Les territoires bonobos ne connaissent aucune frontière. Il est vrai que sexe et mort ont toujours cheminé de conserve. Après tout, la vie n’est-elle pas une maladie mortelle sexuellement transmissible ? #RescapesdelEspece

Cet univers minéral figé illustre le caractère éphémère de la perpétuité. Il se visite mais n’existe plus vraiment. Une menace qui pèse sur des secteurs entiers de Paris, comme déjà d’autres cités se sont engluées dans leur fonction muséale. À commencer par la Bruges si chère à Rodenbach, figée dans cette gangue touristique qui est en train de détruire Venise plus sûrement que la montée des eaux de la lagune. Si certains quartiers de Paris voient la vie partir avec les habitants, au Père-Lachaise le domaine des morts sait à l’inverse l’accueillir. Le gisant du journaliste Victor Noir, tué par le prince Pierre-Napoléon Bonaparte, symbolise la transition entre les morts et le vivant. Depuis des générations, l’impressionnant sexe de l’œuvre de Jules Dalou est caressé, selon la légende, par des femmes en mal d’enfants avec l’ambition d’être rendues fertiles. À voir l’ampleur de l’érosion, il y a fort à parier que d’autres doigts s’y sont promenés.
Pour renouer avec ce genre de réalités contemporaines, il convient de se diriger vers la tombe du sex symbol Jim Morrison, retrouvé mort dans la baignoire de son appartement parisien en juillet 1971. Je regretterai toujours de ne pas avoir été présent lors du concert où, aux États-Unis, il avait exhibé son sexe[1]. Son décès à 27 ans fait du légendaire chanteur des Doors le premier de la demi-douzaine d’artistes qui, du guitariste Jimi Hendrix à la chanteuse Amy Winehouse, ont consumé leur existence dans ce bref délai.
Deux catégories de visiteurs voisinent, gâchant l’une et l’autre la vie des gardes assermentés, aux uniformes d’un kaki clair, que ce secteur ne cesse de mobiliser. En premier lieu, les fans de rock et de protest song qui allument des bougies et couvrent de graffitis les sépultures proches, abandonnant un peu partout des bouteilles d’alcool vides. À la manière du Petit Poucet et de ses cailloux blancs, on peut les suivre à la trace pour retrouver le lieu d’inhumation du si séduisant lizard king[2]. Une fraction des skinheads regagne ensuite les fontaines vides du boulevard Richard-Lenoir, qu’ils transforment en salon.
En second lieu, de furtives silhouettes témoignent qu’à l’abri des tombes les pulsions primitives restent à l’œuvre. Les gardiens n’ont pas fini de faire la chasse à ces « suceurs de queues », comme ils les nomment, qui leur pourrissent l’existence. Caveaux éventrés devenus dépotoirs, chapelles entrouvertes jonchées de mouchoirs en papier souillés, témoignent que partout les bonobos marquent leurs territoires. Parfois, derrière la tombe de Morrison, les deux univers se retrouvent et communient en caresses diverses.
Il ne faudrait pas penser que ce détournement de fonction du Père-Lachaise constitue une innovation. Au XVIIIe siècle, un autre cimetière parisien, Saint-Médard, était le lieu de rassemblement des « convulsionnaires » venus se rouler sur la tombe d’un diacre janséniste afin de bénéficier des miracles divins. Le phénomène avait pris une telle ampleur que le roi fit fermer le cimetière. Un rapport de police avait signalé « des jeunes filles assez jolies entre les bras des hommes, qui peuvent contenter certaines passions, car elles sont deux ou trois heures la gorge et les seins découverts, les jupes basses, les jambes en l’air[3] ».
S’il veut toujours que l’on baise sur sa tombe, Damien Saez sait où se faire inhumer. Fille de la bourgeoisie protestante de Lausanne, Grisélidis Réal a fait une carrière de travailleuse du sexe avant d’animer la lutte des prostituées, dans la foulée du mouvement qui était né à Paris en 1974. Elle s’est réalisée dans la création, à travers la peinture et l’écriture. Elle repose au cimetière des Rois, à Genève, non loin de la tombe de Jean Calvin, et n’a jamais fait mystère de sa conception de ce type d’édifice : « Si vraiment les gens veulent conserver une tombe ou je ne sais quoi, (…) il faut que ça serve à quelque chose. Que ça provoque encore un petit peu de scandale, et que les gens viennent baiser, forniquer, vraiment, là qu’ils se sentent libres de transgresser tous les tabous en disant : “Vraiment, cette bonne femme, elle mérite qu’on arrose sa tombe de foutre ».
Notes :
[1] Un usage, il est vrai, assez banal comme en témoignent quelques vidéos, parmi beaucoup d’autres, qui devraient être en ligne sur https://www.facebook.com/pfisterthierry la page Facebook qui accompagne et illustre ce blog.
Elle avait passé, le 22 septembre 2018, le cap des 106 500 abonnés. Toutefois, son contenu révulsant ou les robots ou les responsables de ce réseau social, elle a été autoritairement fermée le 26 septembre 2018. Cet acte de censure m’a été notifié par le texte suivant :
[2] Roi lézard.
[3] Cité in Alain Dag’Naud, Le grand bêtisier de l’Histoire de France, op. cit.