54 – Ravisé 2 (1/2)

Ouvrir la porte de l’intime n’est pas manquer à la pudeur, cette notion qui hante nos débats d’hier et d’aujourd’hui concernant le sexe et les croyances religieuses. Tout est une question de traitement. Vous en jugerez, rescapés de l’espèce. Chacun, en ces matières, trace sa propre frontière, ce qui rend parfois complexe notre cohabitation. #RescapesdelEspece

Bruno et Thierry foot
Bruno et Thierry avec le maillot du Havre Athletic Club (HAC)

      « Qu’est-ce c’est que ça ! » La voix paternelle nous avait fait sursauter. Il était inhabituel que Bernard hausse ainsi le ton à peine rentré de l’usine de torréfaction dont il avait la charge. Que se passait-il ? L’objet de son courroux c’était nous, Bruno et moi. Nous étions assis sur le divan en train de regarder la télévision. Seulement, comme souvent, nous étions enlacés l’un dans l’autre. Deux oisillons dans le nid, les deux petits derniers de la portée qui grandissaient en s’appuyant l’un sur l’autre, le plus jeune en prenant son aîné pour modèle et le plus âgé en se portant protecteur du cadet.

         Nous étions une fratrie de six. Six garçons. Elle obéissait à des règles liées aux âges. Les trois premiers, nés dans les années 1930, formaient un clan avec ses propres équilibres. Ils constituaient la famille telle que mes parents l’avaient envisagée. Avec la mobilisation provoquée par la seconde guerre mondiale, ils décidèrent d’une entorse à leur projet initial en programmant une quatrième naissance afin que Bernard bénéficie du statut « famille nombreuse » et soit envoyé en deuxième réserve. De fait, il s’était retrouvé au saut du Doubs, face à la frontière… suisse. Ce quatrième n’ayant que deux ans de retard sur le précédent, il s’est plus ou moins intégré aux aînés en faisant peser sa férule sur les deux accidents de la méthode Ogino (1), les deux ravisés.

            Ravisé 1, selon l’une des plaisanteries familiales aux effets douteux, a grandi seul pendant sept ans à Marmande. Ses premiers souvenirs, flous et qui empruntent pour partie au récit maternel, conservent une valeur symbolique. Le seuil de la chambre des « grands » était barré par un léger muret, infranchissable pour un tout jeune enfant. Cette part du monde était interdite. En revanche, les entraves de la poussette étaient levées dans le « jardin des fleurs », le vieux cimetière de la ville but des promenades post-méridiennes.

               L’unique compagnie qu’il ait conservée en mémoire fut celle de la petite Marie-Claire avec laquelle il jouait à la dînette dans le sautoir d’un stade voisin du domicile familial (j’ai conscience de livrer le portrait type du futur gay, mais ainsi fut-il. Je peux compléter avec la dimension « Petit Chose (2) » découlant de la pénurie des lendemains de guerre). Il se souvient de ses premières années de collège, dans la France d’après-guerre, avec la pèlerine, les galoches à semelles de bois, la blouse grise et le poêle dans la classe, à côté de l’estrade du « maître ».

       Puis, la famille a quitté Marmande, elle est remontée vers Le Havre qui commençait à émerger de ses ruines. Mes parents imaginaient qu’ils allaient pouvoir renouer le fil avec leur vie d’avant. Avant la guerre, avant les destructions. Nous avions été entassés, meubles et enfants, dans le poids lourd paternel, un vieux camion dont j’ignore la marque mais dont je n’ai pas oublié le surnom : « Moustique ». Técla était enceinte. Un matelas avait été placé à l’arrière, sur le tas de nos affaires, et elle s’y était allongée. Je voyageais à ses côtés.

          Comme à l’appartement de Marmande, elle me faisait parfois écouter l’intrus lové dans son ventre. Je savais que la famille allait s’agrandir, mais est-ce que je le comprenais ? Lorsque je suis rentré du lycée du Havre pour découvrir l’absence maternelle, je suis tombé des nues. Je savais tout et j’éprouvais néanmoins le sentiment qu’on ne m’avait rien dit. Le matin en partant, personne ne m’avait alerté sur l’absence du soir. J’ai dû attendre le week-end pour que Bernard me conduise à la maternité de Sainte-Adresse, à mes yeux luxueuse propriété entourée d’un superbe jardin. La chambre de Técla, à la Roseraie, était située au rez-de-chaussée et la porte-fenêtre ouvrait sur les pelouses. Je fus vite invité à aller y jouer, seul. J’avais eu le temps de découvrir, dans son berceau au chevet maternel, cette étrange chose rosâtre et endormie, Ravisé 2. Bruno venait d’entrer dans ma vie.

           Sans doute parce que j’avais été son modèle durant l’enfance, en mai 1968 Bruno avait commencé par rejoindre les rangs du parti socialiste SFIO. La section de Roanne. Le pauvre ! J’imagine l’ampleur de sa déception. Puis, à marches forcées, il est passé au parti communiste, chez les trotskistes pour rallier enfin le courant écologiste. Son dernier texte, publié en avril 1979 sous le pseudonyme naïf de Eugène Yadsa, dans le premier – et unique – numéro de la revue L’Idiot, est titré « Haine de l’écologie ». Je n’en cite que les premières phrases : « L’écologie est une farce dérisoire qui parle d’équilibre. Elle est l’astrologie de l’économie. Elle a la même mine triste de ceux qui font de la poésie macrobiotique avec les mégawatts. On n’invente pas des mots au hasard. Il en existait déjà ; naturiste, passéiste, végétarien, terrien, conservateur, messie, utopiste. Si on en a créé un autre, c’est qu’il y a quelque chose derrière (3). »

          Depuis qu’il enseignait dans la banlieue parisienne nous avions repris contact. Nous avons tenté de renouer cette relation si spéciale qui existait entre nous. Non sans mal. Il m’avait interrogé sur ma sexualité.

           En réponse, je ne lui avais rien caché, insistant, avec une maladresse que je me reproche, sur son côté bonobo alors que le cœur de Bruno saignait d’avoir été rejeté par la mère de sa fille, d’avoir été poussé hors du nid. J’imaginais l’aider à relativiser, lui qui n’était qu’absolu et intransigeance. Nous avions été éduqués selon l’idée que nous devions être notre propre jauge et n’attendre de récompense ni de la société ni de l’au-delà. Cette exigence morale, associée de fait à une forme de solitude, n’a pas contribué à la stabilité émotionnelle des membres de la fratrie. Elle explique sans doute, au moins en partie, certains troubles mentaux qui ont affecté l’un ou l’autre.

            Bruno et moi étions piégés par des absolus que nous nous étions assignés. Ils ne se situaient pas sur le même plan. J’avais affecté de privilégier le combat politique et social alors que ma vie n’était dirigée que par l’affectif. Il avait décidé de changer le monde, quitte à y perdre ses amarres affectives.

              L’un comme l’autre étions prêts à mettre notre vie dans la balance de nos choix. L’un comme l’autre étions enchaînés à des passions exclusives. La dimension amoureuse qui servait d’axe à mon existence, il l’avait eue sous les yeux à Michery, où il était venu séjourner. J’avais remarqué le mouvement de recul de Michel face à cet intrus, moitié vagabond, moitié homme des bois, avec sa pilosité hirsute et l’informe chapeau à larges bords vissé en permanence sur le crâne. Un réflexe qui m’avait rappelé l’accueil au Café de Paris, à Biarritz, où j’avais invité mes parents à déjeuner. La présence de Bruno avait crispé le maître d’hôtel et provoqué dans le personnel un rejet muet, mêlant mépris et dégoût.

        Un changement d’aspect physique me semblait un préalable à une resocialisation, mais quand je l’avais suggéré je n’avais fait naître que des sarcasmes. Je prenais le problème à l’envers. Je n’intégrais pas le fait qu’à 15 ans il s’était porté en tête des lycéens roannais en révolte et qu’il avait eu l’ambition d’édicter de nouvelles règles en matière de relations humaines. Le corps social devait se modifier car lui ne transigerait pas. Il s’est échiné dans cette voie durant une décennie pour constater qu’en dépit de ses efforts, le vieux monde résistait. Alors, plutôt que d’abdiquer, il a choisi de rompre.

          Lorsque j’avais quitté le domicile familial pour poursuivre mes études à Lille, Bruno n’avait qu’une douzaine d’années. Je ne l’avais pas vu vieillir, devenir homme, père, chérir sa fille Ameline. La perte de ce foyer, il l’a vécue comme un rejet, un abandon, lui qui n’était là que par accident. Nous étions deux dans ce cas, mais il se retrouvait seul, faute de parvenir à retisser le lien de notre enfance commune.

              Je ne l’ai pas considéré pour ce qu’il était devenu. Il attendait et espérait autre chose. Il était demeuré, à mes yeux, celui qui grandissait à mes côtés et que je devais protéger, materner, mon « petit frère ». C’est ainsi que je le désignais allongé sur le divan jusqu’au jour où le psychanalyste Pierre Fédida m’a interrompu en disant : « Est-ce que vous vous entendez parler ? Est-ce que vous comprenez ce que vous êtes en train de dire ? » La réponse était non. Cette cécité m’a empêché de renouer le contact au niveau qui aurait peut-être été opérationnel. Voilà en quoi je suis coupable.

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Bruno et sa fille Ameline, durant l’été 1976

Notes :

  1. Le gynécologue japonais Kyusaku Ogino a mis en évidence une loi biologique (qui porte désormais son nom) selon laquelle l’ovulation ne se produit qu’une fois durant le cycle menstruel. Il proposait d’effectuer un calcul pour permettre aux couples de déterminer la meilleure période de fécondation. Un gynécologue autrichien, Hermann Knaus, a inversé le raisonnement pour le transformer en moyen de contraception sur la base d’un calcul statistique à partir des cycles menstruels précédents (méthode appelée aussi « du calendrier »). Ogino a dénoncé cette évolution en estimant que le taux d’échec serait élevé et aboutirait à des grossesses non désirées. Je ne peux lui donner tort. Néanmoins, c’est son nom qui est demeuré accolé à cette pratique.

  2. Le Petit Chose, roman autobiographique et première œuvre d’Alphonse Daudet.
  3. Ce texte peut être retrouvé dans Bruno Pfister, Une puce a chanté, poèmes d’une vie écourtée, éditions Mare Nostrum, 2011.

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