42 – Mon désert de référence

Lors de mon premier séjour dans la demeure de Jules Roy à Vézelay, distant et hautain le maître de maison, en me faisant visiter les lieux, prit dans sa bibliothèque un exemplaire relié de son ouvrage Le Désert de Retz et me le tendit avec ce commentaire : « Évidemment, vous ne connaissez pas. » De fait, je ne connaissais ni le texte ni le jardin anglo-chinois créé en bordure de la forêt de Marly au XVIIIe siècle. Mes déserts sont sans fioritures. Comme je l’essaie avec les textes que je vous adresse, chers rescapés de l’espèce.  #RescapesdelEspece

B42

       Parmi les nombreux aphorismes prêtés à Napoléon, je retiens : « La seule victoire, en amour, c’est la fuite. » Sans l’ériger en règle, je m’abrite derrière son jugement.

    Après mon abandon des buissons roannais, j’ai été confronté à une difficulté comparable à la suite d’un passage dans des lieux guère plus peuplés que les gorges de la Loire. Lors de mon premier séjour en Algérie comme « pied-rouge », à l’issue du camp de vacances dont j’avais la charge à l’été 1965, j’ai endossé le rôle de chevalier servant. Ma mission consistait à veiller sur une collègue qui avait supervisé le camp voisin des filles. Elle souhaitait revoir un membre de sa famille et se rendre au noviciat des petites sœurs de Jésus à El Abiodh Sidi Cheikh, dans le sud-oranais – ou ouahrannais comme il convient à présent de dire – à proximité d’Aïn Sefra.

        Elle ne se sentait pas de traverser le pays seule, en stop. J’éprouvais, face à cette requête, un double complexe de supériorité : d’une part, jouer les protecteurs face à des périls inconnus flattait le côté « aventurier en herbe » ; d’autre part, l’objectif de l’escapade ne pouvait susciter, chez un « esprit fort », qu’une forme de mépris ironique et condescendant.

        Je n’avais pas compris, à l’époque, que cette orientation sexuelle que je traînais comme un boulet n’était que la conséquence de mes options métaphysiques. Si j’en crois l’épître de Paul aux Romains, dans le Nouveau Testament chrétien, les impies dans mon genre reçoivent ce châtiment « puisque ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâce ; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous » (Romains 1, 21-22).

         Somme toute, dans La Belle et la Bête le personnage gay a été nommé LeFou à juste titre. Les pieux citoyens d’Alabama se sont mobilisés à tort. Les studios Disney se sont bornés à illustrer leur livre saint.

          Ce qui est rassurant avec le texte biblique, c’est que toutes les réponses y figurent. Y compris l’origine controversée de l’homosexualité : « C’est pourquoi Dieu les a livrés à l’impureté, selon les convoitises de leurs cœurs ; en sorte qu’ils déshonorent eux-mêmes leur propre corps » (Romains 1, 24). Les formes de ce déshonneur sont clairement identifiées : « C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions infâmes : car leurs femmes ont changé l’usage naturel en celui qui est contre nature (1) ; et de même les hommes, abandonnant l’usage naturel de la femme, se sont enflammés dans leurs désirs les uns pour les autres, commettant homme avec homme des choses infâmes, et recevant en eux-mêmes le salaire que méritait leur égarement » (Romains 1, 26-27).

         Comme je n’avais pu obtenir d’être parmi les accompagnateurs qui ramenaient une partie des enfants jusqu’à Tamanrasset, autant endosser mon armure et découvrir un peu plus l’Algérie. À l’époque, les risques étaient minimes et notre périple, s’il connut son inévitable lot de péripéties, ne méritait pas les accents d’épopée avec lesquels, par la suite, nous nous le sommes mille fois raconté. Si nous avons dormi dans la cellule d’un commissariat, porte ouverte, ce n’est que par la grâce de policiers compatissants qui nous fournirent un abri nocturne.

           Une fois parvenus à bon port, j’étais libre et n’avais qu’à attendre quelques jours que sonne l’heure du retour vers la civilisation. Les sœurs ne pouvant loger un homme, elles m’orientèrent vers la maison des frères.

         Avant d’accepter de m’héberger, le supérieur du noviciat des petits frères de Jésus, plus communément désignés sous l’appellation de frères de Foucauld, tint à s’entretenir en tête à tête avec moi. Je ne saurais affirmer qu’il s’agissait du fondateur, le père René Voillaume, un des premiers disciples de Charles de Foucauld. C’est lui qui, en 1933, jeta les bases de cet ordre contemplatif. Il est possible qu’en 1965 ce soit lui qui m’ait accueilli. Le fait que je sois étudiant dans une école de journalisme lui posait problème. Il mettait un préalable à mon séjour : je devais m’engager à ne jamais écrire sur leur congrégation. J’ai accepté et j’ai respecté cette parole donnée bien que, dès mon retour en France, j’aie cherché à en savoir davantage sur des hommes dont le mode de vie m’avait subjugué.

            Les récits d’un des frères devenu caravanier me plongeaient dans une forme de béatitude qui avait peu à voir avec la métaphysique et beaucoup avec l’isolement et les voyages. Je continue d’observer ce silence promis il y a si longtemps. Moins par fidélité aux frères de Foucauld que parce qu’il constitue un moyen de préserver le statut d’El Abiodh sidi cheick dans mon imaginaire. Cette parcelle de désert du sud-oranais, où je ne suis jamais retourné en plus d’un demi-siècle, est devenue mon « jardin d’Éden », un lieu mythique où, si nécessaire, j’imagine que je pourrai me réfugier.

              Je conserve la nostalgie de ses voûtes étoilées. Plutôt que de passer la nuit dans ma cellule, je préférais me hisser sur le toit, avec pour me bercer les hurlements des chacals. Nul besoin d’imaginer un Créateur pour ressentir un sentiment de paix, d’autant plus exceptionnel que le séjour est bref. Les contraintes de l’isolement n’ont pas le temps de faire effet.

        Dans la journée, en dehors de la participation aux tâches communes, je découvrais le fief des Ouled, ces cavaliers arabes qui se dressèrent pour faire obstacle aux projets coloniaux français. Leur épopée est demeurée à travers la figure de leur chef, devenu légendaire sous son surnom de cheikh Bouâmama, en raison du turban (2) qui ne quittait jamais son crâne. Mon plaisir suprême consistait, après m’être couvert la tête à la manière du cheikh et muni d’une réserve d’eau, à vagabonder dans les dunes en prenant soin de ne pas m’éloigner. Les frères avaient insisté sur le risque de perdre rapidement tout sens de l’orientation dans cette mer de sable. Je revois cette femme affolée qui, m’apercevant tituber dans la descente pour regagner la bourgade depuis le désert, s’était élancée pour me proposer de l’eau : « Almae… ? Almae… ? »

Gouffre

         Mon amicale complicité avec ma compagne d’escapade devint, au fil du temps, une amitié réelle qui ne demandait qu’à évoluer vers d’autres rivages. De retour en France, nous nous sommes revus jusqu’au jour où, allongés sur le même lit, je me suis trouvé confronté non au monologue du vagin mais à celui devant le vagin. Symbolisé par ce sexe offert, j’ai senti un gouffre s’ouvrir devant moi. Nous n’étions plus dans les faux-semblants des gorges de la Loire, pénétrer prenait cette fois-ci une autre signification. À mes yeux de manière certaine, et aux siens aussi fort probablement.

             J’avais lu avec passion Les Rois maudits de Maurice Druon et je ne me voyais pas en Édouard II d’Angleterre célébrant avec son favori, Piers Gaveston, les noces qui l’unissaient à la fille de Philippe IV le Bel, Isabelle de France. Je ne pouvais m’engager sur la base d’un mensonge : ou donner libre cours au projet parfois caressé d’une vie double, d’une union alibi, route sur laquelle s’était engagé Michel Faucher avec sa « fiancée » ; ou expliquer la situation et l’impasse dans laquelle nous nous enfermions.

            La première hypothèse me paraissait dégradante autant pour moi que pour elle. La seconde était au-dessus de mes capacités de l’époque. Je ne me sentais pas la force de mettre des mots sur les faits, un nom sur mon statut. Alors j’ai fait le mort, coupé les ponts, envolé comme un pet sur une toile cirée. Courage, fuyons ! J’ignore si l’adage populaire qui veut que les hommes soient lâches est fondé. Dans mon cas, en cette occasion, je le fus.


Notes :

  1. Pour la plupart des exégètes, ce n’est pas le lesbianisme qui est ici visé mais la prostitution.
  2. Amama en arabe.

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