91 – Sabotage (3/3)

Il n’y a pas que les corps qui doivent être dissimulés par des voiles afin d’éviter tout émoi. Certains rappels historiques peuvent, eux aussi, nuire à la sérénité de la représentation sociale. Autant les faire disparaître puisqu’il paraît que pour vivre heureux mieux vaut vivre caché. Car couché, expérience faite, ce n’est pas vrai. #RescapesdelEspece

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L’Humanité clandestine

       Une fraction de militants communistes qui, dans la clandestinité, poursuivent le combat ne se bornent pas à de simples actions de propagande. Des cas de sabotage contre du matériel militaire ont été constatés (1) durant l’année 1939 et le début de 1940. Ce type d’actions se trouve justifié, aux yeux de la direction communiste, par le fait que le gouvernement Daladier a décidé, en décembre 1939, de livrer des armes à la Finlande afin de l’aider à résister à l’agression de l’URSS rendue possible par le pacte germano-soviétique.

        Un « appel au peuple de France », de février 1940, demande aux ouvriers de mettre « tout en œuvre pour retarder, empêcher, rendre inutilisables les fabrications de guerre dont il est clair désormais qu’elles sont destinées à combattre l’Armée rouge ».

       Il convient d’admettre que, dans la confusion de l’époque, la désorganisation résultant de la dissolution du parti et le caractère fluctuant de la politique communiste, les militants aient interprété chacun à sa manière les consignes. Toutes les initiatives prises durant cette période ne bénéficiaient pas nécessairement de la bénédiction de la direction, c’est entendu.

        Je prends en compte les divergences entre historiens sur ce sujet peu et mal exploité. Le travail de recension systématique des archives départementales reste à mener. La tendance est à minimiser le phénomène. Telle est du moins la position de Jean-Pierre Azéma ou de Stéphane Courtois. Philippe Buton tranche pour « un cas unique » de sabotage. Ce cas est admis par tous puisqu’une enquête a été ouverte après des accidents mortels, survenus en avril 1940, sur des avions sortis d’usine. À cette date, les opérations militaires sont pourtant terminées en Finlande puisque, après 104 jours d’affrontements à un contre quatre, les Finlandais ont signé le traité de Moscou le 13 mars 1940.

           À l’usine de Boulogne-Billancourt, les investigations permettent d’établir qu’un fil de laiton maintenant un écrou du tuyau d’arrivée de carburant a été sectionné, entraînant une fuite progressive jusqu’à l’incendie et l’explosion en vol. Sur les douze ouvriers qui ont été arrêtés, six, dont les âges varient entre 17 et 23 ans à l’exception d’un menuisier de 33 ans, sont passés devant un tribunal militaire. En mai 1940, celui-ci a prononcé deux peines de vingt années de travaux forcés et quatre condamnations à mort, dont celle d’un ouvrier ayant reconnu son appartenance aux Jeunesses communistes. Ce dernier a bénéficié, par la suite, d’une grâce présidentielle. Deux autres ouvriers communistes, et l’admettant, qui avaient été arrêtés dans un premier temps, furent libérés sans suites.

           Cette affaire est demeurée dans les archives sous le nom « usines Farman de Boulogne-Billancourt ». Que sont ces usines Farman mentionnées dans les documents officiels ?

             Implantés dans la région parisienne, les « Avions Henry et Maurice Farman » ont été absorbés par une société basée à Bourges, la SNCAC, l’entreprise où travaille Georges Marchais. Pour mener à bien ce type de sabotage, il faut être un professionnel, s’intéresser de près aux moteurs. Georges Marchais justifiait son apathie politique durant les années 1930, lors de son entretien avec Harris et Sédouy, en disant : « J’avais comme chef d’équipe un homme nommé Fraisy… Eh bien, chaque jour, à midi, aussitôt le repas avalé, on allait avec lui tourner autour des avions… dans l’atelier de montage. On discutait de tel aspect technique. On ne gagnait pourtant pas grand-chose, mais on prenait sur son salaire pour acheter des revues d’aéronautique. C’est vous dire… Dans cette ambiance, j’ai très vite acquis une spécialisation. »

                Une note de police, non datée, évoque elle aussi la SNCAC et l’usine Farman de Boulogne-Billancourt en relevant : « Une grande partie des ouvriers subissent l’influence de meneurs communistes. Des “âmes” de Bréguet 696 (pièces de 4 mètres de long en tôle duralumin) ont été récemment trouvées inutilisables au montage comme ayant été “criquées” (cassées) au travail : on a été obligés de refaire une dizaine de fois certaines d’entre elles. (…) Chaque appareil utilisant quatre “âmes”, c’est un total de quarante pièces qui ont dû être “relancées” : cette proportion est de beaucoup trop supérieure aux 5% d’erreur admis ordinairement pour ne pas confirmer la réalité de sabotage dissimulé. »

              Un militant qui aurait, à un niveau ou à un autre, été partie prenante dans une opération de cette nature, qui aurait contribué à ce genre d’acte de solidarité avec la « patrie des travailleurs », le pays du « socialisme réel », en faisant en sorte que des armes françaises ne puissent frapper l’Armée rouge, apparaîtrait aux yeux de la direction communiste comme déterminé et loyal. Rien ne s’opposerait à ce qu’il puisse faire carrière dans l’appareil du parti, au contraire.

Refuge

                 Georges Marchais a pu appartenir à ce groupe de jeunes communistes, en être proche ou simplement avoir craint d’y être assimilé. Il aurait estimé devoir se mettre à l’abri. Quelle est la principale menace qui pèse sur un jeune militant communiste soupçonné d’avoir cherché à saboter des équipements militaires ? La police française. Où peut-on le mieux échapper à ses investigations et à son emprise ? Dans une usine allemande.

              Ce type de couverture a été utilisé par des communistes. Certains se sont rendus en délégation à l’ambassade d’Allemagne pour réclamer et décrocher une embauche. La reparution de L’Humanité a été demandée à la Kommandantur. La voie suivie par les communistes, même si elle fut désavouée ensuite, se situe à l’époque sur un étroit chemin de crête.

                       Marchais est dans la ligne du parti lorsque à l’automne de 1940 il sollicite et obtient de la Feldkommantur n° 758 un emploi comme travailleur civil étranger à Bièvres, dans l’atelier de réparation pour Folke-Wulf, contrôlé par les Allemands et au service de la Luftwaffe. Son cheminement puis son engagement, en décembre 1942, dans l’usine Messerschmitt d’Augsbourg deviennent cohérents.

                 Et peu importent les arguties qui vont être développées lorsqu’en 1970 Charles Tillon accusera Marchais de s’être porté volontaire puisque les principales réquisitions allemandes de main-d’œuvre ne sont intervenues qu’après la loi du 16 février 1943. À cette occasion, on exhume un texte oublié, une loi du 4 septembre 1942 ayant permis le départ forcé de quelque 250 000 ouvriers.

                      Dans sa biographie de Marchais (2), Thomas Hofnung embraye lui aussi sur l’idée d’une mutation outre-Rhin dans le cadre de la réquisition des travailleurs de l’industrie aéronautique. Marchais a-t-il précédé la mesure, l’a-t-il au contraire subie ? « L’affaire Marchais », celle qui a mobilisé les médias puis la justice, repose sur ce point. Oserai-je écrire qu’il s’agit d’un « détail de l’histoire » ? Il avait déjà franchi le pas à l’automne 1940.

                       À partir de l’occupation allemande et de son départ de la SNCAC, la version proposée par Georges Marchais repose sur des invraisemblances historiques. On ignore les conditions de son départ de l’entreprise. Il prétend qu’il ne pouvait y retourner. Son nom aurait été « entouré de rouge » parce qu’il aurait fait du zèle pour embarquer le matériel sur des péniches et tenté de le faire échapper aux Allemands. À part les Allemands, qui aurait pu le lui reprocher et pourquoi ? Première invraisemblance.

                    Il passe, durant l’été 1940, par les ateliers Renault voisins pourtant contrôlés par un « comité populaire d’usine » tenu par la CGT. Pour quelqu’un qui affirme être alors non-syndiqué, se faire accepter relève de l’exploit, plus, du miracle. Deuxième invraisemblance.

                    Vient la réquisition dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO) dont se prévaut Marchais, en revendiquant l’appellation de « déporté du travail ». Elle a fait, jusque devant les tribunaux, l’objet de débats d’un jésuitisme échevelé, aussi bien d’un côté que de l’autre, alors que travaillant déjà pour les Allemands, dans une entreprise allemande, Georges Marchais ne relevait en rien de ce statut mais d’une simple mutation. Troisième invraisemblance.

                      Alors que sa feuille de route l’expédie à Leipheim, il affirme être arrivé à Augsbourg le 20 décembre 1940. Quatrième invraisemblance. Pourquoi gommer Leipheim ? Parce que les travailleurs français qui sont affectés aux ateliers de Messerschmitt dans cette localité doivent avoir travaillé sur les moteurs Gnôme et Rhône qui équipent les bombardiers, ce qui est justement le cas de Marchais et illustre le fait que le régime nazi l’utilisait en fonction des caractéristiques d’un dossier professionnel parfaitement connu.

                    Vient ensuite une tentative d’évasion qui se situerait en février 1943, encore que sur ce point les souvenirs, si précis pour accréditer une présence à Augsbourg, redeviennent soudain flous. Cette tentative ne l’aurait pas empêché d’obtenir, en mai, une permission pour assister aux obsèques de sa nièce Ginette. Cinquième invraisemblance.

                 L’incertitude demeure sur la date de son retour en France qui, selon la version officielle, se situerait en juin 1943. L’été se serait déroulé dans la région parisienne, mais Georges Marchais n’a donné aucune précision sur sa localisation, se bornant à indiquer qu’il serait entré dans la clandestinité à partir du mois de septembre et jusqu’à la Libération, en se cachant dans des fermes. Où ? Nous ne le saurons pas, puisqu’il n’a pas jugé utile d’indiquer ne serait-ce qu’une région.


Notes :

  1. Sur des canons antichars à la Société d’application générale d’électricité et de mécanique (Sagem) ; des bougies à l’usine BG ; des chars à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt et à la Somua à Vénissieux ; des cartouches à Toulouse ; et aussi aux constructions navales de Saint-Nazaire ; à la poudrerie de Sorgues…
  2. Georges Marchais, l’inconnu du parti communiste français, l’Archipel, 2001.

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