65 – Retour au bercail (1/2)

Il peut arriver que les sentiments et la géographie se croisent et se rejoignent. Il peut arriver qu’ils permettent à une vie de retrouver une cohérence et une dignité. C’est le sujet du jour.  #RescapesdelEspece

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Pierre Mauroy accueilli à sa descente d’avion, à gauche Thierry Pfister

       Quand il avait vu ce nom sur la liste des invités du Premier ministre, il s’était étonné puis offusqué. Bernard Garcia ne comprenait pas pourquoi nous embarquions cet Argentin dans l’avion devant nous conduire à Buenos Aires. Pierre Mauroy allait célébrer le rétablissement de la démocratie et l’élection à la présidence de la République de Raúl Alfonsín. Il s’agissait pour l’équipe de Matignon de la fin provisoire d’une aventure commencée un an plus tôt, en avril 1982, avec la guerre des Malouines (1).

         La dictature argentine, fragilisée par une situation économique calamiteuse et l’isolement provoqué par ses violations répétées et massives des droits de l’homme, était soucieuse de remobiliser le sentiment national pour restaurer son crédit. Avec la reconquête militaire des archipels des Malouines, incluant Géorgie du Sud et Sandwich du Sud, elle pouvait espérer rallier la gauche péroniste au nom d’un sentiment patriotique partagé. En outre, elle visait les ressources en énergies de cette zone maritime et comptait ouvrir à l’Argentine la route de l’Antarctique. Annexés par les Britanniques après avoir été sous souveraineté française puis espagnole (2), ces archipels ont été occupés par les Argentins en 1823, mais ils en ont été chassés par les Britanniques dix ans plus tard. Depuis, le conflit est pendant entre les deux parties.

     L’attaque argentine ne pouvait laisser la France indifférente car elle était indirectement partie prenante. D’un côté la Grande-Bretagne est son alliée, de l’autre l’Argentine est sa cliente. En effet, les forces assaillantes disposaient du Super-Étendard doté de missiles Exocet dont les équipages avaient été formés en France. Pour l’exécutif français, la question était délicate. Fallait-il venir en soutien du Premier ministre Margaret Thatcher ou convenait-il d’honorer le contrat passé avec le client sud-américain ?

       À Matignon, la balance penche vers l’Argentine. Chaque Premier ministre est plongé dans les questions d’intendance et se préoccupe de la balance du commerce extérieur. Autour de Pierre Mauroy, nul n’a oublié l’épisode des « vedettes de Cherbourg » récupérées clandestinement par les Israéliens alors qu’elles avaient été placées sous embargo, en 1967, en raison de la guerre de Six Jours. La France avait perdu dans cette opération la clientèle d’Israël.

                À Washington, fidèle à l’ambivalence de la diplomatie américaine, le président Ronald Reagan tente de préserver le calme de son arrière-cour en proposant un compromis : une gestion tripartite des archipels par les États-Unis, l’Argentine et la Grande-Bretagne. Refus catégorique de la Dame de fer. Une fois la Royal Navy prête à contre-attaquer, ce qui demande presque un mois, Reagan attend de voir vers où s’oriente son Congrès et, en chef digne de ce nom, prend la tête du mouvement.

                En conséquence, les États-Unis estiment que les Argentins sont responsables de l’échec des négociations et se déclarent solidaires des Britanniques. Ils décrètent des sanctions économiques mais tentent, aux Nations Unies, de protéger les intérêts argentins. Ronald Reagan essaiera d’obtenir de Margaret Thatcher qu’elle renonce à donner l’assaut final contre Port Stanley et qu’elle permette aux Argentins de sauver la face. Sans succès. Une dame « de fer » vous a-t-on dit !

              En caisse, des Exocet achetés par les Argentins n’attendaient plus que le feu vert politique pour être expédiés. Hispanisant, Bernard Garcia, à la tête de la cellule diplomatique de Matignon, avait défendu une position favorable à leur livraison. Je faisais écho. Refuser un départ porterait un rude coup à l’industrie française de l’armement. La totalité des clients pourraient craindre que, lorsqu’ils ont le plus besoin du produit, leur fournisseur fasse défaut.

               Pierre Mauroy nous écoutait mais pensait à « son » tunnel sous la Manche. Il ne voulait pas de rupture avec les Britanniques. À peine arrivés au pouvoir, les nouveaux gouvernants avaient obtenu de Margaret Thatcher, lors du sommet franco-britannique de septembre 1981, la mise en place d’un groupe d’experts devant relancer un dossier qui traînait depuis une décennie et qui verrait le jour quatre ans plus tard (3).

            À l’Élysée, François Mitterrand a tranché en faveur de Londres. Face aux ravages que peuvent provoquer les missiles français qui rasent la surface de l’eau et se révèlent impossibles à intercepter, les Britanniques avaient choisi de racheter au prix fort tous ceux qui, en provenance de pays tiers, risquaient d’être récupérés par les Argentins. La France a honoré sa dernière livraison mais a communiqué en sous-main les codes aux renseignements britanniques afin de permettre à la Royal Navy de se protéger.

               Après la défaite et l’effondrement de la dictature militaire qui en a résulté, restait à savoir sur quelles bases pourrait se reconstruire le pays. Parce que nous étions sensibilisés aux subtilités argentines, nous avons commencé à militer, à Matignon, en faveur de la candidature de Raúl Alfonsín. À l’Élysée, nos homologues de l’équipe présidentielle continuaient de nous traiter de boutefeux et inclinaient vers des personnalités moins marquées idéologiquement. Pas question pour Mitterrand de recevoir Alfonsín lors de sa venue en France. Peu importait, il serait accueilli par le Premier ministre. La rencontre fut chaleureuse et fructueuse. Pierre Mauroy accorda son soutien dès le premier jour et fut relayé par l’Internationale socialiste.

                  Bernard Garcia et moi étions en phase sur ce dossier. D’où sa venue dans mon bureau pour s’inquiéter de nous voir embarquer, à titre d’invité du Premier ministre, un Argentin qu’il ne connaissait pas. Sans entrer dans d’autres détails, j’ai expliqué qu’il s’agissait d’un réfugié, victime du régime militaire.
– 
Mais il y en a plein ! J’en connais beaucoup. Pourquoi celui-ci ? Ce n’est pas une bonne idée.

                       Il était dans son rôle. Je ne pouvais lui donner tort. Parfois, l’acte d’autorité est une facilité. Miguel Olcese embarquerait, un point c’est tout. Je le lui devais. Et Michel me l’avait demandé. S’agissait-il d’un abus de pouvoir ? Peut-être, mais validé par le chef du gouvernement. Faut-il que je rembourse ? Il y a prescription. Et comment calculer ? Le DC 8 gouvernemental transportait également une cohorte de journalistes, les équipes techniques, un passager de plus ou de moins ne changeait rien. Sur place, il assumait son séjour.

                      Chassé avec une simple valise à la main, il effectuerait son retour dans un avion officiel de la République. Il serait chez lui, le 10 décembre 1983, pour célébrer avec son peuple l’investiture d’un président élu, dans une Argentine ayant renoué avec les normes de la démocratie. Je pouvais m’abandonner aux bras de Morphée durant ce long vol de nuit. Sauf que j’en fus tiré par un groupe hilare, Pierre Mauroy en tête, qui brandissait des coupes afin de me souhaiter un joyeux anniversaire.


Notes :

  1. Falkland Islands en anglais, islas Malvinas en espagnol.
  2. La revendication française court à partir de 1765, puis la France, en 1776, s’efface au profit de l’Espagne qui vient de créer la vice-royauté du Río de la Plata, afin d’éviter que les îles ne tombent sous contrôle britannique. Avec l’indépendance des États d’Amérique latine et l’évacuation par les Uruguayens, elles demeurent inoccupées jusqu’à ce que les Argentins s’y installent.

  3. Traité de Canterbury, signé le 12 février 1986. Le tunnel a été ouvert à la circulation le 1er juin 1994.

 

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