Cette fois-ci je pense vous avoir matés, rescapés de l’espèce. Alors, pour vous sortir de ces ambiances glacées du « système », je vous emmène faire un tour sur des terres plus rustiques. Vous y découvrirez d’autres codes. #RescapesdelEspece

« Tu as vu ça ? » Évidemment, il ne pouvait avoir vu puisqu’il ne parlait pas espagnol et que j’avais le journal en main. Qu’importe, l’article s’étalait à présent sous nos yeux. Miguel était sorti de la salle de bain et venait aux nouvelles. Le restaurant dans lequel nous avions dîné quarante-huit heures auparavant venait d’être fermé par la police.
Nous étions en Bolivie, à Santa Cruz, où pour la première fois nous avions goûté à du tatou en nous partageant l’animal dont la graisse laissait voir l’empreinte de la carapace osseuse. Cette table où nous nous étions installés par hasard, attirés par le caractère exotique des produits proposés sur la carte, servait des viandes et espèces interdites. Dont le tatou mais aussi du tropeno, une sorte de petit sanglier, et du chispillo, une variété de pomme de terre.
Je me trouvais ramené à mes premiers pas de pionnier de la gastronomie hors norme. C’était en 1967, lors de l’exposition universelle de Montréal. Cette année-là, en sortant de l’École supérieure de journalisme de Lille, j’avais remporté la bourse Francis-Lauga attribuée par Europe 1 et j’avais choisi, en partie en raison de cette exposition, d’être envoyé au Québec. La carte de presse de la station de radio locale me donnant libre accès à l’expo et me permettant de court-circuiter les files d’attente, j’y ai peu à peu passé l’essentiel de mes loisirs. Comme il fallait donner du sens à cette errance au sein de pareil capharnaüm, je m’étais fixé pour objectif d’essayer les restaurants pavillon après pavillon, en gardant le français pour la fin, si j’y arrivais. De ce marathon, je conserve le souvenir d’une salade de peau de baleine, équivalent de notre salade de museau mais grise et dont le goût huileux n’incite pas à se relever la nuit.
Le pli avait été pris. Explorer les plats étranges, découvrir les cuisines exotiques, pour le meilleur comme pour le pire, a constitué une part de nos joies de voyageurs. À cette école, nous avons appris à ne plus dédaigner l’avis de l’indigène. À l’occasion d’une virée en voiture au Portugal avec Michel et Miguel, vers les eucalyptus et les vignobles du haut Douro, nous avions fait étape, affamés, dans une petite auberge de village. La cuisinière à qui nous demandions du bacalao (1), nous a répondu dans un français hésitant : « Pas pour vous. » Comme nous insistions, elle a précisé : « Pas aimer. Trop salé pour vous. » Nous nous sommes regardés avec Michel et nous avons ri.
Nous pensions à la même chose : un séjour en Indonésie. Une fois quitté Jakarta en voiture, nous nous étions aventurés en terres gastronomiques périlleuses. Même en nous limitant au plat national, le nasi goreng, un riz frit assaisonné de mille manières au gré de l’inspiration et des ressources du moment, après avoir multiplié les marques de politesse et déployé des trésors linguistiques, nous devions veiller au grain (de poivre comme au piment) lors de la préparation afin d’éviter les mécomptes d’une première expérience qui nous avait laissés sur le flanc, la bouche en feu et l’estomac révulsé. Nous étions loin du poisson cru et des fruits frais de nos chères îles du Pacifique. Encore qu’elles pouvaient réserver des surprises. Davantage dans la partie mélanésienne que polynésienne.
Nous avions quitté Nouméa pour nous enfoncer dans la Grande Terre et atteindre un restaurant de brousse tenu par un ancien légionnaire. Le patron avait surnommé sa compagne « nyak-nyak ». Au Maghreb, les jeunes Arabes qui, en attendant sinon un emploi du moins une occupation, soutiennent les murs, hèlent certains touristes en usant de cette locution elliptique par laquelle ils proposent d’élargir leur sphincter anal. La maison ne proposait ni menu, ni choix. Chacun mangeait ce qu’il trouvait dans son assiette. La nôtre était garnie en abondance d’une viande blanche préparée en ragoût dans une sauce parfumée aux fruits des arbustes environnants. Un régal. En ramassant les reliefs, le patron nous a demandé si nous savions ce que nous venions de manger. Comme d’habitude, je me suis cru plus malin que la moyenne et, sans l’ombre d’une hésitation, j’ai répondu :
– Du lapin.
– Pas du tout, a-t-il répliqué en me jetant un regard de commisération, de la roussette.
– De la roussette ? Vous plaisantez, la roussette est un poisson.
J’étais sûr de moi, Michel nous en préparait régulièrement.
– Chez vous peut-être, mais pas ici.
Il nous a plantés là pour repartir en cuisine avec les assiettes sales. Je m’apprêtais à triompher après cette retraite en rase campagne, lorsqu’il a effectué son retour en tenant à bout de bras le cadavre d’un animal velu de la taille d’un chat, dont sous la lumière le pelage m’apparaissait blanc taché de noir ou l’inverse.
– Chez nous, c’est une chauve-souris, a-t-il simplement acté en nous brandissant l’animal sous le nez.
Michel et moi sommes demeurés médusés. La roussette est en effet la plus grande des chauves-souris, avec une envergure supérieure au mètre. Surnommée « renard volant » en raison de son museau, elle est fructivore, ce qui donne à sa chair un goût parfumé, et, sous ces latitudes, elle contribue de manière active à la pollinisation.
La notion d’exotisme culinaire est des plus relatives. Lorsque ultérieurement Miguel a pris place parmi nous, il a découvert un plat que Michel, qui occupait de manière naturelle la fonction de maître queux, inscrivait régulièrement à ses menus : le lapin. La première fois qu’il en a trouvé dans son assiette, il a souhaité savoir ce qu’était cette nourriture. La réponse l’a tétanisé. Demander à un citoyen du pays de l’asado, des gigantesques grillades de bœuf, demander à un Argentin de manger du lapin est équivalent à servir du rat dans un dîner parisien. Que le plus pauvre des pauvres parmi les peónes (2) s’y résolve afin de ne pas mourir de faim, passe, mais des êtres raffinés ? Il a fallu, pour le convaincre du statut de ce mets dans la prestigieuse cuisine française, l’emmener dîner chez « Monsieur lapin (3) », rue Raymond-Losserand dans le 14e arrondissement, pour qu’il se persuade qu’il était possible de bâtir une carte entière autour de ce seul animal.
De notre côté nous nous sommes mis au maté, cette infusion héritée des Indiens Guaranis sans laquelle aucun mâle argentin ne serait pleinement un homme, du moins aux yeux de ses semblables. Son nom découle du mati, la calebasse dans laquelle plonge la bombilla permettant d’aspirer le breuvage amer issu de la yerba mate, une variété de houx originaire du bassin du Río de la Plata dont les feuilles sont séchées et réduites en fragments. Infusion pour infusion, j’avoue avoir préféré celle découverte en Bolivie afin de lutter contre les migraines provoquées par l’altitude. Elle était réalisée à base de feuilles de coca.
Notes :
- Morue, en espagnol. En portugais, il aurait fallu dire bacalhau.
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Le peón est, en espagnol, celui qui voyage à pied, par opposition au caballero qui chevauche. Peón équivaut à journalier, domestique.
- Un restaurant aujourd’hui disparu.
Et dire qu’à Paris je t’obligeais à manger… je ne sais plus quoi d’ailleurs, mais absolument pas ça.
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