La règle et l’usage, la théorie et la pratique, le discours et les actes… La faille passe dans chacun de ces couples. Nous le savons tous, rescapés de l’espèce. Alors, entre la légalisation d’un mariage entre personnes de même sexe et la possibilité de se tenir la main en public et, ambition ultime, de s’embrasser, il existe le même fossé. #RescapesdelEspece

À l’inverse de Jean-Marie Le Pen qui affirmait, en 1984, que « l’homosexualité n’est pas un délit, mais constitue une anomalie biologique et sociale », je n’ai aucune certitude quant à une origine génétique. Même si un facteur de cette nature intervient, n’en déplaise aux militants les plus radicaux des études de genre, il n’explique pas l’ensemble du phénomène dont les travaux contemporains de sociologie montrent qu’il a existé dans des proportions plus ou moins constantes à toutes les époques et dans toutes les sociétés.
Une éventuelle avancée des recherches biologiques ne mettra un terme ni aux controverses ni aux répressions qui vont et viennent selon les zones géographiques, les régimes politico-religieux et les périodes. Rien ne sera jamais acquis de manière définitive pour une catégorie qui ne représente qu’environ 3% de la population mondiale.
Je préfère user du terme « catégorie » plutôt que de me référer à une notion de communauté, à la mode certes dans les débats sur les minorités mais dont l’existence me semble discutable. Sauf à ne prendre le terme que dans son acception juridique, à savoir un groupe de personnes possédant et jouissant de façon indivise d’un patrimoine commun. Convenons que la notion devient assez artificielle. Quant à considérer que les gays forment un ensemble vivant et agissant pour le bien commun et celui de chacun, ne rêvons pas ! Les querelles autour du communautarisme gagneraient à éclaircir leur fondement sémantique.
En résumé, les homosexuels subissent et subiront les aléas qui s’attachent à toute minorité, surtout dès lors qu’elle paraît menacer un élément fondateur de l’humanité : la virilité du mâle ! En Tchétchénie, les crimes d’« honneur » pour homosexualité ne visent que les hommes. Lesbos est assimilée plus aisément à un simple jeu sexuel.
L’acceptation sociale obtenue durant ces dernières décennies demeure fragile, rien ne garantit sa pérennité. En matière d’interruption volontaire de grossesse (IVG), de simples changements de majorité parlementaire peuvent conduire, même au sein de l’Union européenne, certains États à revenir sur une législation. C’est le cas en Espagne et en Pologne.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’antisémitisme figurait au nombre des interdits sociaux. Deux générations ont passé. Les frustrations accumulées par les enfants de l’immigration, par les rejetons des humiliés de la colonisation, se focalisent dans les banlieues sur les feujs. Elle a conduit de nombreux jeunes, qu’ils adhèrent ou non à des formes d’islamisme radical, à renouer avec cette rage traditionnelle contre le Juif porteur de tous les maux.
La haine qui cible le « pédé » demeure elle aussi et pourra redevenir virulente. En Europe, des agressions homophobes sont relevées régulièrement dans les rubriques de faits divers. Elles proviennent souvent de jeunes adultes, d’adolescents en période d’affirmation de leur virilité. Elles s’observent y compris au sein de sociétés qui semblent les mieux équilibrées, les plus préservées.
Deux Néerlandais, mariés en tant que gays, ont été agressés un dimanche soir (1) par quatre jeunes âgés de 14 à 18 ans, dans la ville tranquille d’Arnhem aux Pays-Bas. Leur crime ? Ils rentraient d’une soirée en se tenant par la main. Après que le couple eut répondu à leurs insultes, les jeunes leur ont foncé dessus pour les passer à tabac. Cette agressivité face à deux hommes se tenant par la main est propre à la culture occidentale puisqu’il s’agit d’un geste naturel d’Afghanistan en Somalie, en passant par l’Inde, le Moyen-Orient et l’Ethiopie. Les garçons, les hommes, témoignent ainsi publiquement d’un lien affectif dépourvu de toute dimension sexuelle.
Cette réaction violente est comparable à ce qui se produisait, et se manifeste toujours en de nombreux lieux sur la planète, lorsque des couples s’affichent alors qu’ils sont ethniquement différents.
Pour dénoncer ces réactions hostiles, une journaliste, Barbara Barend, a invité les hommes, hétérosexuels comme homosexuels, à se promener main dans la main dans l’espace public. Aussitôt lancé par des élus, des diplomates, bref une sphère cultivée et installée, le mouvement a fait florès sur les réseaux sociaux. Un succès public assuré dès lors que le narcissisme était mobilisé et que se mêlaient voyeurisme et bonne conscience. Dans le monde réel, l’ensemble du corps social ne fonctionne pas selon ce logiciel. Les haines ancestrales ne disparaissent pas selon le bon vouloir des codes du moment. Rien n’est jamais acquis en ces domaines.
En France, la situation s’est dégradée depuis les vives controverses qui ont entouré l’adoption de la loi dite Taubira sur le mariage pour tous. En l’absence de statistiques officielles d’ensemble, un rapport de l’association SOS-homophobie (2) fondé sur les déclarations effectuées auprès de l’association, recensait cent vingt et une agressions physiques en 2016. Elles se produisent le plus souvent dans l’espace public, mais la famille et l’entourage immédiat demeurent des lieux de stigmatisation dans près de quinze pour cent des cas.
La religion intervient comme un facteur aggravant dans la mesure où elle est utilisée comme justificatif aux mesures répressives. L’entreprise est loin d’être un lieu d’épanouissement. Douze pour cent des appels de détresse reçus par SOS Homophobie font suite à des incidents survenus dans le cadre professionnel. Dans les trois quarts des cas, les victimes sont des hommes.
Les cibles sont soumises à diverses variantes de harcèlement : Coming out imposé, moqueries à la machine à café, violence dans les vestiaires, discrimination à l’embauche, congé parental refusé… Le Défenseur des droits a indiqué, dans un guide consacré à cette question, que « les employeurs privés et publics apparaissent peu sensibilisés et mobilisés pour mener des actions de prévention de l’homophobie au travail. » « Ainsi, seules 7% des entreprises ayant formalisé une politique de diversité mentionnent explicitement ce critère », précise le texte.
Voulant vérifier des études anglo-saxonnes qui font apparaître une décote dans les salaires des homosexuels, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a cherché, par une approche « indirecte et partielle », à exploiter dans ce sens les données de l’enquête Emploi en sélectionnant, faute d’autres critères, les personnes vivant en cohabitation avec un individu de même sexe dont ils se déclarent « ami ». De l’analyse économétrique entre ce groupe et le reste de la population, il ressort un écart négatif pour les hommes, qui, notent les auteurs (3), « ne peut se réduire aux caractéristiques productives observées et dont une partie pourrait donc se lire en termes de discrimination ». Cet écart est de l’ordre de -6% à -7% dans le privé et de -5% à -6% dans le secteur public. La décote est plus marquée chez les salariés qualifiés que les non-qualifiés et elle s’accroît avec l’âge. Les femmes, là encore, sont moins visées et ce type d’écart ne se constate pas dans leur cas.
Il n’y a pas lieu, dans ces conditions, de s’étonner qu’un tiers des personnes concernées préfèrent faire silence sur leur orientation sexuelle dans leur cadre de travail. Or, souligne le Défenseur des droits, « une étude canadienne a établi que les personnes homosexuelles qui assument publiquement leur orientation sexuelle sont moins stressées que celles qui ne le font pas, ce qui contribue à améliorer leurs performances au travail ».
Quant au rôle des réseaux sociaux comme vecteurs de transmission de discours haineux, même si l’ensemble des plates-formes sont concernées, Twitter rassemble à lui seul la moitié des signalements effectués. Joël Deumier, le président de SOS Homophobie, analyse : « Le discours LGBTphobe a toujours existé. Il a connu une flambée lors du mariage pour tous. Et il a retrouvé de la puissance en 2016, quand la Manif pour tous a tenté de se restructurer pour mieux réexister. Il y a également eu une porosité avec le mouvement Sens commun qui soutenait le candidat Fillon. Certes, il s’agit d’une minorité. Mais d’une minorité bruyante qui pèse, notamment via les réseaux sociaux. À l’arrivée, leurs propos ravivent la haine. Et encouragent aussi des gens qui ne sont pas forcément homophobes à embrayer. »
Le 25 avril 2017, dans la cour de la Préfecture de police de Paris, s’étaient retrouvés, autour du président de la République en exercice, François Hollande, son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, et son futur successeur, Emmanuel Macron, qui était en compétition avec Marine Le Pen, elle aussi présente. Ils offraient l’image symbolique d’une nation rassemblée pour rendre hommage à Xavier Jugelé, policier de 37 ans, affecté à la 32e compagnie de la Direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), qui avait été abattu à l’arme automatique, quatre jours auparavant, alors qu’il était en service sur les Champs-Élysées.
Il était connu de ses collègues et de sa hiérarchie pour son engagement au sein de l’association Flag!, qui défend les personnels du ministère de l’Intérieur et notamment les policiers LGBT. Pacsé, son compagnon lui a, devant les autorités de l’État rassemblées, rendu hommage dans un discours exceptionnellement émouvant dont chacun avait relevé la hauteur de vue. Une formule le résume : « Et pour ce qui me concerne, je souffre sans haine (4). » Promu capitaine et décoré de la Légion d’honneur à titre posthume, Xavier Jugelé symbolisait, au sein d’un univers longtemps rétif, la reconnaissance d’une homosexualité que l’on pouvait espérer banalisée.
Le soir même, à la demande du ministre de l’Intérieur, le parquet de Nanterre était amené à ouvrir une information d’apologie du crime et de provocation à la haine et à la violence en raison de l’orientation sexuelle. Sur Twitter, Facebook, YouTube des messages souhaitaient qu’à la suite de cet assassinat un réflexe sécuritaire provoque la victoire électorale de la présidente du Front national. Elle gagnerait, relevait le message avec un humour de plomb, « grâce au sacrifice d’un payday ». Le meurtre d’« une grosse jacquette » (sic) était célébré comme une « bonne nouvelle ».
Comme à l’accoutumée, Jean-Marie Le Pen a été fidèle à la formule selon laquelle il exprimerait tout haut ce que les Français penseraient tout bas. Il a officialisé les commentaires orduriers du twittos anonyme en commentant l’événement dans son « journal de bord » diffusé sur YouTube. Après s’être étonné de la dimension donnée à cette cérémonie, il a estimé que l’hommage avait été plutôt rendu à l’homosexuel qu’au policier « car la participation de son conjoint et le long discours qu’il a prononcé institutionnalisaient en quelque sorte le mariage homosexuel, l’exaltaient de façon publique ».
Si, dans la plupart des pays développés, les institutions s’attachent désormais à protéger les minorités sexuelles, les condamnations séculaires continuent d’animer les ressentiments d’une part non négligeable des populations. « Les gens », comme dit le populiste Jean-Luc Mélenchon.
Notes :
- 2 avril 2017.
- Publié le 10 mai 2017. www.sos-homophobie.org/rapport-annuel-2017-sur-l-homophobie
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Thierry Laurent et Ferhat Michoubi, « Orientation sexuelle et écart de salaire sur le marché du travail français : une identification indirecte », Économie et Statistique, numéros 464-465-466, paru le 10 avril 2014.
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Citation extraite de l’ouvrage d’Antoine Leiris, Vous n’aurez pas ma haine, Fayard, 2016. L’épouse de l’auteur est morte lors de l’attentat du 13 novembre 2015 au Bataclan, le laissant seul avec un fils de 17 mois.