l’été 1983, que Paris s’est totalement rangé derrière Hissène Habré.

            À l’occasion de l’opération Manta, qui a constitué le plus volumineux engagement militaire français depuis la guerre d’Algérie, je me souviens avec nostalgie de la revue des troupes stationnées dans le désert tchadien effectuée par Pierre Mauroy. Aux premiers jours d’avril 1984, de retour d’une de ces visites que les dignitaires français se croyaient contraints d’effectuer au Gabon pour apaiser les colères présidentielles d’Omar Bongo, après une escale à N’Djamena un Transall nous avait déposés dans les sables.

                   Profitant de la liberté dont je bénéficiais durant la réunion technique avec le commandement, j’avais tenté d’aller humer ces paysages désertiques qui me bouleversent. Derrière la dune, à l’écart des bâtiments en dur, je suis tombé sur le campement proprement dit. Mal à l’aise, j’ai arpenté les rangées de tentes militaires soigneusement alignées. Devant la plupart d’entre elles de jeunes corps dénudés, à peine couverts d’un mini-slip, faisaient dorer par le soleil des abdominaux dépourvus de la moindre once de graisse. Stoïque, sous les regards goguenards détaillant mes vêtements, j’ai traversé la pâtisserie dont les appétissants gâteaux m’étaient interdits. Mes yeux ne devaient pas s’appesantir ni trahir la moindre gourmandise. Non par rapport aux corps offerts qui, à mon avis, pouvaient être ouverts à des négociations, mais par respect pour la fonction qui était la mienne. Je fais passer la République avant mes pulsions de bonobo.

                    L’opération Manta a été suivie de l’opération Épervier, qui s’est prolongée jusqu’au 1er août 2014, puis de l’opération Serval, celle qui a été décidée le 15 janvier 2013 par François Hollande. Son but était d’arrêter l’avancée en direction de Bamako de forces djihadistes et de sécuriser la capitale du Mali. Ces deux opérations se sont trouvées intégrées dans l’opération Barkhane, en cours. Il est illusoire, en conséquence, de vouloir séparer un événement de ceux qui l’ont précédé. Leur enchaînement au fil des décennies se nomme, en réalité, un enlisement militaire sans perspective.

                    La seule issue envisageable passe par des négociations politiques avec les représentants des divers peuples concernés, peuples dont l’identité est distincte de celle des États. Il n’est nul besoin de références conjoncturelles à telle ou telle organisation islamiste pour que les Peuls, les Soninkés, les Baggaras, les Touaregs, les Zaghawa ou, plus à l’est, les Afars, les Somalis, sans oublier vers le sud les Haoussas, se mettent en mouvement. Que peuples nomades et sédentaires entrent en conflit, qu’esclavagistes et esclaves d’hier ne se satisfassent pas des nouveaux équilibres de pouvoir, ces données sont multiséculaires. La « glorieuse » initiative de François Hollande n’est que l’illustration d’une politique du chien crevé au fil de l’eau suivie par les différents occupants successifs des palais nationaux parisiens.

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Inspection par Pierre Mauroy et Hissène Habré de l’opération Manta. Sur la droite, Thierry Pfister
Photo services du Premier ministre

 

 


Notes :

[1] Les leçons du pouvoir, François Hollande, Stock, 2018. Cette question a été abordée dans le post 150, Absence d’authenticité, https://blogaylavie.com/2018/04/07/150-absence-dauthenticite/ notamment à travers les propos de Marcel Gauchet qui explique que « la justice est devenue interindividuelle, et non plus une justice sociale ». Voir aussi, sur ce sujet, l’article de Laurent Joffrin dans Libération à propos de l’ouvrage de Mark Lilla, The Once and Future Liberal, After identity politics, http://www.liberation.fr/debats/2018/01/30/quand-l-identite-a-fait-sombrer-la-gauche-americaine_1626259 , ainsi que celui de Philippe Pelletier dans la revue Ballast, intitulé « L’émancipation individuelle n’est possible que par l’émancipation collective », https://www.revue-ballast.fr/philippe-pelletier-lemancipation/ .

[2] Guerres humanitaires ? Mensonges et intox, Textuel, 2018.

[3] Interview sur le blog de Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques, 26 février 2018.

[4] Pour plus de détails et d’illustrations concernant l’Affiche rouge, voir la page https://www.facebook.com/pfisterthierry qui accompagne et illustre ce blog.

[5] Voir, pour plus de développements sur ces aspects, 1962, comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Todd Shepard, Bibliothèque historique Payot, 2008.

[6] Documentaliste pour la télévision, quadragénaire, Franco-américaine d’origine guadeloupéenne, Jennifer Richard a publié trois romans aux éditions Robert Laffont : Bleu Poussière (pour lequel elle a été lauréate de la Résidence Robert Laffont du premier roman consacrée à la littérature fantastique), Requiem pour une étoile et L’illustre inconnu. Elle vient de sortir un impressionnant récit dans lequel s’entrecroisent des personnages fictifs et réels pour raconter à la fois la confiscation des terres d’Afrique par les Européens et la ségrégation raciale aux États-Unis : Il est à toi ce beau pays, Albin Michel, 2018.

[7] Cf. Raoul Girardet, La Crise militaire française, 1944-1962, Presses de Sciences Po, 1964.

[8] Cette appellation « Sens commun » a été utilisée également pour désigner l’école philosophique écossaise des Lumières qui regroupe des auteurs comme Thomas Reid et Adam Ferguson. Elle a sous-tendu notamment la pensée politique de Thomas Jefferson.

[9] Cette influence s’est également étendue à la police d’Afrique du Sud durant l’apartheid, aux gouvernants israéliens comme Ariel Sharon, sans oublier le FBI en lutte contre les Black Panthers.

[10] Frère cadet de l’ancien ministre Philippe de Villiers, le général Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon a dirigé le cabinet militaire du Premier ministre de septembre 2008 à mars 2010. Il a eu en charge non seulement la coordination des opérations militaires dans le Sahel et en Centrafrique mais aussi, en métropole, de l’opération Sentinelle. À partir d’un désaccord avec le pouvoir politique sur les crédits militaires, il a résumé son point de vue, le 14 juillet 2017 au soir, après avoir passé la matinée aux côtés du nouveau président de la République à l’occasion du défilé militaire sur les Champs-Élysées. Il a écrit sur sa page Facebook : « Parce que la confiance expose, il faut de la lucidité. Méfiez-vous de la confiance aveugle ; qu’on vous l’accorde ou que vous l’accordiez. Elle est marquée du sceau de la facilité. »  Il a été conduit à remettre sa démission le 19 juillet.

[11] Arches Films, Les Films du Worso, 2014. Retenu dans la sélection officielle du Festival de Cannes 2014, il a obtenu, en 2015, sept Césars dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur. La bande-annonce est disponible sur la page https://www.facebook.com/pfisterthierry qui accompagne et illustre ce blog.

[12] Voir l’intervention de Jean-Pierre Bat, chargé d’études « Afrique » aux Archives nationales, chercheur associé à l’École nationale des chartes, lors de la journée d’étude « Pierre Messmer, une personnalité multiple » organisée par le Fonds de dotation Pierre Messmer, 16 mars 2017. Jean-Pierre Bat a également été en charge de la gestion des volumineuses archives de Jacques Foccart.

[13] Loi 56-619 du 23 juin 1956.

[14] Déflagration, Dans le secret d’une élection impossible, op. cit.

 

 

 

 

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