16 – Le livre et le pouvoir

Certains pensent que le pouvoir est au bout du fusil. D’autres qu’il est dans les livres. Allez voir, ça va vous en boucher un coin. Et pas celui que vous imaginez. Vous n’en perdrez pas une miette, chers rescapés de l’espèce !  #RescapesdelEspece

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François Mitterrand

        C’est un travers fort répandu dans le monde politique de se rêver un destin littéraire. À en croire l’enquête biographique effectuée par Anne Fulda (1), Emmanuel Macron se vivrait, à la manière de Mitterrand, en personnage romanesque. Il aurait quelques manuscrits dans ses tiroirs. À moins qu’il ne s’agisse que d’une pose, d’une afféterie, à la manière dont il laisse planer le doute sur son statut vis-à-vis de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et escamote ses échecs au concours d’entrée ; ou qu’il exhibe des liens avec le philosophe protestant Paul Ricœur qui ne font pas l’unanimité parmi les témoins.

            L’écrivain est le seul devant qui les dirigeants politiques acceptent de s’incliner. Le général de Gaulle, à propos duquel Jules Roy parlait avec ironie de son côté « gens de lettre », aurait lors d’un déjeuner à l’Élysée, en présence de son ministre de la Culture André Malraux, confié à ses convives qu’à ses yeux le plus grand écrivain contemporain était… François Mauriac, « magnifique talent, qui savait, grâce à l’écrit, atteindre et remuer le fond des âmes (2) ». On imagine la tête que devait faire Malraux.

            Valéry Giscard d’Estaing avait souhaité participer à l’émission de Bernard Pivot « Apostrophes » pour célébrer Maupassant. Ou plutôt, il s’était fait faire une émission sur mesure, dans le décor traditionnel mais tournée à l’hôtel Marigny. Ayant dû abandonner l’espoir d’un retour dans le jeu partisan, il a rejoint l’Académie française, ce que de Gaulle avait refusé tant à Georges Duhamel qu’à Maurice Genevoix lorsqu’ils l’avaient sollicité. L’un des deux Présidents ne se sentait pas assuré de l’immortalité sans le label académique.

         Le prestige gaullien n’avait pas freiné la plume du jeune journaliste Jean-François Revel, auteur de la plus acerbe critique du style du Général (3). Il deviendra, l’heure venue, l’un des quarante. Son analyse stylistique avait viré au pamphlet dès lors que de Gaulle, dès le 18 juin 1940, avait gouverné par le verbe. Revel, pour dénoncer sa « manie de grandeur », avait choisi de mettre l’accent sur les approximations et les enflures de la langue à travers laquelle s’exprimait une pensée conservatrice.

           Mitterrand a posé pour sa photographie officielle, en 1981, en tenant un livre ouvert, une édition des Essais de Montaigne. Une symbolique reprise par Emmanuel Macron qui a préféré laisser l’ouvrage posé derrière lui, sur le bureau. Il s’agit, dans son cas, des Mémoires de guerre du général de Gaulle. Deux volumes de la Pléiade, fermés, font pendant de l’autre côté du Président : Le Rouge et le Noir de Stendhal et Les Nourritures terrestres d’André Gide.

        Lorsque le terme du premier mandat de Mitterrand s’est profilé, il adorait évoquer devant ses visiteurs une possible retraite à Venise, pour écrire. Cette Tentation de Venise (4) dont Alain Juppé a fait le titre d’un journal au fil duquel il s’est interrogé, dans la lignée de cet esthétisme mitterrandien un brin poseur, sur la place de la politique par rapport à l’art, l’amour ou la beauté ; sur le bien-fondé de demeurer en butte à la violence psychologique qui s’y exprime. Force est de constater – sans réelle surprise – que, chez l’un comme chez l’autre, la passion de l’action publique l’a emporté.

         Cette prosternation devant l’écrit prouve que le livre demeure, dans notre imaginaire collectif, l’un des points de passage obligés de ceux qui ambitionnent d’incarner le pouvoir central. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer comme les rayons des librairies se sont trouvés envahis, à la veille du scrutin présidentiel, par les ouvrages signés par ceux qui aspiraient à la candidature. La publication doit préfacer l’accès aux plus hautes fonctions de la République comme, ensuite, elle portera témoignage. Dominique de Villepin, Bruno Le Maire et tant d’autres s’y sont essayés. Les moins doués, comme François Hollande et François Fillon, se sont imaginés journalistes. Sortis l’un et l’autre des affres de l’actualité, ils ont le loisir de polir leurs mémoires.

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           Le livre est longtemps demeuré un objet sacré, accessible aux seuls élus. C’est ainsi que je le percevais, après l’avoir chéri depuis mes plus jeunes années. Il m’inspirait le respect. Je voyais mes parents lui consacrer chaque soir de longues heures. La bibliothèque constituait le meuble le plus impressionnant de la salle de séjour. Il n’avait, à l’époque, pas de rival. Aucun écran n’existait à demeure.

            À l’origine, au plus profond de la mémoire humaine, il avait été perçu comme unique. LE livre était le reflet de la parole divine. Ce qu’Ézéchiel (2,9 à 3,3) exprime en disant :

« Et toi, fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire ! Ne sois pas rebelle, comme cette famille de rebelles ! Ouvre ta bouche, et mange ce que je te donnerai !

Je regardai, et voici, une main était étendue vers moi, et elle tenait un livre en rouleau. Il le déploya devant moi, et il était écrit en dedans et en dehors ; des lamentations, des plaintes et des gémissements y étaient écrits.

Il me dit : Fils de l’homme, mange ce que tu trouves, mange ce rouleau, et va, parle à la maison d’Israël !  

J’ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau.

Il me dit : Fils de l’homme, nourris ton ventre et remplis tes entrailles de ce rouleau que je te donne ! Je le mangeai, et il fut dans ma bouche doux comme du miel. »

          De nos jours, on ne parle plus de mashal, de comparaison en hébreu, ou de parabole chrétienne. L’époque s’est fixé d’autres priorités, au premier rang desquelles figure l’impérieuse nécessité de « faire le buzz », de se donner en spectacle. D’où le fait qu’un éminent professeur britannique de l’École de sciences politiques et de relations internationales de l’université de Kent, Matthew Goodwin,  spécialisé dans l’étude de la droite radicale et de l’euroscepticisme, s’est cru obligé, en direct sur la chaîne Sky News, de singer l’enseignement d’Ézéchiel. Après l’avoir arrachée, il a mâché une page d’un de ses ouvrages. Il s’y était engagé, sur Twitter dont il est un usager constant, si le Labour obtenait plus de 38% des suffrages à l’occasion des élections législatives anticipées de juin 2017. En matière d’expertise britannique, je préfère toutefois m’en tenir au conseil formulé par Kevin Brooks dans sa vertigineuse fable métaphysique Captifs : « Le bon conseil du jour : quand vous mourez de faim, surtout, évitez de manger la Bible (5). »

           Au temps des guerres de religions, on distinguait les fermes entre celles qui possédaient LE livre, la Bible, et celles qui ne l’avaient pas, entre les huguenots qui prétendaient s’approprier la maîtrise du texte et les catholiques qui demeuraient guidés par le personnage sacré du prêtre.

              À propos de l’imprimerie, dans La Nuit du bûcher (6), Sàndor Màrai fait dire au personnage de l’Inquisiteur, padre Alessandro : « Le péché de la Connaissance, c’est ainsi qu’en parlait saint François. C’est lui qui déclarait que la Connaissance est l’œuvre du diable et que seule la Sainte Ignorance est à même de sauver les hommes des conséquences funestes et criminelles du Savoir. »

              Comme avec la révolution numérique contemporaine, une avancée technique a entraîné le changement de civilisation. L’imprimerie a permis l’accès direct à la source. Au moins pour la minorité de la population qui savait lire. Il faudra attendre le XIXe siècle et l’école obligatoire pour que le français triomphe, grâce au journal et aux feuilletons. Grâce aux journalistes et aux romanciers.

              Lorsque au Havre je fréquentais « l’école du dimanche » du temple protestant et que venait mon tour de lire, devant mes camarades, le fragment des Évangiles que nous allions étudier, je m’appliquais à faire sentir les nuances du texte. Au point qu’à plusieurs reprises, le pasteur m’avait pris à part au prétexte de me féliciter. Il m’incitait surtout à opter pour une carrière religieuse. Un jour, il ôta le rabat de sa robe pour me le passer autour du cou avec ce commentaire : « Il te va bien, tu sais. »

              À Paris, deux institutions témoignent de ce statut particulier du livre. Je devrais plutôt parler de deux survivances, deux buttes-témoins comme on dit en géologie, qui ont résisté à l’érosion du temps. En premier lieu, sur les bords de Seine, les échoppes des bouquinistes, ces caisses posées sur les rambardes de pierre des quais. Elles sont devenues l’une des images touristiques de la ville. Elles témoignent que le livre a vocation à passer de génération en génération, à tisser un fil qui nous relie au-delà de la mort. D’où cette notion d’immortalité qui est attachée, souvent sans objet, au fait d’écrire.

            Une immortalité symbolisée, toujours en bordure de Seine, par la coupole de l’Académie française. Elle continue d’affirmer que la France, et d’abord sa langue, résultent d’une volonté politique. Le français est devenu, par décision de François 1er et à l’occasion de la signature, en août 1539, de l’édit de Villers-Cotterêts, l’outil de construction d’une nation. Richelieu a porté l’Académie française sur les fonts baptismaux, en faisant du roi puis du président de la République, son parrain, c’est-à-dire son protecteur. En glorifiant la langue, il visait à sacraliser la nation.


Notes :

  1. Op. cit.   
  2. Extrait de la lettre que le général de Gaulle fit porter à la veuve de François Mauriac le 1er septembre 1970, jour du décès de l’écrivain. 
  3.  Le Style du Général, Julliard, 1959.
  4.  Grasset, 1993.
  5.  Trad. Marie Hermet, Super 8 éditions 10/18, 2017. Édition originale The Bunker Diary, Penguin books, 2013,  Carnegie Medal in Literature (médaille Carnegie 2014).
  6.  Trad. Catherine Fay, Albin Michel, 2015.

2 commentaires

  1. Très beau. En plus, tu m’épateras toujours. Je me rappelle un livre d’un médecin (Dr Haddad?) intitulé: « Manger le livre », référence à ton texte d’Ezéchiel mais aussi, dans mon souvenir, à la manne et la matsa. Voir Deut 8,3, à propos de la manne « …afin de te faire connaître que l’humain ne vit pas de pain seul: l’humain vit de tout ce qui sort de la bouche d’Adonaï ». Proverbes 9, 5: La Sgesse: « Allez painez mon pain … et…  » Mais même Chouraqui (dont on célèbre le centenaire de la naissance) aurait trouvé que… j’exagère. Il traduit : “dégustez mon pain”. C’est que l’hébreu, toujours concret, forge un verbe à partir du substantif. La « Sagesse », c’est bien sûr, la Tora. Elle est nourriture. C’est à partir de là, sans doute, que Jésus est passé à « Je suis le pain… », entendez: « Je suis la Tora qui vous nourrit ».

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