Entre barges et manipulateurs, la parole publique est toujours à manier avec précaution. La preuve : vous avez cherché refuge ici avec les rescapés de l’espèce ! #RescapesdelEspece

La diffusion de thèses farfelues est dans la nature humaine et les exemples peuvent être glanés en tous temps et en tous lieux. En France, au début des années 1930, une rumeur a couru après le naufrage d’un navire de promenade au large de l’île de Noirmoutier ayant entraîné la mort de près de cinq cents personnes. Les ventes de poissons avaient chuté vertigineusement car, disait-on, l’océan Atlantique était contaminé par les cadavres.
Il y eut aussi, successivement, l’abbé Pierre Matalène qui a réfuté Copernic en expliquant que la Terre est le plus vaste des corps célestes et qu’elle se situe au centre de l’espace ; pour Jean-Pierre Brisset, l’homme descend de la grenouille et son langage découle de celui des batraciens ; enfin pour le Corse Victor Marcucci son île se situe au centre d’une terre semi-sphérique autour de laquelle se déplacent les astres grâce à un système d’engrenages (1). Avant le numérique et ses réseaux sociaux, les élucubrations de cette nature demeuraient confinées dans les publications à compte d’auteur. Elles sont désormais accessibles à des millions d’individus.
Les professionnels de la communication n’échappent qu’en partie à cette dérive. Les informations erronées sont inhérentes au fonctionnement médiatique, consubstantielles à la soif de scoop, à la volonté d’être le premier à dire. À la paresse aussi, parfois. Lors de l’assassinat de Sadi Carnot, un quotidien avait publié l’article de son reporter, incluant les festivités prévues au programme lyonnais, mais omettant l’attentat. Il n’était pas sur les lieux.
Les présupposés idéologiques pèsent également. Lors du Front populaire, un titre anglais évoquait l’émergence en France, du fait d’un gouvernement de gauche, de « vices si horribles qu’aucun journal n’ose en parler ». En 1982, une chroniqueuse américaine, venue à Paris pour les défilés des maisons de haute couture, décrivait une capitale grise, sinistre, peuplée des uniformes des forces de répression, de quoi rendre paradisiaques les villes situées dans l’Europe communiste.
L’histoire de la presse n’est qu’une litanie d’articles falsifiés, dont le plus fameux demeure, le 9 mai 1927, le récit de l’atterrissage triomphal de Nungesser et Coli à la une de La Presse alors que leur tentative tragique de traversée de l’Atlantique s’était terminée, la veille, par la disparition de L’Oiseau blanc au large de Terre-Neuve.
Les journalistes ne sont pas les seuls coupables. Les gouvernements peuvent se révéler pourvoyeurs de fake news, en particulier en période de guerre. Cette pratique est dissimulée derrière le terme « propagande » et justifiée par la notion de patriotisme, ce qui n’ôte rien à son caractère fallacieux et manipulatoire. La dérive est permanente comme l’a montré le rapport, présenté le 12 septembre 2002 par George W. Bush au conseil de sécurité de l’ONU, accusant Saddam Hussein de détenir des armes de destruction massive. Il était intitulé, par une ironie de l’histoire, « Une décennie de mensonges et de défis ».
Si les techniques sont neuves, si les zones géographiques couvertes n’ont plus de frontières et si le nombre d’acteurs s’est démultiplié, le recours à de fausses informations n’a rien de nouveau ni d’original. « On n’est jamais aussi menteur qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », dicton présenté dans l’Aude comme un proverbe local et dans le reste du pays comme une des maximes de Georges Clemenceau. La « grande mutinerie » de 1857 contre la Compagnie anglaise des Indes orientales, considérée comme la première guerre d’indépendance du pays, est née de raisons profondes découlant en particulier du statut des castes. Toutefois, l’élément déclencheur aura été l’une de ces rumeurs fabriquées en mêlant du vrai et du fantasmé qui inondent de nos jours le web.
Les trois armées levées en Inde par les Britanniques étaient composées de cipayes, c’est-à-dire de soldats hindous et musulmans. Leur mutinerie a été déclenchée par le mode de lubrification supposé des cartouches du nouveau fusil entré en service, le Enfield Modèle 1853. Le règlement de l’armée britannique stipulait que les soldats devaient déchirer les cartouches en papier avec les dents pour mettre la poudre dans le canon avant de placer la balle. Or, afin de la protéger de l’humidité, la cartouche était lubrifiée avec du suif, composé de graisse soit de porc, soit de bœuf, deux animaux impurs. Le porc est haram, donc interdit aux musulmans, et le bœuf est sacré dans la tradition hindoue. Alertée, la hiérarchie militaire britannique avait décidé de réserver ces cartouches aux troupes européennes et de ne livrer aux cipayes que des cartouches sans graisse qu’ils pouvaient lubrifier avec un produit à leur convenance. En outre, ils étaient libres de ne pas porter la cartouche à leur bouche et de l’ouvrir avec les doigts.
Tous ceux qui s’imaginent que gouverner relève d’une démarche rationnelle devraient réfléchir à ce sujet. Surtout dans notre contexte de numérique mondialisé. Le geste de bonne volonté du commandement est devenu la preuve du bien-fondé de la rumeur : les cartouches étaient impures. La révolte des cipayes allait faire vaciller pendant deux ans la perle de l’Empire britannique et sonner le commencement de la fin.
Les exemples historiques de cette nature sont légion. On pourrait ranger au nombre des fake news la dépêche d’Ems, le fameux télégramme officiel envoyé le 13 juillet 1870 par le chancelier prussien Otto von Bismarck, qui a servi de prétexte au déclenchement de la guerre de 1870. Entre imbroglio diplomatique, relation biaisée des événements et erreur de traduction, le processus de la rumeur l’a vite emporté sur la réalité des faits.
Même si elle n’est pas avouée, l’influence de la rumeur demeure un élément important de la politique internationale contemporaine. En 1933, le Président américain Franklin D. Roosevelt avait interdit aux particuliers de détenir de l’or, les contraignant à le vendre à la Réserve fédérale dont les stocks explosèrent. À la fin de la seconde guerre mondiale, les Alliés signèrent en juillet 1944 les accords de Bretton Woods garantissant la parité du dollar avec l’or et alignant l’ensemble des monnaies sur la référence américaine. Les réserves d’or des divers États étaient stockées sur le territoire américain, au sein de l’U.S. Gold Depository du Département du Trésor, à Fort Knox dans le Kentucky, et à la Federal Reserve de New York. Si, par exemple, Français et Allemands se vendaient de l’or, celui-ci changeait seulement d’affectation dans les stocks américains.
Ce système s’est effondré à partir du moment où les États-Unis, notamment à cause de la coûteuse guerre du Vietnam, ont commencé à faire un usage immodéré de la planche à billets. Ils ont alimenté l’inflation en produisant des quantités toujours plus importantes de dollars, réveillant la hantise allemande des vieux démons qui conduisirent au nazisme.
Inquiets, les États européens ont compris le caractère hypothétique de la garantie-or prévue à Bretton Woods, contre laquelle Charles de Gaulle avait mis en garde. Afin de tenter de la préserver, il avait décidé, dans les années 1960, d’effectuer en dollars le commerce extérieur français et d’utiliser cette manne pour racheter de l’or et l’entreposer en France. La République fédérale d’Allemagne, soucieuse elle aussi du rapatriement de son or, n’est pas parvenue à l’obtenir des autorités des États-Unis.
Le soupçon s’est installé au cœur des relations monétaires. La rumeur, jamais éteinte, s’est développée, y compris au sein d’une fraction notable des parlementaires américains, selon laquelle les réserves amassées aux États-Unis ne seraient pas conformes aux chiffres officiels. Une partie de l’or théoriquement détenu aurait été utilisée. La crainte d’une forfaiture s’est ancrée avec plus de force lorsque Richard Nixon a suspendu, en août 1971, la parité entre le dollar et l’or. Cette incertitude, ces rumeurs, pèsent toujours sur le marché monétaire.
Les Russes témoignent en ces matières de leurs qualités habituelles. Ils utilisent des techniques souvent rudimentaires, dont les Occidentaux ont tendance à sourire comme ils le faisaient face aux véhicules soviétiques Lada, mais elles se révèlent à l’usage d’une fiabilité et d’une robustesse à toute épreuve. Sans les bons vieux Soyouz, la station orbitale internationale ne serait plus habitée depuis des années. Les superbes navettes américaines ont dû être remisées au rayon des accessoires.
Les Protocoles des sages de Sion, destinés à dévoiler la machination ourdie par les Juifs et les francs-maçons afin d’abattre la chrétienté, ont été élaborés en 1901 sur les rives de la Seine pour l’Okhrana, la police secrète des tsars. Ils ont été transmis à Nicolas II.
Vingt ans après (et sans qu’Alexandre Dumas ait rien à y voir), ils ont été exploités, en France, par les radicaux. Ils ont contribué à nourrir un antisémitisme de gauche visant Léon Blum, qui a fait florès au sein du parti communiste comme parmi les partisans de son rival à la SFIO, Paul Faure. Un antisémitisme qui affleure de nos jours dans les messages diffusés sur les réseaux sociaux par d’anciens trotskistes issus d’obédiences rivales et s’étant, en principe, policés au sein de la social-démocratie : Gérard Filoche (2) et Jean-Luc Mélenchon. L’un a recyclé contre Emmanuel Macron un photomontage récupéré dans les poubelles de l’extrême droite et l’autre dénonce de supposés « liens communautaires » de la journaliste Léa Salamé.
Ces Protocoles fabriqués de toutes pièces résument une vieille tradition de coopération franco-russe. Paris demeure la capitale des faussaires intellectuels, selon une tradition qui remonte aux écrits truqués élaborés par les moines de Saint-Denis (3), et Moscou le centre du complotisme mondial. Ce faux est toujours en circulation sur une partie de la planète, le monde arabe notamment. Il ressurgit de proche en proche sous des formes plus ou moins adaptées. Les Protocoles des sages de Sion ont servi de référence à Hitler et demeurent utilisés par les suprémacistes blancs américains. Ils constituent l’une des plus belles réussites dans le domaine des manipulations.
En conséquence, c’est avec le respect que je dois à l’institution mais un amusement non dissimulé que j’ai découvert la dernière initiative de la Commission européenne. Elle a lancé sur son site internet, le 13 novembre 2017, une consultation devant durer jusqu’en février 2018. Elle s’adresse aux « citoyens, plateformes des médias sociaux, organes de presse, chercheurs et autorités publiques ». Il s’agit d’identifier « des moyens efficaces de trouver des informations fiables et vérifiées », bref de lutter contre les fake news. La Commission précise qu’elle prendra en compte cette consultation afin d’élaborer une « stratégie de l’Union européenne » qui sera présentée au printemps 2018.
Toute la difficulté découle du fait qu’il ne s’agit pas de réprimer des contenus illégaux, contre lesquels des mesures répressives existent déjà, mais de cibler des contenus diffusés sciemment dans l’intention de tromper. Autant dire que les limites de la liberté d’expression sont vite atteintes et qu’avec ce genre de « stratégie » la Commission de Bruxelles risque de se trouver en position de devoir clouer le bec à Donald et à ses canards.
Note :
- Cf. Les Fous littéraires, André Blavier, Éd. des Cendres, 2000.
- Cofondateur de SOS-Racisme et l’un des exemples caricaturaux de la « gauche morale ».
- Comme ce fut le cas de la « donation de Constantin » qui prétendait que l’empereur d’Orient Constantin 1er aurait légué au pape Sylvestre, et par suite à la papauté romaine, l’imperium, c’est-à-dire le pouvoir suprême sur l’Occident.
Si on n’y prend garde…
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