Ôtez les vêtements, vous dévoilez les corps. La vue des corps éveille les désirs. Tartuffe avait raison : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir ! » Et vous, rescapés de l’espèce, « par de pareils objets » vos âmes sont-elles blessées, et cela vous fait-il venir « de coupables pensées » ? #RescapesdelEspece

Des stades aux plages, le XXe siècle n’a cessé de révéler les corps, inexorablement. La société allait en être modifiée. D’autant que cette mutation a correspondu, durant l’Occupation, à une situation démographique exceptionnelle : les indigènes mâles, mobilisés ou prisonniers, ayant disparu, une relève de géniteurs étrangers disponibles et désœuvrés s’était installée.
Cette érotisation de la jeunesse s’est prolongée à la Libération avec les zazous et les boîtes de jazz pour culminer, dans les années 1960, avec Mai 68. Vingt années durant, du début des années 1960 à celui des années 1980, la notion de risque qui a toujours été associée à l’acte sexuel a cessé d’exister. Disparue, envolée, évaporée. D’une part, syphilis et blennorragie gonococcique – la « chaude-pisse », quoi ! – ne résistaient pas à la pénicilline et autres antibiotiques, adieu les MST (1) ; d’autre part, les filles prenaient la pilule, et les garçons entreprenants ne risquaient plus de paternités intempestives. En principe.
Lorsqu’un médecin qui faisait cours à l’École supérieure de journalisme de Lille, au milieu des années 1960, a consacré l’un de ses exposés aux relations sexuelles je n’ai jamais perçu une telle qualité de silence dans l’auditoire. Un silence pesant, de plomb. C’est peu dire qu’on aurait entendu une mouche voler. Une plume en se posant nous aurait fait sursauter. Pour la première fois de leur existence ces grands dadais d’une vingtaine d’années, garçons et filles confondus, entendaient détailler, en termes cliniques, les mécanismes de la procréation. Les jeunes étalons qui, d’ordinaire, ne cessaient de se vanter de leurs prouesses érotiques, étaient devenus muets. Soudain, au fond de la salle, un choc sourd interrompit l’enseignant. L’un des mâles venait de comprendre et s’était évanoui. Il allait être père.
Une année ou deux auparavant, j’avais connu ce choc, à un degré moindre. Un matin avant le départ pour le lycée, j’attendais l’ascenseur sur le palier lorsque la porte de l’appartement s’est rouverte. Técla m’a intimé l’ordre de revenir. Elle tenait, dans sa main droite, le récepteur du téléphone. Sans plus d’explication, elle reprit l’échange avec son correspondant. Il était tendu. J’ai vite compris qu’à l’autre bout du fil, il s’agissait d’une femme. Pour dire les choses simplement, elle se faisait « envoyer paître » par ma génitrice. Et sèchement.
Après avoir raccroché, ma mère se tourna vers moi pour m’interroger sans une once de cordialité. Est-ce que je connaissais cette ouvrière d’une des usines de bonneterie de Roanne ? Est-ce que je couchais avec elle ? Elle prétendait être enceinte de mes œuvres, qu’avais-je à répondre ? Euh… à vrai dire… pas grand-chose… Je ne me voyais pas lui expliquer la complexité de la situation. Heureusement qu’en bonne éducatrice Técla avait le sens des priorités : je devais filer au lycée afin de ne pas être en retard mais nous en reparlerions. De ce point, je ne pouvais douter.
J’ai ruminé cette avanie. Au téléphone, l’interlocutrice avait tenté de me ferrer. Elle n’avait pas besoin d’être fine psychologue pour comprendre le caractère artificiel de notre relation et avoir remarqué le manque d’ardeur que je mettais dans nos relations sexuelles, au demeurant réelles. J’étais amoureux, pour la première – et l’une des très rares – fois de mon existence. Pas d’elle. L’objet de mes tourments était le fils du fleuriste devant chez qui je passais chaque jour sur le trajet du lycée Jean-Puy. Nous avions sensiblement le même âge mais, ayant quitté l’école pour travailler dans la boutique familiale, il faisait montre d’une maturité et d’une indépendance dont j’étais fort éloigné.
J’avais déployé mes talents, d’abord pour intégrer sa bande qui avait ses quartiers dans l’un des cafés proches de mon établissement scolaire, puis une fois dans la place, pour nouer avec lui une relation d’amitié. J’y étais parvenu au point qu’il me considérait, selon ses dires, « plus qu’un frère ». Il est vrai que son frère aîné était… CRS.
Ce statut représentait beaucoup pour moi, mais pas assez. Je rêvais d’autre chose qu’il m’était impossible d’exprimer sous peine de prendre son poing en pleine figure. Ou pis, il aurait pu céder à mes attentes un soir de beuverie et ne m’en mépriser que davantage ensuite. J’ai commencé à compenser en tissant autour de lui une sorte de filet protecteur. Comme si j’avais le projet de l’enfermer dans ma toile. Une technique qui ne m’a plus quitté.
Par exemple, puisqu’un jour il avait refusé que nous empruntions une rue du centre-ville au prétexte qu’il devait de l’argent à un chemisier et qu’il ne souhaitait pas déambuler devant sa boutique, je me suis senti dans l’obligation de débarrasser sa route de cet obstacle. Sans trop d’effort, je lui ai soutiré le montant de cette créance puis j’ai rassemblé ma cagnotte personnelle, demandé une avance sur mon argent de poche et, ayant rassemblé les fonds, je me suis présenté chez son fournisseur pour solder les comptes. Surprise, le commerçant ne voyait pas de quoi je lui parlais et n’avait aucun contentieux financier avec mon protégé. Pourquoi avait-il inventé cette histoire ? Je l’ignore. Je me suis gardé de revenir sur le sujet et de lui narrer mon initiative qui devenait doublement pitoyable.
Mon rang privilégié de « plus que frère » me valait d’être associé aux parties de jambes en l’air du couple chaotique qu’il formait avec une ouvrière du textile roannais. Le reste de la bande rêvait d’être à ma place et de pouvoir participer aux copulations, moins pour une question de prestige que pour bénéficier d’une partenaire sexuelle car ils n’ignoraient plus la distance qui existe de la coupe aux lèvres. J’aurais volontiers cédé mon tour mais ce n’était pas envisageable. C’eût été déchoir et perdre mon rang. Je faisais contre mauvaise fortune bon cœur.
Les deux amants avaient pris l’habitude de se rendre dans les gorges de la Loire pour, dans un coin désert, assouvir leurs désirs charnels. Le page de Monsieur – puisque, comme chacun sait, les pages se tournent – et la dame d’honneur de Madame étaient invités à suivre à titre de chaperons, et se devaient de prolonger la comédie jusqu’à son terme à titre de complices.
Je besognais la copine qui m’était imposée en tentant de me caler sur le rythme des occupants du buisson voisin de manière à apercevoir, à chaque remontée, le fessier inaccessible. Comme je n’étais, à l’évidence, pas dans l’urgence, j’avais eu le loisir de prendre des précautions et de sortir couvert.
Ayant déjà fait l’objet d’assauts dépourvus d’une once de subtilité en vue d’officialiser une relation que je ne tenais surtout pas à installer, la revendication téléphonique de paternité ne m’avait pris qu’à moitié au dépourvu. J’inclinais à n’y voir qu’un chantage de plus, sans pouvoir exclure un accident de manipulation. Je profitai de l’occasion pour mettre un terme à ces laborieux exercices physiques et cessai de fréquenter les gorges de la Loire. J’avais une excuse et ne risquais plus de paraître suspect.
Je n’eus plus de nouvelles de mon acolyte féminine. Quant à l’objet de ma flamme, sa famille quitta Roanne pour la côte méditerranéenne, ce qui réglait le problème en dépit de mes tentatives de relance.
Note :
- Maladies sexuellement transmissibles. C’est aussi le surnom sous lequel une partie notable du corps médical a désigné MariSol Touraine lorsqu’elle était ministre des Affaires sociales et de la Santé.