Le cartésianisme français s’est attiré les foudres de la justice européenne à force de vouloir absolument faire entrer dans un moule prédéfini des réalités qui lui échappent. Réjouissons-nous, rescapés de l’espèce, ces temps devraient être révolus. La France s’étant mise En marche !, les genres devraient pouvoir être « et en même temps ». #RescapesdelEspece
Je m’interroge sur la position de Jorge Mario Bergoglio face à l’intersexuation. Ne devrait-il pas, pour donner un avis, se pencher sur d’autres écritures que celles qui fondent sa démarche religieuse ? Par exemple le roman de l’écrivain britannique Robert Harris, Conclave (1). Ou alors consacrer quelques heures au superbe Middlesex (2), de Jeffrey Eugenides, centré sur un cas d’hermaphrodisme.
Si le sexe n’y est pas orthodoxe, l’Église au sein de laquelle évolue le narrateur l’est. « Il se peut que je devienne l’hermaphrodite le plus fameux de l’histoire », dit-il. C’est ainsi que l’ambiguïté sexuelle est le plus souvent nommée. Par assimilation, car à proprement parler l’intersexuation n’est pas de l’hermaphrodisme. Les deux appareils qui coexistent ne sont pas fonctionnels et ne permettent pas de relations sexuelles complètes. Pour les scientifiques, cette malformation génétique est classée parmi les disorders of sex development (DSD) et toucherait 1,7% de la population mondiale (3). Les réclamations sont, pour le coup, à adresser au Créateur. Faute de contact, les chirurgiens Le remplacent et attribuent de manière arbitraire un sexe au nouveau-né au prix d’opérations souvent invalidantes et qui nécessitent de lourds traitements hormonaux. En 2016, la France a été condamnée à ce propos par l’ONU, notamment par son comité contre la torture.
Au patient de se débrouiller, une fois devenu adulte, avec le genre qui lui a été affecté chirurgicalement. D’où la revendication d’une neutralité sexuelle portée devant les tribunaux par une personne sexagénaire qui a été déclarée de sexe masculin à la naissance mais possédait un vagin rudimentaire, un micro-pénis, pas de testicules et ne fabriquait pas d’hormones. Elle a été élevée comme un garçon mais, un jour, son père lui a dit qu’elle relevait de la tératologie. « J’ai cherché le mot dans le dictionnaire et découvert que c’était la science des monstres », a-t-elle raconté avant de préciser : « Tous les matins, tous les soirs quand je me déshabille et que je me vois nu, je m’administre la preuve que je suis un intersexe (4). »
En première instance, en 2015, le tribunal de Tours lui avait accordé le droit de faire modifier son acte de naissance en portant la mention « sexe neutre ». La même année, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait préconisé la reconnaissance légale des personnes intersexes – ce qui a été réalisé en Allemagne, en Australie et dans la province de l’Ontario avant d’être généralisé à l’ensemble du Canada en août 2017 (5) – et la fin des mutilations génitales. Six mois plus tard, la cour d’appel d’Orléans infirmait la décision du tribunal de grande instance afin de ne pas « reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle ». Une position confirmée par la Cour de cassation.
Comme dans la société « la binarité sexuelle est la règle, a expliqué Me Mila Petkova, l’avocate du plaignant, les personnes intersexes sont très exposées à la stigmatisation, à une forme de violence quotidienne latente (6). » Pour résumer ses travaux sur ces sujets, Anne Fausto-Sterling, professeure de biologie à l’université Brown de Rhode Island, pose la question : « Quel intérêt le système légal a-t-il à ne maintenir que deux sexes, ce que ne fait pas notre biologie collective ? »
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a appelé, le 12 octobre 2017, les Etats à interdire toutes opérations et traitements médicaux non consentis en adoptant une résolution intitulée « Promouvoir les droits humains et éliminer les discriminations à l’égard des personnes intersexes » (7). Quarante huit heures auparavant, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand de Karlsruhe avait statué que ces personnes n’étaient atteintes d’aucune maladie ou malformation nécessitant d’opérer et il a donné au législateur jusqu’à la fin de 2018 pour ajouter au féminin et au masculin des documents administratifs une mention comme « inter », « divers » ou tout autre « désignation positive du sexe ».
Depuis un texte législatif de 2013, les personnes intersexuées avaient, en Allemagne, la possibilité de n’appartenir à aucun des deux genres traditionnels. Toutefois, cette absence, ce vide, a été considéré comme discriminatoire. Comme en France, les cours de justice refusaient de prendre la responsabilité de créer un troisième sexe. Une position affirmée, en août 2016, par la Cour fédérale de justice. Saisis en ultime recours, les juges constitutionnels ont estimé que la détermination d’un sexe à l’état civil, autre que féminin et masculin, ne pouvait être refusée aux personnes intersexuées qui en font la demande. Il s’agirait d’une violation du droit de la personnalité, qui comprend l’identité de genre, droit protégé par la Loi fondamentale allemande.
A la traîne sur tous ces sujets, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme également en ce qui concerne le sort réservé aux transgenres. Pour leur consentir une modification de leur état-civil afin de le faire correspondre au genre dont ils se revendiquent, les autorités françaises exigent que les intéressés se soumettent à une intervention chirurgicale. Or, relève la Cour, ces opérations entraînent une « très forte probabilité de stérilité ». En conséquence, en s’appuyant sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (8), elle estime que « le fait de conditionner la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une opération ou d’un traitement stérilisant qu’elles ne souhaitent pas subir » constitue une violation de leur droit au respect de la vie privée.
Dans son zèle normalisateur, le discours de la hiérarchie catholique ne se limite pas à mobiliser contre une prétendue « théorie du genre », mais cible les politiques publiques liées aux questions d’égalité des sexes. En relayant les campagnes menées par l’extrême droite d’une part et les opposants au mariage entre personnes de même sexe d’autre part, le Vatican ne tend qu’à figer le sexisme ambiant et à conforter l’obscurantisme. Une constante dans son histoire.
Ces divers groupes de pression ont entraîné, à l’été 2014, l’abandon en France des ABCD de l’égalité, un programme qui était destiné à promouvoir l’égalité filles-garçons à l’école. Deux ans plus tard, le rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (9) constatait qu’en dépit du fait que la mixité filles-garçons est obligatoire dans les écoles publiques depuis 1975, les stéréotypes sexistes persistent. Le rapport déplorait le manque de formation des enseignants à ces questions et relevait que dans les manuels les femmes demeurent abonnées aux tâches ménagères.
Plutôt que d’agiter des chimères, les adversaires des études de genre gagneraient à lire ce bilan, à se pencher sur les recherches sociologiques mentionnées, qui sont menées en France comme dans de nombreux autres pays et indiquent que « les stéréotypes de sexe influencent les pratiques pédagogiques, les évaluations scolaires, les contenus des programmes et des manuels, les interactions avec les enseignants, les sanctions, les orientations des filles et des garçons, etc. ». Par exemple, l’indiscipline des garçons – ils représentent 80% des collégiens punis – résulte du fait qu’ils interprètent « le système punitif comme un moyen d’affirmer leur virilité ». La permanence de ces « normes sociales » fondées sur le genre, souligne le rapport, ont un impact direct sur « le taux d’échec scolaire chez les garçons, surtout les moins familiers » avec l’école.
Une autre illustration de ces pesanteurs se constate en matière d’orientation. Aucune série n’affiche une mixité équilibrée mais certaines sont particulièrement désertées par les filles (par exemple « sciences et technologies industrielles ») ou les garçons (séries littéraires ou « sciences et technologies de la santé et du social »). Dans les formations professionnelles, CAP ou bacs pro, les filières de production (mécanique, auto, cuisine, bâtiment, etc.) comptent en moyenne 84% de garçons tandis que les services (soins aux personnes, coiffure, comptabilité-gestion, etc.) accueillent 68% de filles.
Enfin, les cours de sciences de la vie et de la terre (SVT) proposent des « savoirs concernant le corps humain et la sexualité souvent tronqués voire scientifiquement erronés », selon le rapport qui, sur ce point, cite l’enquête de la sexologue Annie Sautivet selon laquelle une fille de 15 ans sur quatre ne sait pas qu’elle a un clitoris. Il faut dire qu’il a été longtemps absent des manuels scolaires des sciences de la vie et de la terre. Il aura fallu attendre celui des classes de quatrième des collèges, publié à la rentrée 2017 par les éditions Magnard, pour le voir pointer. Delphine Gaudy, qui dirige une boutique de lingerie fine et d’accessoires dans le quartier du Marais, à Paris, explique : « Des clientes de 50 ans m’ont déjà demandé si toutes les femmes avaient un clitoris (10). » D’autres ignorent à quoi il sert et comment il fonctionne.
Notes :
- Trad. Natalie Zimmermann, Plon, 2017.
- Op. cit.
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Selon les travaux d’Anne Fausto-Sterling à qui l’on doit Les Cinq Sexes, Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, Petite Bibliothèque Payot, 2013. Pour la France, il n’existe pas de statistiques. Les malformations génétiques du développement sexuel sont estimées à une pour quatre mille naissances, soit environ deux cents cas par an. Cf. Sénat, Rapport d’information sur les variations du développement sexuel : lever un tabou, lutter contre la stigmatisation et les exclusions, de Maryvonne Blondin, sénatrice socialiste du Finistère, et Corinne Bouchoux, sénatrice Europe Écologie Les Verts des Hauts-de-Seine.
- Libération, 18 mars 2017.
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L’Inde reconnaît aussi un troisième sexe, mais il s’agit des transgenres qui ont pignon sur rue, à l’inverse des gays.
- L’Express, 21 mars 2017.
- Résolution 2191 (2017).
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Article 8 : Droit au respect de la vie privée et familiale. 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
- Rendu public le 22 février 2017.
- Les Inrocks, 5 août 2017.