92 – Politisation officielle

Pour tenir les premiers rôles, il convient d’avoir le dos large. C’est vrai partout, et vous le savez bien, rescapés de l’espèce. En politique c’est simplement plus vrai car plus évident. #RescapesdelEspece

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Thierry Pfister « fatigué »…

       Ce n’est qu’après l’abandon du territoire français par les Allemands que Georges Marchais « commence quand même à se politiser », pour reprendre sa formule lors de l’entretien avec Harris et Sédouy. « S’est posée à moi la question d’adhérer au Parti… », ajoute-t-il.

         À partir de là, le festival des approximations et des contradictions reprend de plus belle, avec des variations au fil des déclarations. En résumé, Marchais aurait attendu le départ des ministres communistes, en 1947, pour adhérer, afin de ne pas donner l’impression d’aller à la soupe. Il aurait, auparavant, rejoint la CGT chez Voisin et, selon son récit à Harris et Sédouy, « les choses sont allées très vite ». Comme le récit de Georges Marchais qui, à nouveau, saute des étapes puisqu’il n’intègre Voisin et la Snecma qu’en 1948. Or, il aurait, dit-il, adhéré au PCF en 1947 alors qu’il était déjà syndiqué à la CGT. Où ? Lancinante question dans son cas.

     Il a, selon l’enquête de Nicolas Tandler, retrouvé le secteur de l’industrie aéronautique par le biais des anciens établissements Caudron, repris par Renault avant la guerre, et devenus ensuite SNCAC, c’est-à-dire son entreprise d’avant-guerre, ce qui aide à créer la confusion.

      Au lendemain de la guerre, pour travailler dans une usine d’armement, il convenait de montrer patte blanche. Un ancien salarié qui s’était, durant deux années, mis au service de l’occupant ne correspondait pas au profil. Sauf si son dossier avait été nettoyé. C’est ce que cherche à démontrer Nicolas Tandler dans sa biographie.

         Si, comme il le suggère, la fiche de Georges Marchais a été trafiquée par des communistes, sous couvert de l’autorité de Charles Tillon, alors ministre de l’Air, ce ne peut être qu’une confirmation qu’il était membre du PCF dès les origines. Pourquoi sinon les communistes auraient-ils pris de tels risques pour un inconnu, adhérent de fraîche date ? En revanche, pour un authentique camarade, ayant prouvé sa fidélité et qui a été contraint de se cacher auprès des Allemands, en toute connaissance des dirigeants du parti, afin d’échapper à la « répression de la bourgeoisie », pareil coup de pouce s’impose.

           Ceux-là même qui se complaisaient à ne voir dans le PCF qu’un élément d’un système totalitaire prêt à broyer nos libertés, ont voulu nous convaincre qu’il avait porté à sa tête un individu surgi de nulle part au lendemain de la guerre, un militant sans expérience dont on ignorerait le cheminement durant le Front populaire et l’Occupation. N’y avait-il pas une contradiction ? Le PCF ne peut pas être à la fois l’un et l’autre, il convient de choisir.

             Comment aurait-il pu, tel que je le voyais fonctionner, compter au nombre de ses cadres dirigeants un homme qui n’aurait témoigné d’aucune conscience politique au cours de périodes historiques particulièrement mouvementées ? Inimaginable, inconcevable. En revanche, un jeune militant qui, pour le compte du parti, en application de sa ligne, aurait été mêlé, de près ou de loin, à des opérations clandestines offre les garanties désirées. Son itinéraire, y compris dans des usines d’armement allemandes, est conforme à ce qui fut admis par le PCF.

              Qu’il ne soit plus possible d’assumer les actions menées à l’époque, ouvre un autre débat. Comment reconnaître en effet, après la guerre, qu’il fut un temps où, en accord avec la direction du parti communiste, il était légitime de saboter du matériel militaire français alors que le pays était engagé dans la lutte contre le nazisme ? Silence dans les rangs. Surtout ne pas évoquer cette période, cet épisode.

                 Par un coup de chance prodigieux, Georges Marchais ne s’est ouvert à l’action politique qu’après la guerre ! Et il avait les épaules assez larges pour porter le STO et le « marché noir » et faire face aux assauts brouillons de ses adversaires. Qu’importe si, pour gommer un épisode politique, il a fallu bidouiller la bio du camarade secrétaire général.

             Il ne vous reste qu’à interpréter à votre tour une collection de faits épars, divers, contradictoires, pour tenter de bâtir une cohérence. Car croyez-moi, si le moindre document existait attestant que Georges Marchais ait pu, de près ou de loin, être lié aux opérations de sabotage menées par des communistes durant la « drôle de guerre », il serait sorti des archives policières où il aurait été enfoui. Trop de controverses publiques se sont déroulées pour que tout n’ait pas été tourné et retourné. Charles Tillon en aurait reçu copie et l’aurait brandi. Je m’en étais inquiété avec insistance, à l’époque, auprès de ministres de l’Intérieur de droite. Puis, car c’est un sujet qui me tient à cœur, j’avais récidivé auprès de ministres de gauche. Tous, la main sur le cœur, m’ont juré qu’il n’y avait rien.

              Ce n’est pas que j’accorde à leur parole un poids considérable, mais je fais confiance à leur goût pour le combat politique et les mises à mort dans l’arène. Ils n’auraient pas laissé Marchais survivre à l’estocade. Si un verdugo avait été à leur portée, ils auraient sans hésiter réalisé un descabello (1). « Jamais de bonté en politique, relevait François Mauriac qui savait lui aussi avoir la dent dure. Nous sommes chez les insectes, et on ne saurait même plus parler d’instinct. Il s’agit des lois d’un monde féroce où le cadavre d’un ennemi a toujours senti bon (2). »

                  Avec ou sans gants, je vous confie le bébé. Il y a trop longtemps que je le porte, je suis fatigué. Si l’un de vous souhaite le voir grandir, s’épanouir, qu’il creuse la piste. Bonne chance. Je redoute simplement, pour lui, qu’il n’existe pas d’archives exploitables. Seul demeure ce que les magistrats nomment l’intime conviction.


Notes :

  1. Après l’estocade, si le taureau ne s’écroule pas, le matador pratique le descabello, c’est-à-dire qu’il plante une épée spéciale (verdugo) à la base du crâne, en haut de la colonne vertébrale. Un geste qui sera doublé ensuite par le puntillero qui enfoncera sa puntilla.
  2. Cité par Patrice Duhamel et Jacques Santamaria, in Les Flingueurs, anthologie des cruautés politiques, Plon, 2014.

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