Après m’être orienté, de manière naturelle pour ne pas écrire à la façon d’un mouton de Panurge, vers l’édition traditionnelle[1], j’avais pris la décision, en 2017, de publier sous forme de blog un volumineux texte élaboré durant les années précédentes. Une démarche qui profite surtout aux détenteurs de réseaux puisqu’ils bénéficient ainsi, de manière gracieuse, d’un travail de création qui contribue à l’animation, donc à la fréquentation, de leur entreprise et, partant, à leurs recettes publicitaires. Comme ils échappent, pour l’essentiel, aux impôts européens, ils sont gagnants sur toute la ligne.
Céder à la tentation du numérique revenait, à mes yeux, à fragiliser encore le droit d’auteur et à se soumettre à la domination des plus forts. Les principes d’un côté, mais la curiosité de l’autre. Comment était-il possible de jouer des nouveaux outils mis à ma disposition par la technologie contemporaine ? Aller voir ce qui se dissimule derrière la colline, au-delà de la ligne d’horizon, demeure une tentation à laquelle je ne sais résister.
Néophyte dans l’usage des réseaux sociaux et ne maîtrisant qu’imparfaitement les outils informatiques, j’ai commencé par le plus simple : Facebook. Je n’y suis pas venu seul. Les « sachants » m’ont orienté. Puisqu’il me fallait trouver un public pour le blog, c’était par Facebook que j’y aurais accès, m’a-t-il été expliqué. En conséquence, j’ai ravalé ce qu’il pouvait me rester de fierté, j’ai feint d’oublier mes sarcasmes d’hier à propos de cet outil, et je me suis laissé guider pour créer une page personnelle de façade permettant d’ouvrir ensuite une « page officielle » publique. Le cheminement au sein du réseau est si simple qu’avec un peu de concentration chacun est à même de s’y frayer une route. En conséquence, les vieux ont fini par l’envahir, chassant les plus jeunes vers d’autres supports, comme WhatsApp par exemple.
Pendant trois mois, la page Facebook qui accompagnait le blog est demeurée inerte. J’explorais le réseau, tentais d’en comprendre les ressorts, d’en maîtriser les codes, de dompter aussi les paramètres techniques. Durant cette période, pensant – à tort – qu’il était important de se constituer un groupe d’« amis », je me suis laissé porter par les sollicitations des algorithmes. En une journée, des milliers de prostitué(e)s venu(e)s de tous les continents avaient envahi la page. Il ne me restait qu’à appeler au secours pour qu’elle retrouve sa virginité.
Enfin, je me suis lancé. Je redoutais d’être ridicule en n’agglomérant que quelques dizaines de followers mais pareille situation, après tout, n’aurait froissé que mon ego. Avec des volumes imprimés, j’aurais pu viser 10 000 exemplaires et me satisfaire de la moitié. Faute de références, j’ai reporté ce barème sur Facebook.
La plupart des pages que j’avais parcourues avant de me lancer ressemblaient à une sorte d’album photos familial ou amical. Par nature, leur audience ne pouvait être que limitée aux proches. Il y avait ensuite tous les créateurs – musiciens, peintres, acteurs, auteurs, conférenciers… – qui cherchent à placer leur camelote. En principe, je devais m’inscrire dans ce créneau. Le but était d’orienter les followers de Facebook vers la lecture du blog. Enfin, restait le grand nombre des commentateurs de l’actualité en général ou d’un segment particulier. Leur registre est d’ordinaire militant et le plus souvent véhément. Leur expression demeure pointilliste, ponctuelle.
J’ai décidé de m’abstraire de la chronologie quotidienne qui pervertit déjà la communication médiatique. Pour ce faire, je me suis adossé au blog de manière à disposer d’une colonne vertébrale. Je me suis accordé quelques ouvertures vers l’actualité : les migrants, en défense, et Trump en punching ball. J’avais le droit de prendre mon pied, moi aussi. Quant à Macron, il apparaîtrait de-ci de-là sans a priori jusqu’à ce que la vie, de la loi asile et immigration à l’affaire Benalla, en décide autrement.
L’art de la mosaïque
J’ai appris en marchant et, peu à peu, élaboré une forme de langage qui s’apparente à l’art de la mosaïque. Il s’agit, dans un premier temps, de récupérer sur le web ce qui peut paraître utile, de stocker et classer, de chercher éventuellement des compléments, de retailler à la marge, si c’est possible, une pièce qui ne s’adapte pas parfaitement. À partir de ces matériaux, le jeu consiste à élaborer des séquences, plus ou moins longues, autour d’un thème ou en filant une métaphore, en enchaînant des références visuelles ou autres. Chaque post doit parler au suivant soit par la forme, soit par le fond, et favoriser un enchaînement naturel.
Le procédé est de même nature que celui dont usent depuis des siècles certains des peintres chinois qui élaborent des rouleaux. Il se retrouve, à l’aube du XIe siècle, mis en oeuvre par les brodeurs anonymes de la Telle du Conquest (toile de la Conquête), plus connue sous les noms de Tapisserie de la reine Mathilde ou Tapisserie de Bayeux. Des ancêtres du récit imagé qui débouchera sur le septième art, auquel, dans ma démarche, j’ai emprunté la notion de plans de coupe.
Certes, le maître d’œuvre est sans doute le seul à percevoir certaines subtilités dans les transitions, mais n’en va-t-il pas de même pour tout exercice d’écriture ? L’auteur s’exprime et le lecteur réécrit selon son goût du moment, au gré des aléas de sa perception. Un sujet qui a été traité au fil du blog.
Dans cette composition, les seuls éléments originaux, les seules créations dont je puisse revendiquer la paternité sont les articles du blog. Tout le reste n’est qu’une élaboration à partir de récupérations diverses, à partir de réappropriations pour parler le langage des architectes. Le procédé est aussi ancien que l’homme. Les cultes nouveaux occupèrent les lieux des célébrations précédentes dans l’espoir de drainer vers eux les fidèles des anciennes divinités. À Rome, les superpositions sont de règle : la piazza Navona a été construite sur le stade de Domitien ; le théâtre Marcellus a été transformé en logements au XVIe siècle. Les remparts de Narbonne, qui avaient émerveillé Prosper Mérimée, devaient leur originalité au fait d’avoir été édifiés à partir des anciens édifices romains transformés en carrière.
Partager un lien sur internet constitue un acte de communication, mais il demeure passif. Il s’apparente à du travail à la chaîne. Élaborer une mosaïque relève d’un exercice distinct. Transformer c’est créer. Certains des vitraux de l’abbaye de Fontfroide, nichée dans son vallon des Corbières, ont été composés de cette manière[2].
Au fil des semaines, la maîtrise de l’outil s’affirmant, j’ai pu accorder plus d’attention aux autres paramètres et, en particulier, aux statistiques élaborées par Facebook. J’ai constaté que c’était durant le week-end que la fréquentation de la page s’accélérait et que de nouveaux followers s’agrégeaient. Jamais moins de 2 000 à l’appel[3], avec un pic à 6 000 durant une fin de semaine. De là à pouvoir en tirer des conclusions sur les horaires et les contenus, inutile d’y songer. Parfois la hausse débutait dès le vendredi en fin d’après-midi, parfois il convenait d’attendre le samedi. De même l’arrêt de la progression pouvait se situer après quelques heures ou se prolonger sur 24 à 35 heures.
Sur des sables mouvants
L’édifice qui s’élevait, avec ses mille et une astuces, transitions subtiles et références plus ou moins oiseuses, m’offrait l’illustration de l’inanité des efforts fournis, de la vanité des nuits éveillées afin de nourrir la bête. Au fur et à mesure que je bâtissais mon « grand œuvre », il disparaissait. Les fondements initiaux s’enfonçaient dans cette nuit informatique où tout est enregistré mais plus rien n’est accessible au commun des mortels. Même en passant des jours à faire défiler en arrière la page, il arrive un moment où l’ordinateur jette l’éponge, incapable qu’il est d’accueillir dans sa mémoire l’ensemble des matériaux que l’on prétend vouloir y faire revenir.
Certains bâtissent des châteaux en Espagne, j’édifiais un monument sur des sables mouvants. Et j’y trouvais plaisir en raison même de l’incongruité de l’aventure. Comme chacun sait, sur un sol instable et piégeux il convient de demeurer immobile et de répartir le poids sur la surface la plus large possible. Alourdir la charge ne peut entraîner qu’un enlisement accéléré. En constituant des séquences de cinq à dix posts sur un même thème, en alternant les sujets donc les clientèles, en limitant aussi les domaines d’interventions de manière à demeurer identifiable, je tentais certes d’inventer un langage, mais plus je publiais, plus vite l’ensemble s’enfonçait dans le néant de la cybernétique.
J’affectais de me targuer de la croissance continue du nombre des amateurs, je faisais la nique aux générations montantes histoire de leur prouver que les vieux singes – bonobos ou autres – avaient toujours de la ressource, mais je n’étais pas dupe. Plus je publiais, plus je détruisais. Les réseaux sociaux offrent, à qui veut bien les regarder en face, une image de mort.
Le principe de la place Saint-Marc
J’avais choisi de privilégier le nombre puisqu’il s’agissait, dans cet univers également, du premier critère pour déterminer le succès ou non d’une démarche éditoriale. Là encore, l’observation des premiers résultats de la page m’indiquait la marche à suivre. Ils m’ont permis d’élaborer ce que j’ai nommé « le principe de la place Saint-Marc ». À Venise, des milliers de pigeons hantent ce lieu. Ils se concentrent autour des touristes qui leur jettent des graines. Dès que l’un d’eux arrête, la nuée ailée se précipite vers une autre source de pitance. Le fonctionnement de Facebook n’est pas différent.
La sélection des thèmes est secondaire. C’est moins le sujet qui fait le succès d’un post que le support proposé. Disons que, là où un texte obtiendrait un score de 1, une image se situera à 10 et une vidéo à 100. Bien sûr, les exceptions sont nombreuses et la dérision ou l’attendrissement demeurent des facteurs de polarisation évidents.
Dans le pilotage, interfèrent les fameux algorithmes. Ils repèrent des mots clés qui servent à orienter vers la page de nouveaux « amis » et des « contenus sponsorisés », ce qui peut se traduire par de la publicité. Seulement, la détermination de mots clés ne suffit pas pour savoir si le sujet qui vous intéresse a été traité de manière positive ou négative. C’est ainsi qu’après des posts consacrés aux sectes, j’ai vu mon fil d’actualité être envahi par des prédicateurs de tous poils que les algorithmes de Facebook avaient dirigés vers ma page.
De la même manière, comme aucune intelligence humaine n’interfère, les actes de censure, avec suspension de la page – vous pouvez recevoir mais vous ne pouvez plus émettre – tournent vite à la caricature.
Lors de la Gay Pride de Paris, fin juin 2018, une petite controverse avait accompagné le surlignage aux couleurs arc-en-ciel, à l’initiative de la mairie, de certains passages pour piétons dans le quartier du Marais. Depuis qu’à l’appel d’Emmanuel Macron des millions de chômeurs traversent les chaussées pour trouver un emploi, cet équipement est devenu essentiel. Je le reconnais volontiers.
Un groupuscule homophobe d’extrême droite avait masqué cette identification communautaire en signant son œuvre d’insultes à l’égard de PD invités à quitter le pays. En réplique, l’équipe d’Anne Hidalgo n’avait rien trouvé de mieux que d’annoncer le caractère permanent de ces bandes arc-en-ciel. De quoi alimenter un autre débat, parmi les premiers concernés, sur l’opportunité de ce genre de gadgets symboliques. Ils ont surtout du prix aux yeux des petits notables des associations gays et des édiles socialistes et apparentés. Devant des événements qui les dépassent, les uns comme les autres feignent d’en être les organisateurs. Les premiers croient définir une politique et les seconds s’illusionnent sur le fait qu’ils s’attacheraient ainsi la fidélité d’une clientèle électorale.
La dictature des minorités
Parmi d’autres, le sociologue Gérald Bronner dénonce une « dictature des minorités » qui ne cesse de restreindre le champ du débat public. Il a encore eu l’occasion de réaffirmer cette position à l’occasion de l’interdiction par la mairie de Calais d’un festival végan[4] en raison de risques de troubles à l’ordre public. La plupart des associations de défense des gays s’inscrivent, malheureusement, dans ce type de démarche. Car, comme l’avait relevé Pascal dans ses Pensées, « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »
Suivant cette controverse interne à l’univers gay au fil de commentaires sur GayKitschCamp, je m’étais borné à exprimer un point de vue en partageant un vieux dessin humoristique. Il met en scène deux hommes dans un environnement champêtre. En arrêt devant un panneau indicateur signalant un « voie pédestre », ils se tiennent par la main. L’un des deux s’extasie de découvrir qu’un chemin aurait été créé spécialement pour eux. Au sein du lectorat, ciblé, de cette page Facebook, cette initiative avait suscité des like amusés. Dans la foulée, j’avais décidé de réutiliser cette image sur ma « page officielle ». Quelques heures plus tard, je recevais une notification de Facebook : j’avais contrevenu à ses règles en mettant en ligne un post susceptible d’inciter à la haine.
Comme, en dépit de l’âge et des désillusions, je continue de professer une confiance en la nature humaine, mon premier réflexe a été d’éclater de rire. Il ne m’était pas possible d’imaginer qu’un individu ait pu avoir ce type de réaction. Ce ne pouvait être que le fruit des moulinages de quelques mystérieux algorithmes. Ensuite, l’indécrottable paresse bureaucratique suffisait à expliquer que l’aveuglement numérique se soit trouvé validé.
Pour avoir publié et veillé sur la publication de tiers, je comprends la nécessité d’une supervision, ne serait-ce qu’en raison des risques juridiques. Encore conviendrait-il que cette fonction nécessaire soit exercée par une autorité identifiable. L’anonymat orwellien, de règle sur les réseaux sociaux, est devenu, à mes yeux, le symbole de ces sociétés de contrôle étudiées et dénoncées par Michel Foucault. Seulement, à l’inverse de l’école, de l’hôpital et de la prison, qui constituent des structures imposées, Facebook est un champ clos librement choisi. Il s’offre comme un espace de liberté mais fonctionne comme les systèmes d’enfermement.
Sanctions
Après l’avertissement, il fallait bien que la sanction arrive. Bien sûr, alors que je me méfiais de certains dessins humoristiques pouvant paraître limites, elle est venue là où je ne l’attendais pas. Vingt-quatre heures d’interdiction de publier m’ont été signifiées, sans plus de discussion, le 8 août 2018, en raison de la mise en ligne de photos de Tony Patrioli.
Faut-il demander aux équipes de Facebook un minimum de culture ? Sans doute, non. Ce n’est pas leur rôle. Toutefois, avant d’agir ne pourraient-elles prendre la peine d’effectuer un geste qui demeure dans leurs capacités : cliquer, par exemple, sur Wikipedia afin de vérifier qui est l’auteur affecté par leur acte de censure. Les travaux du photographe italien Tony Patrioli (1941-2017) sont reconnus, au même titre que ceux de Guglielmo Plüschow, également présent sur la page. Ils se situent dans la lignée d’Arcadie et d’un style associé à la cité sicilienne de Taormina qui, au début du XXe siècle, fut une villégiature d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels. Parmi de nombreux autres, David Herbert Lawrence y a rédigé la plupart de ses textes, et Roger Peyrefitte y a écrit nombre de ses romans. Les photographes ont porté à travers le monde la légende de Taormina. Wilhelm von Gloeden a même été mis en scène par Roger Peyrefitte dans Les Amours singulières[5].
À l’inverse de ses prédécesseurs, sur les clichés de Patrioli le sexe masculin est apparent. Les dames patronnesses de Facebook en sont révulsées. Ce qui n’est pas le cas lorsque la représentation de ce sexe figure sur des toiles ou des marbres. La nature du support modifierait donc la perception du corps du délit. La photographie n’est pas, pour Facebook, admise comme un art parmi les autres. Faut-il demander aux équipes du réseau social un minimum de cohérence ? Sans doute, non.
Paradoxalement, ces illustrations entraient dans une série sur l’évolution de la représentation du sexe par l’image et le film. La sanction à l’encontre de Patrioli n’a affecté ni les illustrations voisines, sous le même format, de Guglielmo Plüschow et de Wilhelm von Gloeden, ni l’entretien de Giovanni Dall’Orto sur l’œuvre de Patrioli, pourtant enregistré sur fond de photos de l’artiste. Comprenne qui pourra. Le message d’explication que j’ai tenté d’expédier dans le formulaire prévu à cet effet m’est resté sur les bras. Il me fallait réessayer ultérieurement.
Autre paradoxe, après m’avoir accusé de propager une haine homophobe au prétexte de l’épisode des passages protégés ou pour avoir diffusé, sans commentaire, la photo d’une porte d’appartement taguée d’un slogan « anti PD », Facebook me sanctionnait pour une apologie du nu masculin. Là encore, comprenne qui pourra.
Récidive, peu après que la page eut franchi le cap des 100 000 followers, avec la photo d’un corps d’éphèbe épilé. Le modèle a glissé une main dans son slip pour enserrer son sexe. Pas le début d’une partie génitale en vue ni l’ombre d’un poil. L’incongruité de la scène tient au fait que le vêtement est en réalité une culotte de femme en dentelle.
J’avais au départ sélectionné ce cliché pour illustrer les débats sur le genre. Puis je l’ai retenu comme ponctuation d’une séquence dont le morceau de résistance était constitué de la vidéo d’un pasteur africain provoquant l’érection d’un fidèle par ses incantations. J’avais un doute sur la capacité de Facebook d’accepter cette scène religieuse. Je me leurrais. La présence d’un homme de Dieu a dû être suffisante pour les rassurer. En revanche, le poing dans la petite culotte est devenu final. Au moins pour mon accès au réseau. Trois jours de suspension. Comme pour les mauvais élèves, la sanction n’a cessé de s’alourdir. C’est pour leur bien n’en doutons pas, puisqu’ils refusent de comprendre ! Dire que j’en ai été marri serait mentir. Je n’y voyais qu’une confirmation du caractère irrationnel des critères de censure mis en œuvre.
La rupture devenait inévitable. J’ai ouvert dans mes dossiers une rubrique « enfer » pour classer ce qui me semblait inacceptable pour le réseau. J’institutionnalisais ainsi une autocensure qui, auparavant, ne m’apparaissait que comme une sélection naturelle. Dans la composition de la mosaïque, ce n’étaient plus seulement mes choix qui s’exprimaient mais une conception de la bienséance m’était imposée par des autorités extérieures. Des autorités occultes, humaines ou non.
Comme prévisible, la sanction « définitive » est tombée le 26 septembre 2018 : fermeture autoritaire de la « page officielle », qui était alors suivie par 106 500 abonnés. Je n’ai pas bronché mais des réclamations ont été adressées au réseau. Moins de vingt quatre heures plus tard, il rétablissait la mise en ligne avec le même laconisme dans l’explication que lors de sa suspension. J’ai pu constater, à cette occasion, que le « sentier pédestre » naguère censuré avait effectué sa réapparition !
Je pensais en avoir fini avec ces péripéties et, pour les quelques posts restant à mettre en ligne, j’étais résolu à jouer profil bas et à terminer l’aventure éditoriale en roue libre. Les algorithmes en ont décidé autrement. Le 1er octobre 2018, je reçois une nouvelle notification de non conformité aux normes « communautaires » de Facebook. En cause cette fois-ci, un cliché archiconnu et mille fois publié représentant la reine Elisabeth II posant au milieu d’un groupe d’officiers écossais. Au premier rang, l’un d’eux à un peu trop tiré son kilt et laisse apercevoir son sexe. J’avais, à mon tour, mis cette photo en ligne des mois auparavant. Soudain, l’appareil normatif du réseau social redécouvrait cette incongruité. Elle n’était pourtant plus accessible sous la masse des publications accumulées depuis.
J’ai vu dans ces diktats informatiques incohérents une allégorie du sort réservé, de nos jours, aux bonobos. Ils doivent, pour être reconnus et faire honneur à leur « communauté », se comporter en gay et cesser de se vivre comme des pédés. Ils sont, eux aussi, fermement invités à pratiquer une forme d’autocensure. Elle permet, en retour, d’occuper la place prédéfinie qui leur a été attribuée : mariez vous et, si vous le voulez, adoptez les enfants laissés pour compte par les familles « naturelles ». Comme sur Facebook, la norme sociale n’accepte qu’une vision aseptisée de la sexualité.
Le réseau social est moins regardant en matière de manipulations politiques, surtout lorsqu’il en tire des ressources financières. Au-delà d’un discours de fraternité de façade, à travers les algorithmes de Facebook la société d’enfermement révèle son véritable visage.
Amateurisme, incohérence et paresse accompagnent, en réalité, le règne machinal d’un système robotisé. Il en résulte une forme de communication régentée, comme dans la fiction de George Orwell[6], par un ministère de la Vérité, le Miniver en novlangue. La fonction des algorithmes, au sein de Facebook, consiste à remanier les publications afin de les faire correspondre à une vision aseptisée du monde telle qu’elle est conçue et propagée par les « amis » de Mark Zuckerberg, ce qui correspond à l’équivalent de la version officielle du passé imposée par le parti Angsoc chez Orwell.
Le pire restait pourtant à venir. La page perdait lentement mais sûrement des followers sans plus jamais en regagner. J’observais le phénomène sans pouvoir me l’expliquer. Les posts étaient lus par un nombre de plus en plus restreint d’internautes. Sans doute mon message lassait-il et les curieux s’étaient-ils tournés vers d’autres publications. Je me suis ouvert de mes interrogations auprès de « sachants » qui m’ont parlé d’un filtre que les dirigeants de Facebook avaient placé pour freiner certains contenus suite à leurs déboires, aux Etats-Unis et ailleurs, du fait de l’utilisation du réseau pour des manipulations électorales. J’avais, en effet, vu passer, et valider, une de ces injonctions facebookiennes me signifiant que les responsables du réseau se réservaient le droit de ne pas partager certains contenus à caractère politique. Sans doute était-ce l’origine du déclin de mes publications puisque la politique ne cesse de les irriguer. Force m’était pourtant de constater que fleurs, oiseaux et chanteuses de cabaret subissaient, sur ma page, la même mise au ban.
Pour en avoir le coeur net, j’ai accepté de « sponsoriser » la page un week-end durant afin de vérifier ce qu’il en était des followers. Bien que verser mon obole à Marc Zuckerberg me torde les tripes, lui dont la fortune est évaluée à près de 14 milliards de dollars, j’ai sacrifié moins de vingt euros pour constater que la page avait aussitôt regagné près de 3.000 abonnés. Ils étaient donc toujours là, fidèles au poste. Poussant l’expérience plus avant, je n’ai mis en ligne que des posts anodins, oiseaux, animaux… afin de contourner le fameux filtre. Peine perdu. Qu’importait le sujet, le nombre de personnes touchées demeurait sur une moyenne de deux. Deux ! Pour 103.000 abonnés ?
Les « sachants » ont pris le relais et poussé les investigations au-delà mes faibles capacités. Le réseau ne partageait plus mes publications qu’à cinq internautes. Cinq pour plus de 100.000 abonnés, ce n’est plus d’un filtre qu’il faut parler mais d’un bouchon. Voici comment Facebook et ses algorithmes s’autorise à faire taire les voix qui ne correspondent pas à ses critères en s’évitant la contre-publicité d’une fermeture autoritaire.
Demeure pourtant un mystère : j’ai utilisé Facebook pour rediriger un public vers https://blogaylavie.com/ afin de continuer à faire lire un blog dont j’ai achevé la rédaction. Or, malgré la censure facebookienne, jour après jour, plusieurs centaines d’internautes sont venus le consulter. Par quel cheminement ? Je l’ignore.
Une communauté virtuelle
Se déplacer sur Facebook est équivalent au fait d’évoluer au sein de la société. Les mêmes représentations sont à l’œuvre. Chacun s’applique à ciseler le rôle social auquel il aspire. Les universitaires exhibent leur complexe de supériorité. Les enseignants prolongent leurs cours. Les journalistes publient leurs brouillons. Les défenseurs des animaux créent des chaînes afin de retrouver chats et chiens égarés. Militants de tout acabit débitent les arguments de leur cause avec plus ou moins de passion. Accros du sexe cherchent partenaires tandis que prêcheurs de tout poil draguent les fidèles potentiels. La comédie humaine offre son éternelle représentation.
Je ne sais pas si je me suis fait des amis, au sens vrai, sur Facebook. Je peux témoigner que des habitudes se prennent, des rendez-vous s’instaurent, des échanges – même muets – s’ébauchent. Chaque intervenant régulier a mis en place son propre code de communication. Je pense au rythme ternaire de Sal Max qui, depuis Hawaii, met en ligne chaque jour une photo d’homme, une de femme et une d’ambiance, souvent autour de l’idée de verre ou de repas partagé, ou d’un animal, en sélectionnant chaque cliché avec un souci de raffinement sophistiqué. Aloha. Ou Marie Paule Farina qui, depuis l’île de La Réunion, sert de relais social à son poète d’époux, Raymond. De manière quotidienne, il sélectionne un texte avec les illustrations, graphique et musicale, correspondantes. Je ne me priverai sans doute pas totalement de leur compagnie, ni de l’humour d’Aimé Polge, des débordements de Mac Gregor Graigcrostan, des désespoirs surréalistes de Sébastien Brandela ou des élégances culturelles de Jean-Michel Guenassia. Homo sum, humani nihil a me alienum puto[7].
Si je ferme boutique sans regret, c’est avec une sincère gratitude que je remercie tous ceux d’entre vous qui se sont donné la peine de participer, silencieusement, à ce long cheminement. Je vous devine au travers des statistiques, plus ou moins mystérieuses, que le réseau m’adresse et qui brossent de vous un panorama d’une diversité que l’écrit traditionnel, le livre, ne permettent pas de rassembler. Merci.
Notes :
[1] Albin Michel d’évidence. Après de longs mois de tergiversations, Francis Esménard m’a finalement proposé de ne retenir que la partie du texte narrant ma relation avec Michel. Un seul volume de près de 400 pages tout de même. Publier l’ensemble aurait représenté plus de 1 000 pages soit, en découpant, trois volumes de plus de 300 pages chacun. De quoi rendre prudent tout éditeur. D’autant que le dernier ouvrage publié sous mon nom, « Tu ne crois pas que tu exagères ! » – auquel Francis Esménard croyait – s’était révélé décevant en termes de ventes. Comme ancien éditeur, je ne trouvais rien à redire à la proposition qui m’était faite. Elle était rationnelle. Placé dans la même situation, compte tenu des liens de la maison avec l’auteur, j’aurais suggéré une solution équivalente. Aussi me suis-je senti libre de décliner et de jouer la partie à ma façon.
[2] Il s’agit des vitraux qui éclairent la voûte de grès rose de l’ancien dortoir des frères convers. Quatre ouvertures rectangulaires, recevant la lumière de meurtrières, ont été ornées de compositions, souvent nommées « puzzles », réalisées à partir de fragments récupérés après la destruction, due aux combats de la première guerre mondiale, de verrières de cathédrales et d’églises du nord et de l’est de la France. L’essentiel des pièces réutilisées provient de la cathédrale de Reims. Après avoir racheté Fontfroide, Gustave Fayet avait fait appel à son ami René Billa – dont le nom d’artiste est Richard Burgsthal – pour doter l’abbaye d’éclairages colorés. Ensemble, ils avaient acquis une sablonnière et la verrerie des Sablons dans la vallée de Chevreuse. Burgsthal s’est installé à Bièvre et a réalisé, à partir de 1912, cinq triptyques pour le parloir et deux fresques pour le dortoir devenu salon de musique.
[3] Sauf du 7 au 9 septembre 2018, en raison d’un blocage de la page par Facebook.
[4] Sur sa page Facebook, le 26 août 2018, il a écrit : « Pour ceux qui doutent de la réalité de la “tyrannie des minorités” (oui, il y a des gens qui se sont indignés que j’aie pu utiliser cette expression qui décrit pourtant un processus sociologique bien connu – il est vrai qu’il y a des gens qui ont l’indignation au bord du clavier) : voici un nouvel effet de polarisation qui montre combien le périmètre du débat public, de son expression, est conditionné par des groupes qui transforment des positions concurrentes (le mode alimentaire) en postures contradictoires donc agonistiques. Briser des vitrines de bouchers est tout aussi lamentable que de proférer des menaces sur une réunion végane. »
[5] Éd. Jean Vigneau, 1949.
[6] 1984, publié en 1949. Disponible en Folio Gallimard.
[7] « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », Térence, L’Homme qui se punit lui-même (acte I, scène 1).
Adieu.
J’ai bien apprécié cette promenade en votre compagnie.
Bonne chance pour la suite.
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