Notre commun cheminement, rescapés de l’espèce, est-il de droite ou est-il de gauche ? Et en même temps, qu’est-ce que nous en avons à faire ? Surtout en période de soldes politiques, comme avec l’actuel vide-grenier, la plus grande méfiance est de rigueur en ce qui concerne les étiquettes. #RescapesdelEspece

Pour tenter de s’y retrouver dans la confusion des échanges publics, je ne vois que le recours à la psychanalyse façon Jacques Lacan. A l’en croire, sa loi consisterait à rendre à la vérité ce qui est à la vérité et à la connerie ce qui est à la connerie. « Vaste programme » aurait sans doute commenté Charles de Gaulle (1). Il est vrai que Lacan lui-même reconnaissait : « Eh bien, ce n’est pas si simple ! Parce qu’elles se recouvrent et que, s’il y a une dimension qui est là, propre à la psychanalyse, ce n’est pas tant la vérité de la connerie que la connerie de la vérité (2). »
Je n’ai pas oublié les guerres picrocholines autour du chiffrage du programme commun de la gauche après son adoption en juin 1972. Le journalisme est une activité dans laquelle la mémoire n’est pas recommandée. Toute comparaison d’une situation présente avec des similitudes passées tempère l’enthousiasme pour l’actualité et, partant, la capacité à la vendre et même à la survendre. À l’époque, les « experts » économiques des rédactions parisiennes, qui ressemblaient comme des frères aux Diafoirus d’aujourd’hui, y allaient de leurs savants calculs, tirant à qui mieux mieux des conclusions largement prédéfinies par leurs options philosophiques et politiques.
En réponse, Jacques Attali inaugurait sa carrière de charlatan idéologique en dissimulant une vacuité réelle du texte adopté par les partis de gauche derrière les volutes ampoulées d’une phraséologie de circonstance. L’ère de la post-vérité commençait pour la politique française.
François Mitterrand méprisait le parti communiste et ses dirigeants, mais il savait, électoralement parlant, ne pouvoir obtenir une majorité sans le soutien de leur électorat. En ces matières, l’arithmétique a toujours eu la préséance sur les options intellectuelles. Pour atteindre l’objectif, des concessions sont nécessaires. La fin justifie les moyens. Le programme commun était indispensable pour préfacer l’arrivée de la gauche au pouvoir, dix ans plus tard. Son contenu, comme toute promesse électorale, n’engageait que ceux qui écoutaient.
La gauche s’est comportée comme le fera la droite parlementaire quand elle se résignera, un jour, à passer le compromis indispensable avec le Front national pour reconstituer un électorat majoritaire. La morale a peu à faire en la cause. La gauche hurlera au fascisme comme la droite annonçait, à l’aube des années 1980, l’invasion de la France par les chars soviétiques. Ce jeu de rôles est vain.
Cette période gouvernementale d’union de la gauche demeurera probablement l’ultime avatar du keynésianisme, c’est-à-dire d’une politique de relance menée par l’État. Depuis, la maîtrise de l’outil monétaire a disparu et l’encadrement budgétaire européen s’est renforcé, limitant les possibilités d’action des gouvernements nationaux. La politique économique conduite par la France du Programme commun de la gauche, celle du premier mandat présidentiel de François Mitterrand, a au moins permis à ses partenaires commerciaux de grappiller un point de croissance. Elle a en effet coïncidé avec le succès d’un néolibéralisme qui imprimait son empreinte sur la culture occidentale à travers l’action de Ronald Reagan aux États-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne. Il devenait, selon le mot du sociologue Éric Fassin, « l’horizon insurpassable de notre temps (3). » La gauche et la France étaient à contre-rythme.
Depuis cette période, la nature des activités économiques a été bouleversée par les délocalisations générées par la mondialisation, comme par l’informatisation des activités. Cette économie numérique impose ses normes qu’il convient, autant qu’il est possible, de négocier et de réguler. Alors que les conservateurs politiques laissent faire, les progressistes contemporains se révèlent, à l’image de leurs prédécesseurs, peu aptes à intégrer et penser ces mutations. « Le progrès est devenu un impensé chez les intellectuels, note Nicolas Bouzou (4), de façon d’autant plus problématique à gauche que c’est elle, historiquement, qui en est porteuse. Une fascination irrationnelle pour le passé nous empêche de concevoir l’avenir autrement que comme une menace. »
Le retour des thématiques liant l’émergence d’un socialisme à une décroissance s’inscrit dans cette logique. Cette incapacité intellectuelle se double d’une paralysie dans l’action. Dès septembre 1999, confronté à des suppressions d’effectifs chez Michelin, le Premier ministre socialiste Lionel Jospin avouait, résigné : « Les patrons ont vu combien l’opinion a été choquée. Les salariés existent, les syndicats aussi. Il y a une mobilisation qui peut se mener. Il ne faut pas tout attendre de l’État. » Ce que Marcel Gauchet résume en disant : « Pour pouvoir redistribuer, la gauche de gouvernement est amenée à s’en remettre aux recettes de l’efficacité néolibérale, sous les protestations d’une gauche morale qui n’a en fait rien d’autre à proposer (5).»
Depuis près de vingt ans les dirigeants socialistes portent le propos de Jospin comme une croix, comme une malédiction, comme le symbole de leur impuissance. Et ce n’est pas le mandat de François Hollande qui a été de nature à dissiper cette impression.
La rupture du PS, le déchirement initial qui a entraîné la décomposition actuelle, découle de l’affrontement entre Jospin et Fabius. Le choc de ces deux ambitions a cherché à se dissimuler derrière une opposition idéologique sans contenu. Jospin prétendait incarner une forme d’authenticité de la gauche face au « modernisme » de son rival mais, en charge du pays, il révélait son impuissance et son incapacité à agir de manière différente de ses prédécesseurs de droite. Il tenait la barre mais le navire maintenait son cap.
En face, afin de conquérir la prééminence, Fabius était disposé à sacrifier des options de fond, comme la construction européenne, au profit d’un calcul tactique devant lui permettre de prendre l’ascendant sur le courant socialiste. Ce qu’il a fait en préconisant le « non » lors du référendum de mai 2005 sur la Constitution européenne alors que le PS appelait à voter « oui ».
Jean-Luc Mélenchon avait raison, à l’époque, de déplorer que le parti socialiste ne fasse plus de politique. Durant ces vingt dernières années, les socialistes se sont déchirés sur la question européenne, comme ils l’avaient fait dans les années 1950 autour de la Communauté européenne de défense (CED). Cette perspective d’unification continentale était centrale pour ceux qui portèrent la gauche au pouvoir à l’aube des années 1980, François Mitterrand et Pierre Mauroy, comme pour ceux qui ont eu à gérer l’Union comme Jacques Delors. Leurs héritiers n’ont pas su garder le cap.
Convenait-il de prendre acte de cet édifice baroque élaboré depuis un demi-siècle au hasard de compromis pragmatiques, au rythme d’élargissements successifs rendant le cadre initial inopérant, ou fallait-il remettre en chantier les fondations en fonction d’options intellectuelles préétablies et jamais tranchées, relevant soit du fédéralisme soit d’une Europe des nations ? Faute d’accord, le plus simple aura consisté à jeter le bébé avec l’eau du bain.
Notes :
- Il aurait eu ce commentaire après avoir appris que la première Jeep de la 2e division blindée du général Leclerc à être entrée dans Paris, lors de sa libération le 24 août 1944, avait été baptisée Mort aux cons. Il s’agissait du véhicule du capitaine des Forces françaises libres Raymond Dronne, de la 9e compagnie de combat du régiment de marche du Tchad (La Nueve) avant la 2e D.B.
- Séminaire du 22 novembre 1967, cité par Jean Allouch, Les Impromptus de Lacan, Mille et une nuits, 2009.
- Professeur à Paris 8, dans un débat avec Marcel Gauchet in Philosophie magazine, février 2017.
- L’innovation sauvera le monde, Plon, 2016.
- Débat avec Éric Fassin, op. cit.