76 – Concret

Rapide détour par le cirque télévisuel, chers rescapés de l’espèce. Sans s’appesantir. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. D’autant qu’ils préfèrent se la tenir entre eux. #RescapesdelEspece

Le-debat-de-la-primaire-de-droite-en-tete-des-audiences-jeudi-sur-TF1
Débat des primaires de la droite sur TF1

       Dans le bordel ambiant dont l’inventeur de la carte à puce, Roland Moreno, a tiré une théorie (1), dans le bullshit contemporain, le vocabulaire lui aussi est mis à toutes les sauces. Le terme fake news a d’abord servi à désigner, dans les médias traditionnels, le flot extravagant de mensonges, approximations, données invérifiables déversé sur le Net. Il a été ensuite récupéré par les politiciens qui surgissent en marge des forces qui faisaient jusqu’alors référence, afin de dénoncer ces mêmes médias.

      Au prétexte qu’ils démontent leurs arguments et soulignent leurs contradictions, les titres les plus prestigieux deviennent des fake news aussi bien dans la bouche de Donald Trump et des siens qu’en France dans les propos d’un Florian Philippot ou d’une Marine Le Pen. Ces derniers, en quête du truc de communication à la mode, ne cherchent qu’à mimer le Président américain dans l’espoir d’un destin équivalent. Comme Emmanuel Macron tente d’imiter Barack Obama devant ses auditoires. Comme François Fillon, avec balourdise, a voulu user de méthodes comparables à celles qui avaient réussi à Trump.

        Face à ces dérives, le journalisme contemporain a cherché son salut dans le fact-checking. La vérification des faits est présentée, depuis quelques années, comme le rempart salvateur. Cette tentative désespérée pour retrouver sinon une autorité du moins un marché, tourne court. La hantise du fait ne mène à rien, surtout lorsqu’elle se confond avec l’idée que le chiffre aurait valeur probante.

      Cette polarisation illusoire conduit les animateurs des débats électoraux à friser le ridicule, et parfois à y sombrer, à force de vouloir construire un spectacle au lieu de pratiquer la maïeutique. Professeure de philosophie à l’American University of Paris et psychanalyste, Cynthia Fleury s’est émue de cette dérive : « La télévision est devenue le cirque Pinder. Lorsque vous regardiez le compte à rebours, juste avant l’annonce des deux candidats, les journalistes s’étaient mus en “Monsieur Loyal” haranguant les téléspectateurs pour vendre leur show. » Elle rappelait que l’exercice de la démocratie « n’est pas là pour capter l’attention comme un divertissement : elle tente de créer de la rationalité publique ». Cette ambition demande une forme d’attention et de concentration. Elle constitue, relevait-elle, « un spectacle trop ennuyeux pour le modèle médiatique actuel, basé sur l’économie de l’attention, telle qu’elle a été théorisée par Georg Franck (2), et de façon plus populaire et percutante par le fameux “temps de cerveau disponible” dont parlait en son temps l’ancien PDG de TF1, Patrick Le Lay ». « Le fait que les médias soient ainsi dénaturés dans leur fonction d’information pose donc un véritable problème démocratique, qui va en s’aggravant (3) », concluait-elle. On ne peut mieux dire.

        Pour conserver la maîtrise des échanges, mais aussi parce qu’ils sont vite dépassés lorsque les responsables politiques – quand ils en sont capables – entrent dans la technicité des dossiers, les journalistes de l’audiovisuel multiplient les invites illusoires au « concret ». Ils justifient cette revendication en s’abritant derrière la capacité de compréhension du public. Ce qui n’ôte rien au fait que leur exigence traduit une méconnaissance de la fonction présidentielle et de l’action gouvernementale.

       Ils ne retiennent de la politique qu’un de ses aspects, réel certes : les carrières personnelles et les conflits qui en résultent, le choc des ambitions. Cette dimension permet de créer le spectacle, d’exacerber les passions. Ce qui est aussi l’objectif des questions sur le « concret » car elles doivent faire naître des polémiques immédiates. Que la décision politique, la gestion des territoires, l’action gouvernementale, s’inscrivent dans des trajectoires longues qui se comptent en années voire en décennies, n’existe pas. Ce n’est pas leur souci. Ce qui importe, c’est l’Audimat. De s’affirmer aussi, narcissisme oblige, face aux dirigeants passés et futurs du pays, de s’en prétendre les arbitres et les juges.

         La question sans doute la plus stupide posée au cours des nombreuses émissions qui ont préfacé le scrutin présidentiel, était adressée à Benoît Hamon lors de sa confrontation avec Manuel Valls. « Combien coûte un porte-avions ? » lui a-t-il été asséné, après qu’il se fut prononcé en faveur de la construction d’un second bâtiment de ce type. Le pire est que le candidat socialiste a trébuché, hésitant entre millions et milliards et incapable d’avancer un chiffre.

       À moins de quarante-huit heures de la clôture de la campagne, François Asselineau a été soumis au même questionnement sur une autre chaîne et s’est, lui aussi, désuni en reprochant au journaliste de poser des questions « pointues ». Or, l’interrogation a autant de portée que de demander « combien vaut une voiture ? ». Chacun sait que la gamme des tarifs est large, presque infinie vers le haut, en fonction des motorisations, des équipements en option et de ceux que le client pourrait souhaiter en sus (4). C’est la même chose pour un porte-avions. Comme, en outre, il n’y a pas d’effet de série (les tentatives de programme industriel commun avec les Britanniques ayant échoué), chaque navire devient un prototype, ce qui ne fait qu’alourdir la facture.

           Cette question n’avait pas de sens et un coût n’aurait pu être avancé qu’après des études techniques et une série d’arbitrages qui n’incombent pas à un président de la République. Il en va de même lorsque les candidats sont sommés, au nom des sacro-saints faits, de dire combien de fonctionnaires seront embauchés ou supprimés dans telle ou telle branche, de fixer des minimas sociaux ou des seuils d’imposition.

             Ces choix qui mêlent technique, finances et politique relèvent de la compétence d’une future équipe gouvernementale, non définie, et d’une majorité parlementaire, non élue, après une étude précise qu’en l’état les candidats ne sont pas en mesure de mener.

          Après, surgissent les gadgets des histrions du cirque médiatique exigeant que leur soit donné tel ou tel tarif de la vie quotidienne, du ticket de métro au pain au chocolat (5). Le « concret » demandé aux responsables politiques n’est qu’une illusion, à la manière dont en usent les prestidigitateurs. L’interrogation n’a pour but que de mettre en valeur l’animateur-artiste effectuant son numéro et non l’invité qui n’est qu’un faire-valoir. L’objet de la rencontre, l’enjeu du débat, disparaissent derrière le spectacle médiatique. La véritable victime est la démocratie.

           Le chef de l’État est là pour fixer des axes, définir un objectif et un mode d’action, non pour gérer « l’intendance » comme disait le général de Gaulle. Elle suivra. Ou pas.


Notes :

  1. Théorie du bordel ambiant, Belfond, 1990 ; nouvelle édition augmentée, L’Archipel, 2002.
  2. Docteur en économie, il occupe la chaire d’architecture et de planning assistés par ordinateur à l’université de technologie de Vienne (Autriche). Prolongeant la veine exploitée par de nombreux essais sociologiques, de l’Américain David Riesman (La foule solitaire : Anatomie de la société moderne, préface Edgar Morin, Arthaud, 1964) à Philippe Breton qui forme de futurs journalistes à l’université de Strasbourg (La Parole manipulée, La Découverte, 1997), tendant à établir que nous sommes manipulés par le conditionnement idéologique dans lequel nous baignons, il développe l’idée que la publicité comme les médias de masse exploitent une de nos ressources essentielles, l’attention. Cette situation débouche, explique-t-il, sur un « capitalisme mental ». Cf. le chapitre 2 de L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ? dirigé par Yves Citton, La Découverte, 2014 ; et Capitalisme mental, Georg Franck et Christophe Degoutin, Multitudes 3/ 2013.

  3. Entretien avec Clara Bamberger, Les Inrocks, 30 avril 2017.
  4. Du 26 au 28 mai 2017 s’est tenu le concours d’élégance de la Villa d’Este, au bord du lac de Côme, près de Milan. À cette occasion, la firme britannique Rolls-Royce a dévoilé un modèle unique : la Sweptail. Cette création a été imaginée et construite sur mesure à la demande d’un client. D’après les journalistes anglais de Car Magazine, cette « Rolls » spéciale aurait coûté 10 millions de livres, soit l’équivalent de 11,4 millions d’euros.

  5. Je parle selon ma tradition familiale et ne prétends pas arbitrer l’important débat qui oppose les adeptes de cette dénomination aux partisans sudistes de « chocolatine ». Vivant parmi eux, je ne voudrais surtout pas réduire leur nombre et paraître ignorer la « belle province » du Québec parmi les usagers de ce terme. Toutefois, je crois raisonnable de restreindre la controverse à l’Hexagone. De la part lilloise de mon existence, je conserve le souvenir de la couque au chocolat, belge. Il est probable qu’à l’origine le terme utilisé pour désigner une viennoiserie fourrée au chocolat a été chocolatine. Auguste Zang, l’Autrichien qui a installé la première boulangerie parisienne vendant des viennoiseries, nommait ce modèle Schokoladencroissant, que les clients français ont transformé en chocolatine. Je ne sais pas ce que le Centre Simon-Wiesenthal pourra en déduire.

 

 

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