62 – Nous n’avons pas les mêmes valeurs

Une chose est de décrire et d’analyser les fonctionnements erratiques de nos sociétés, une autre sont les réactions primaires, le langage des tripes. Comme vous, rescapés de l’espèce, je cède parfois à l’envie pressante de dire merde et de les envoyer paître.  #RescapesdelEspece

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Jean-Edern Hallier et Jean-Louis Soulié

      Écrire dans L’Idiot international de Jean-Edern Hallier ou figurer sur la liste électorale du trublion politique narbonnais Jean-Louis Soulié (1) procèdent d’une démarche identique. Face à la force d’inertie d’un système de pouvoir gangrené, il est parfois nécessaire – et en tout cas réconfortant – de relâcher la pression. Dire publiquement « merde » est plus qu’un défoulement : une condition de survie.

          Il n’y a rien à y gagner – collaborer à une publication de Jean-Edern relevait de l’acte gratuit – et beaucoup à y perdre – j’ai dû poursuivre Jean-Louis Soulié en justice pour récupérer l’argent que je lui avais prêté –, à tout le moins en termes de reconnaissance sociale. Pourtant, lorsque j’avais entendu le responsable de la presse locale s’étonner en apprenant mon inattendu engagement pour l’élection municipale de Narbonne en 2008 et, la bouche en cul de poule et les yeux au ciel, s’offusquer du choix de mon colistier en reprenant le slogan publicitaire d’un fabricant de rillettes, j’avais eu confirmation que ma décision était fondée. Nous n’avions, en effet, pas les mêmes valeurs.

          Qu’ils prospèrent sur les bords de la Seine ou les rives de la Robine, jamais je ne parviendrai à m’identifier à ces notables autosatisfaits, à ces oligarques gloutons qui ne confisquent le pouvoir que pour jouir de ses avantages et tirer profit des opérations qu’il permet. Et moins encore aux serviteurs, médiatiques et autres, qui se nourrissent des miettes du festin. Leur claquer le bec défoule mais ne peut constituer un comportement durable, un rôle social permanent.

       Ceux qui choisissent de l’endosser s’enferment dans une forme de marginalité. Chacun à sa manière, Hallier et Soulié étaient des menteurs et des chenapans. Ils drainaient dans leur sillage un ramassis comparable de laissés-pour-compte, demi-soldes et activistes fascisants venus les uns par désœuvrement, d’autres par illusoire appât du gain, les derniers enfin par conviction et dans l’espoir de bénéficier d’un outil pour leur propagande. Je retrouvais chez l’un comme chez l’autre le même laisser-aller physique et vestimentaire, les mêmes excès de tabac et d’alcool, les mêmes improvisations hasardeuses.

          Ils faisaient montre d’une forme d’indifférence à l’argent qui les poussait à faire les poches de leurs proches, de leurs associés. Un comportement qu’en son temps François Mitterrand n’avait pas boudé. Ne jamais disposer d’argent sur soi constitue une manière délibérée de faire régler les dépenses par un tiers.

           Ni les méthodes, ni les objectifs des deux agitateurs auxquels je me suis associé un temps n’étaient miens. Seul comptait pour eux le plaisir narcissique de bousculer les codes, de conchier les puissants, d’en faire toujours plus dans la provocation pour figurer en haut de l’affiche. En leur prêtant la main, en me crottant les chausses en leur compagnie, je calmais les ondes de dégoût que fait naître en moi le spectacle de la bêtise gestionnaire satisfaite, celle qui s’épanouit, du club des fumeurs de havanes narbonnais aux dîners parisiens du Siècle. Il n’existe entre ces deux entités qu’une différence de notoriété, de sphère d’autorité, pas de nature. La même suffisante avidité préside à la cooptation des membres.

        Les deux provocateurs voyaient dans mon orientation sexuelle le gage d’une forme de rupture sociale avec laquelle ils allaient jouer pour m’entraîner dans leur délire. Une erreur d’analyse quant à la place de cette dimension dans mes engagements. Une mauvaise appréciation du statut social contemporain de cette minorité. À Paris, l’homosexualité peut constituer un ascenseur social. À Narbonne, elle demeure perçue de manière plus traditionnelle. 

         Avec ce « progressisme » qui caractérise tant d’élus, le député socialiste local, inquiet de notre concurrence électorale, se faisait un devoir, en 2008, de proposer à ses interlocuteurs une « analyse » d’une rare originalité : « Vous n’allez quand même pas voter pour un proxénète et un pédé. » L’affirmation de principes est une chose, la réalité des comportements une autre.

         C’est ce type d’hypocrisie qui me conduit, de temps à autre, à sauter dans la flaque pour arroser aux alentours. L’origine de ces pulsions de dégoût est en réalité morale. Elles ne pouvaient conduire qu’à une désillusion réciproque rapide du fait de la personnalité de mes associés même si, humainement, leur décalage social m’enchantait. À leurs côtés, j’entendais dénoncer l’amoralisme ambiant, jusqu’au moment où leur propre immoralisme me devenait insupportable. Sans me faire regretter pour autant le combat mené en leur compagnie.


Note :

  1. Cf. Voyage au pays Neu-Neu, Albin Michel, 2008.

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