Prenons un exemple. Tout à fait au hasard. Voyons… La campagne présidentielle française. #RescapesdelEspece

Dans le dernier mois de la campagne présidentielle française, le secrétaire général d’En marche!, Richard Ferrand, avait demandé aux plus hautes autorités de l’État de « garantir qu’il n’y aura[it] pas d’ingérence d’une puissance étrangère dans notre vie démocratique ». Il accusait : « Aujourd’hui, il faut regarder les faits : deux grands médias, Russia Today (RT) et SputnikNews, qui appartiennent à l’État russe, font leur quotidien de la diffusion, de la propagation, de fausses nouvelles. Ensuite ces nouvelles sont reprises, sont citées et viennent peser sur notre vie démocratique (1).»
Une accusation réitérée et précisée par Emmanuel Macron, devenu président de la République, face à son homologue russe lors de leur conférence de presse dans la galerie des batailles du château de Versailles (2). « J’ai toujours eu une relation exemplaire avec les journalistes étrangers, encore faut-il qu’ils soient journalistes, a-t-il détaillé devant un Vladimir Poutine figé. Quand des organes de presse répandent des contre-vérités infamantes, ce ne sont plus des journalistes, ce sont des organes d’influence. (…) Et c’est en cela qu’il était grave que des organes de presse étrangers, sous quelque influence que ce soit, aient interféré en répandant des contrevérités graves dans une campagne démocratique. Et à cela, je ne céderai rien. Donc, on va se dire les choses en vérité : Russia Today et Sputnik ont à plusieurs reprises produit des contrevérités sur ma personne et ma campagne. »
Un comportement qui contraste avec celui de Donald Trump et qui a suscité, outre-Atlantique, des parallèles peu flatteurs pour l’hôte de la Maison Blanche. Dans la surenchère qui pousse les animateurs des late night shows de la télévision à rivaliser dans la caricature du quarante-cinquième Président, Stephen Colbert l’avait traité de cock holster (3) de Poutine. David Simon, le créateur de la série The Wire, a twitté après les propos du président français : « It must be nice to have as your nation’s leader a veterbrate who can look a sonofabitch in the eye. And is not, of course, beholden (4).»
On ne peut que souligner l’influence, pour le moins inattendue, d’un média russe comme RT France. « Comment peut-il atteindre ce niveau très élevé ? s’interrogeaient les auteurs de l’enquête Libération-Linkfluence (5). Au-delà de son utilisation intelligente de la plate-forme qu’est Facebook et de sa ligne hyper polémique, le média russe, qui dessine dans ses articles un monde au bord de l’apocalypse, arrose à tout va. Sur la période observée, il a publié plus de 1 700 posts sur sa page, soit une soixantaine par jour. Vertigineux. Il est le plus actif de notre liste, devant Le Monde, le Huff Post et… Sputnik France, un autre média abondé par le Kremlin, avec la même direction éditoriale (environ 1 500 posts chacun). De quoi prendre conscience de la force avec laquelle la Russie a décidé de déployer son soft power… »
Ce qui était redouté s’est produit. Le jour de la clôture de la campagne présidentielle, des milliers de documents internes à l’équipe d’Emmanuel Macron, prélevés dans les messageries tant professionnelles que personnelles, ont été diffusés sur les réseaux sociaux. Neuf giga-octets piratés. Compte tenu du mutisme que les équipes des candidats devaient légalement observer, il n’était plus possible à En marche! d’organiser une riposte structurée.
Le bullshit avait été installé et laissait les petites mains des réseaux sociaux colporter les ragots. Pour certaines, ajouter dans la masse de courriers, factures, devis, déversés par les hackeurs, de faux documents souvent grossiers. Si j’en crois ma boîte mail personnelle, elles furent actives. Les messages d’alerte sur le thème « vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas » se sont multipliés, reprenant dans la foulée les items de l’homosexualité du candidat, du compte bancaire caché, récupérant aussi une décision de la Cour de cassation favorable à l’aide médicale aux étrangers pour accuser Macron de préparer le « grand remplacement ».
En lui-même, le piratage des messageries d’En marche! s’apparente, selon le doctorant Nicolas Vanderbiest qui travaille sur les phénomènes d’influence sur les réseaux sociaux, à une « opération de pieds-nickelés ». Il a cartographié le phénomène et dressé la chronologie. À 20 h 35, heure française, le coup d’envoi est donné à partir du forum de discussions américain 4chan, fréquenté par les partisans de Donald Trump et l’extrême droite américaine. Il ne faut que dix minutes pour que l’information soit relayée sur Twitter par deux « influenceurs » d’extrême droite installés aux États-Unis, qui sont aussitôt répercutés par les réseaux russophiles. La fake news ne bascule en France qu’une heure plus tard, à l’initiative de Jack Posobiec, un « patriote » américain et nationaliste slave, du moins se revendique-t-il au sein de la droite alternative du Slavright, une sous-branche xénophobe. Sans être une star de ce milieu, il dispose d’une certaine influence à travers RebelTv, qu’il dirige. Il est à l’origine du PizzaGate, cette histoire déjà évoquée de réseau pédophile dont le centre se trouverait à Washington et dont les équipes d’Hillary Clinton seraient l’âme. Il trouve un internaute qui sert de relais dans l’Hexagone.
L’envol ne survient que grâce à un coup de pouce de WikiLeaks. Le site de Julian Assange accepte de donner accès aux données piratées en se bornant à émettre l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une plaisanterie de 4chan. Il précise que ses équipes travaillent à une vérification et ouvre le parapluie en expliquant que cette diffusion n’est pas de nature à pouvoir modifier le résultat de l’élection française. En passant dans la lessiveuse WikiLeaks, les documents prélevés sont sinon authentifiés, du moins blanchis et prêts pour une exploitation tous azimuts. Le « MacronLeaks » existe.
Le Front national embraye une heure et demie après, par le biais notamment de @AudreyPatriote. Florian Philippot porte le débat sur le terrain politique. Il valide le piratage et installe la théorie du complot d’un tweet : « Les #Macronleaks apprendront-ils des choses que le journalisme d’investigation a délibérément tues ? Effrayant ce naufrage démocratique. — Florian Philippot (@f_philippot) May 5, 2017. » Effrayant en effet, mais non comme l’entend celui qui était alors le premier vice-président du Front national.
La trêve électorale débute un quart d’heure plus tard. Une chronologie et un timing qui, ajoutés au comportement de WikiLeaks, ne peuvent qu’apporter de l’eau au moulin de ceux qui voient derrière ces événements l’influence du Kremlin. Ce n’est pas l’analyse tardive twittée par Julian Assange (6) qui peut être de nature à lever le soupçon. Il est d’autant plus pesant que, dans une interview accordée au journal russe Izvestia (7), relayée par l’incontournable Sputnik, le porte-parole de WikiLeaks annonçait quarante-huit heures à l’avance des révélations sur Macron, sans plus de précisions.
Vladimir Poutine avait concédé, lors de l’ouverture du Forum économique de Saint-Pétersbourg (8), qu’il était envisageable que des hackers russes aient mené, de leur propre initiative, des attaques informatiques contre les pays occidentaux, mais il a nié toute implication de l’État russe. À ses yeux, ces pirates informatiques ressembleraient à des artistes « à l’esprit libre » qui ne seraient mus que par un patriotisme les poussant « à apporter leur propre contribution à ce qu’ils estiment être une juste cause contre ceux qui parlent mal de la Russie ».
Au-delà de cette phraséologie de circonstance, un indice de la proximité entre les hackeurs russes et le pouvoir a été fourni par la condamnation en 2017, aux États-Unis, de Roman Valerevich Seleznev. Il a écopé de vingt-sept ans de prison, la plus lourde peine jamais prononcée par la justice américaine pour des délits de cybercriminalité. Il lui était reproché d’avoir, entre 2009 et 2013, piraté – c’est-à-dire volé – des millions de numéros de cartes de crédit dans plus de cinq cents entreprises américaines, générant une perte de plus de cent soixante-neuf millions de dollars. Comme ses homologues russes, Seleznev ne se rendait jamais dans des pays ayant des accords d’extradition avec les États-Unis. Il a pris le risque de vacances aux îles Maldives. Le rapport de forces entre les deux États ne plaidant par en faveur des Maldives, elles ont accepté de livrer le Russe aux Américains.
Ce trentenaire n’était pourtant pas n’importe qui. Son père est député, allié de Vladimir Poutine. Le Kremlin est au courant de ce genre d’activité et ferme les yeux aussi longtemps que les infractions ne sont pas commises sur son territoire. En échange, ces informaticiens chevronnés mais transgressifs donnent un coup de pouce si nécessaire aux équipes gouvernementales qui mènent une guerre de l’ombre dans le cyberespace. La meilleure preuve d’une corrélation a été apportée par les Russes : ils ont interdit leur territoire aux enquêteurs américains ayant mené la traque de Seleznev. Poutine s’est donné les moyens de peser sur le scrutin présidentiel américain, pourquoi s’en serait-il privé avec la France ?
Comme l’a souligné le politologue Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique : « La Russie bénéficie toujours d’une image positive en France, il y a dans notre pays un romantisme de la relation passée et une vraie admiration pour la culture russe, même si les enquêtes montrent que l’opinion différencie très bien le pays de ses dirigeants. Vladimir Poutine a parfaitement surfé sur la vague de contestation culturelle à l’intérieur de la société française qui est née à l’occasion de la Manif pour tous. On ne peut pas s’empêcher de relever que le Front national a été financé par des banques russes sans que cela soulève un émoi particulier. Qu’aurait-on dit si un autre parti avait bénéficié de prêts d’une banque américaine ? De manière générale, Moscou cherche clairement à influencer le débat politique français.(9).»
Vladimir Poutine a affirmé le contraire en recevant Marine Le Pen au Kremlin. En dépit des apparences, il aurait le sens de l’humour. Force est de relever que nombre d’adeptes de théories complotistes, mais aussi de souverainistes militants, cultivent une sorte de tropisme moscovite. Tel a été le cas, lors du scrutin présidentiel, de François Asselineau, ancien collaborateur de Charles Pasqua, sans que ni Fillon ni Mélenchon se soient montrés insensibles aux sirènes moscovites.
Notes :
- France 2, 13 février 2017.
- 29 mai 2017.
- Réceptacle de bite, étui à bite.
- 9:17 PM, 29 mai 2017. « Cela doit être agréable d’avoir à la tête de sa nation un vertébré qui peut regarder un fils de pute dans les yeux. Et qui, bien sûr, ne lui est pas redevable. »
- Enquête menée sur quatre semaines, du 6 février au 5 mars 2017, à partir des pages principales sur Facebook de médias traditionnels et « alternatifs », publiée dans Libération du 13 mars 2017.
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« D’abord Hillary, maintenant Marine. Nous sommes en 2017 et la poigne du patriarcat est toujours aussi forte. » 9 mai 2017, 4:08. Un propos d’autant plus piquant que, trois mois plus tard, le même a pris fait et cause, aux côtés l’alt right américaine, pour James Damore, un ingénieur de Google qui a été licencié après avoir publié en interne un mémo dénonçant les valeurs progressistes de l’entreprise. Il y expliquait pourquoi les hommes et les femmes sont fondamentalement différents, rendant inopérante à ses yeux une politique de parité.
- 3 mai 2017.
- 1er juin 2017.
- L’Express, 14 février 2017.