52 – « Putain de film de pédé ! »

« Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir », vraiment, Johnny ? Si une génération est perdue, ô rescapés de l’espèce, la responsabilité n’en incombe certainement pas à Barack Obama mais à la contre-réforme des hommes blancs en colère qui se sont choisi comme emblème un milliardaire prétentieux et maniaque sexuel assumé.  #RescapesdelEspece

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     Le sexisme dans lequel nous baignons a été, par exemple, illustré par des responsables du parc de loisirs EuroDisney. Ils ont refusé à une mère de famille britannique l’inscription de son fils de trois ans, fan d’Elsa, la Reine des neiges, à l’activité « princesse d’un jour ». Sur son blog (1), la mère s’est indignée : « Si une petite fille veut être un super-héros, elle peut l’être. Si elle veut être un Jedi, elle peut l’être. Elle peut être ce qu’elle veut. De quoi avez-vous peur ? Que se passera-t-il si un garçon porte une robe ? Va-t-il brûler sur place ? Va-t-il devenir gay quand il sera grand et devrai-je vous poursuivre pour ça ? Pouvez-vous m’expliquer quel terrible destin l’attend si vous réalisez son rêve de le coiffer, lui mettre la robe d’Elsa et de le maquiller un peu pour une photo ? Parce que, franchement, je suis déconcertée. » Une démarche qui a conduit la société à battre en retraite et à présenter des excuses en confirmant l’ouverture de l’activité indépendamment du sexe de l’enfant (2).

       À en juger par un autre cas, cette position ne fera pas l’unanimité. À la veille de Noël 2016, un père de famille (3) a raconté sur Twitter que son fils de quatre ans avait envie d’une poupée mais n’osait la demander car, sur le catalogue de jouets, elles étaient dans les pages roses. Le garçonnet pensait ne pas y avoir accès puisqu’il s’agissait d’un domaine réservé aux filles. L’adulte pointait, avec modération, le message sous-jaçent des présentations commerciales.

        Un sexisme qui a été dénoncé, en Espagne, par une publicité d’Audi. Un sexisme que certaines enseignes refusent officiellement. Après la marque John Lewis, la chaîne de magasins à bas prix Hema a supprimé les indications de genre sur les vêtements pour enfants et fusionné les rayons « garçons » et « filles » sous l’appellation « kids ». Le résultat du tweet paternel a été une vague d’insultes du style : « Ton fils, on va le frapper », « C’est à cause de gens comme vous si dehors y a des tarlouzes »…

          Le témoignage d’Édouard Louis (4) n’est pas moins probant dans sa peinture d’un prolétariat haineux vis-à-vis de celui qui est différent. Il décrit le rejet subi dans un village picard à l’aube du XXIe siècle. Comme chez Eribon, l’auteur cherche le salut par les études et le changement de classe sociale qu’elles permettent. La permanence de cette quête prouve que rien n’a vraiment changé. La symbolique du mariage pour tous n’est que le petit bout de la lorgnette. Elle évoque ce que les Américains ont nommé le tokenism, en référence à la période durant laquelle on intégrait quelques Afro-Américains dans un établissement scolaire de manière à se prévaloir, de manière symbolique, d’avoir rompu avec la ségrégation raciale.

     Confrontées à cette sexualité minoritaire, les femmes transigent, déçues ou rassurées c’est selon, mais les hommes, touchés dans leur ego, renâclent tous. Notre ancien capitaine à l’École militaire, Florentin Lasserre, était devenu un ami, et Michel et moi allions faire du baby-sitting pour permettre au jeune couple de s’évader de temps à autre. Un jour, Michel commence à évoquer la nature du lien qui nous unit. Florentin le coupe aussitôt : « Je n’ai pas besoin de savoir sur quel fumier poussent les roses. » Je me suis muré tandis que Michel, utilisant son arme suprême, riait. Ne jamais nommer a été la règle. Je crois qu’elle le demeure. À l’objet de la réprobation sociale de se composer une attitude : assumer ou réprimer, dire ou taire, montrer ou cacher, provoquer ou composer. Là seulement débute sa part de liberté.

      Dans une mesure variable selon l’environnement social et professionnel, la manière de vivre cette sexualité peut être choisie plus que subie. Encore que cet environnement se révèle en trompe l’œil. J’ai été fasciné par les ouvriers du livre qui, au marbre lors du montage des pages du Monde, ne cessaient de se tripoter, de mimer entre eux des comportements sexuels, sans avoir une claire conscience de la nature du jeu auquel ils participaient. Les éclairer sur ce point aurait été perçu comme une injure. Longtemps, je serais tenté d’écrire toujours, le parti communiste a fait la chasse, dans ses rangs, aux « déviants » perçus comme une insulte « bourgeoise » à la « pureté » de la classe ouvrière.

         On retrouve le même type de réaction parmi les dirigeants de nombreux pays d’Afrique noire dont les populations seraient, à les en croire, exonérées par nature de tels comportements. Pareilles pratiques ne résulteraient que de l’influence néfaste du colonialisme européen. Chez les Noirs, même aux États-Unis où la répression pénale n’existe plus, le coming out demeure l’exception car il est souvent synonyme d’exclusion de la famille et de la communauté afro-américaine. Il aura fallu attendre le succès du film de Barry Jenkins, Moonlight, et son couronnement lors des Oscars 2017, pour qu’un tabou tombe et que le sujet soit abordé face à un large public. Dans la foulée, le documentaire du réalisateur haïtien Raoul Peck, I am not your negro (5), brossait la généalogie du racisme subi par les Afro-Américains en prenant l’écrivain James Baldwin comme fil conducteur.

             Cet enfant du Harlem misérable des années 1930-1940 a été marginalisé au sein de sa propre famille en raison de son homosexualité. Pauvre, Noir et pédé, il a illustré cette « intersectionnalité » théorisée par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, qui enseigne le droit à l’UCLA comme à Columbia. Elle invite à ne pas opposer les diverses formes de discrimination mais à prendre ensemble les critères de genre, d’ethnie, de conditions sociales.

              Baldwin a connu les émeutes de 1935 et de 1943. Il n’avait que dix ans lorsqu’il a subi les premières violences policières dont il a dit la répétition sans, avait-il précisé, pouvoir être en mesure d’apporter des preuves puisque au bout du compte la police enquête sur la police. Cette violence policière a contribué à donner une ossature politique à la révolte des Afro-Américains comme elle a servi trente ans plus tard, dans les années 1970, de ferment à celle des homosexuels.

        Après la seconde guerre mondiale, Baldwin était venu se réfugier à Paris. Il n’avait que vingt-quatre ans. Fiché « dangereux » par le FBI, il a effectué la navette entre la France et les États-Unis, vivant à Greenwich Village, à New York, avant de se replier à Saint-Paul de Vence où il a terminé sa vie. Il a milité en faveur des droits civiques mais s’est aussi interrogé sur l’identité sexuelle en un temps où les luttes homosexuelles n’existaient pas.

             Baldwin utilise, dans l’affirmation de son identité, dans sa négritude, des termes que Sartre reprendra à propos de Genet : « L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous (6). » Les troubles de son jeune Américain à Paris qui, dans les années 1950, balance entre un garçon et une fille, entre Giovanni et Hella (7), résonnent en moi comme l’écho des lettres que je recevais à l’École militaire. Michel m’y narrait les péripéties du jeu de séduction érotique engagé, au sein de l’équipe de vendeurs d’encyclopédies au porte à porte, avec le couple partenaire. Ce n’était pas cet aspect qui m’intéressait. Dans ses rares correspondances, je lisais en filigrane le récit de son naufrage et j’en étais désespéré.

              L’accueil de Moonlight au sein de la communauté afro-américaine n’est pas allé de soi. Le réalisateur a raconté que, dans une salle, un Noir était à l’évidence très touché par la projection. À la fin, il reste assis pendant le générique et, au moment de partir, il lance : « Putain de film de pédé ! ». « Une fois les lumières rallumées, il n’assumait plus », analyse Barry Jenkins, avant de s’expliquer sur l’origine de l’homophobie des Noirs : « Notre rapport à la masculinité est compliqué. Qu’est-ce qui est acceptable lorsque l’on est un homme ? La vie en Amérique n’a jamais été facile pour les Noirs. Dans l’homosexualité, il y a l’idée de pénétration. Et se faire pénétrer est vu comme un signe de vulnérabilité, de faiblesse, de soumission. Laquelle est perçue comme dangereuse. Elle renvoie l’homme noir à un passé très douloureux dans l’histoire américaine (8). Mais vous savez, l’homosexualité est un tabou au sein de la plupart des communautés et des religions en Amérique (9). »

              Je ne peux éviter de rapprocher ce constat d’une remarque de James Baldwin dans La Prochaine Fois le feu : « Si le concept de Dieu a une utilité, c’est de nous rendre plus grands, plus libres et plus aimants. Si Dieu ne peut pas faire ça, il est temps de se débarrasser de lui  (10). »

               Sans doute convient-il de voir dans la production et le succès du film l’une des conséquences heureuses du double mandat présidentiel de Barack Obama. Il aura été le premier président des États-Unis à faire la une du magazine gay Out. Non content d’avoir rendu hommage à l’animatrice, il a participé au talk-show animé chaque jour, depuis septembre 2003, par Ellen DeGeneres. Élevée à La Nouvelle Orléans dans une famille adepte de la Science chrétienne, elle s’est fait connaître dans les années 1990 comme héroïne d’une sitcom produite par Disney et diffusée sur ABC. Son personnage « sort du placard » durant un épisode et avoue à un psy être lesbienne.

          La diffusion de l’épisode avait connu un pic d’audience et, surfant sur cette vague de notoriété, l’actrice avait, deux mois plus tard, effectué son coming out durant le Oprah Winfrey Show. Premier geste de ce genre pour une actrice, cet aveu a constitué un véritable événement aux États-Unis et a suscité de nombreuses réactions, de soutien comme de protestation. La sitcom ne s’en est pas relevée.

            « En déclarant que son personnage de série préféré était Omar Little de The Wire – un braqueur de dealers, gay au cœur tendre – Barack Obama a incité implicitement scénaristes et diffuseurs à s’ouvrir et ne plus seulement cantonner les personnages LGBT à des prés carrés », note la journaliste Emilie Semiramoth (11). Il n’est pas étonnant d’avoir vu étinceler un joyau comme Transparent, ajoute-t-elle, en s’interrogeant : « À quel autre moment et sous le patronage de quel autre Président aurait-on pu assister au plébiscite d’une femme qui se déclare transgenre à soixante-dix ans, soutenue et embrassée par l’ensemble de sa famille, juive et pratiquante ? »

           Rompant avec les insultes homophobes d’une scène hip-hop incarnée par 50 Cent, la nouvelle star américaine Frank Ocean avait osé déclarer, en 2012, que son premier amour avait été un homme. Après la fusillade dans un bar gay d’Orlando, il avait raconté sur Tumblr, dans un billet défendant les personnes LGBT, que lorsqu’il avait six ans son père leur avait fait quitter un restaurant en expliquant que la serveuse était « sale ». Il avait injurié, en partant, cette personne transgenre.

      Calvin Cooksey, s’abritant derrière la Bible qui condamne « le péché d’homosexualité » et le fait de « ne pas respecter son père », a reproché à son fils « une haine diabolique et mal placée envers son père » et a déposé une plainte en justice en demandant 14,5 millions de dollars de dédommagement. Il accuse son célèbre rejeton de manquer de respect au christianisme et à l’islam. On retrouve en raccourci, dans cet épisode, le cadre familial et le recours aux références religieuses que relevait le rapport de SOS-homophobie.


Notes :

  1. sparklesandstretchmarks.com, 29 août 2017.
  2. Lewis Hamilton, le quadruple champion du monde de Formule 1, a été amené à vider sans explication son compte Instagram le 30 décembre 2017, suite à une polémique ayant accompagné une publication du Britannique. Sur une courte vidéo, on le voyait moquer son neveu habillé d’une robe bleue et rose et agitant une baguette magique avec un cœur en peluche. « Pourquoi portes-tu une robe de princesse ? C’est ce que tu as eu pour Noël ? », l’entendait-on questionner, avant de s’écrier : « Les garçons ne portent pas de robe de princesse ! ». (mise à jour 1er janvier 2018)
  3. Guillaume Champeau, fondateur du magazine Numerama.
  4. En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014. Patronyme de naissance de l’auteur, qu’il a obtenu d’abandonner pour son identité actuelle.

  5. Je ne suis pas votre nègre, 2017.
  6. Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard (œuvres complètes de Jean Genet, I), 1952.

  7. La Chambre de Giovanni, trad. Elisabeth Guinsbourg, Rivages, 1998.
  8. Durant l’esclavage, l’une des techniques employées afin de soumettre les hommes récalcitrants se nommait breaking the rub et consistait à « briser le mâle » en le faisant violer.

  9. Entretien avec Nicolas Schaller, L’Obs, 27 février 2017.
  10. « If the concept of God has any validity or any use, it can only be to make us larger, freer, and more loving. If God cannot do this, then it is time we got rid of him.  » The Fire Nex Time. Version française, trad. Michel Sciama, préface Albert Memmi, Gallimard, 1963.

  11. Vanity Fair, 20 janvier 2017.

 

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