93 – L’astre de l’Orient

Fermons la parenthèse du puzzle et revenons à nos moutons. #RescapesdelEspece

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Oum Kalsoum

 

             Lorsque Nisa Grünberg m’a proposé de me joindre à elle pour une soirée à l’Olympia, parce que son chevalier servant habituel lui faisait faux bond, je n’ai pas dit non. Quand elle a précisé l’identité de l’artiste que nous allions écouter, je n’ai pas réagi. J’avais déjà appris à masquer mes ignorances derrière un silence prudent qui pouvait, avec un peu de chance, me permettre de franchir l’obstacle en espérant me rattraper aux branches. Quand elle a poursuivi, avec une évidente gourmandise : « Elle chantera deux chansons, peut-être trois », je n’ai pas su continuer à me taire. « Seulement ? » ai-je bêtement commenté, trahissant mon inculture.

            J’eus droit à son sourire ironique mâtiné de condescendance. Elle toisa le béotien qu’elle avait convié en ce mois de novembre 1967, puis expliqua : « Ses chansons peuvent durer une heure, même plus. » Je ne pipai mot mais je commençais à regretter d’avoir accepté cette invitation. J’allais devoir supporter une soirée durant les youyous arabes de cette… comment déjà… Oum Kalsoum. Une sorte de Callas orientale, à ce qu’elle disait. Déjà que l’opéra et moi, nous faisons deux.

                 J’ai mis cette passion de Nisa sur le compte de ses origines égyptiennes. Elle n’avait débarqué du Caire, où son père avait longtemps présidé aux destinées de la communauté juive, que depuis une vingtaine de mois et je pouvais admettre cet accès de nostalgie. Il évoquait pour moi le souvenir, du côté de ma famille maternelle, de la « tante du Caire » qui avait dû, elle aussi, faire ses bagages. Avec son époux elle exploitait un hôtel dans la capitale égyptienne, mais ils ne pouvaient plus sortir d’argent du pays même pour leurs habituelles vacances en Suisse, au « bled ». Nous avions été conviés à venir gracieusement séjourner à l’ombre des Pyramides. Trop tôt pour moi et inenvisageable pour mes parents. Il m’en reste un regret.

                À l’époque, Nisa Grünberg ne se nommait pas Chevènement et n’avait pas succombé au prurit de son tempérament artistique. Elle n’était qu’une étudiante en psycho qui évoluait dans le sillage de Jean-Pierre. Nous nous retrouvions lors des soirées d’« élaboration politique » organisées dans l’appartement que Chevènement occupait dans l’un des immeubles qui bordent ce qui est devenu le jardin suspendu de la gare Montparnasse.

                     Ce n’était qu’un projet d’urbanisme souvent jugé fantaisiste voire irréaliste, que j’écoutais le maître de maison évoquer et commenter quand, de sa fenêtre, nous plongions nos regards sur l’enchevêtrement des voies ferrées. Nisa et moi écoutions Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane, Alain Gomez, Pierre Guidoni et le reste du cercle dirigeant du CERES (1), phosphorer, développer des stratégies complexes, délirer souvent. En raison de notre statut de rang inférieur nous étions, implicitement, priés de garder le silence. Nous nous bornions à échanger, de temps à autre, des regards complices afin d’exprimer en silence notre détachement commun face à certaines de ces outrances prophétiques, proférées par l’un ou l’autre des mâles dominants.

                      Si je conserve de cette soirée un souvenir aussi vif c’est moins en raison du talent déployé par « l’astre de l’Orient » que du fait de l’envoûtement généré par la ferveur du public. La salle était bondée certes, mais surtout le caractère ethnique des spectateurs, leur appartenance à un monde culturel différent, la découverte, pour nombre d’entre eux, d’un lieu qu’ils n’avaient jamais fréquenté, plaçait les individus égarés dans mon genre comme à l’écart, transparents. Un peu comme je l’étais lors des soirées chez Chevènement.

                  L’altérité avait changé de bord. Leur communion avait commencé avant l’arrivée de la diva sur scène. Elle se manifestait sur le trottoir du boulevard des Capucines. Ils pouvaient, sur les Grands Boulevards au cœur de Paris, célébrer leur monde, vénérer leurs racines, exalter leur fierté.  Quand la célébration a débuté, la piété des fidèles est montée crescendo jusqu’à pâmoison. À mon côté, Nisa était en extase, sa chevelure m’effleurait par vagues successives au rythme des accents de la contralto tandis que je tentais, sans succès, de récupérer l’usage de mon bras auquel elle s’était cramponnée et dont ses ongles, telles des serres, labouraient la chair sans que je parvienne à enrayer le massacre.

                          Gamal Abdel Nasser, le raïs égyptien, plaçait Oum Kalsoum au pinacle, et Charles de Gaulle n’a jamais caché son admiration pour « la Dame ». Ils connaissaient ce que j’ignorais. Même si je n’ai pas perçu le caractère « historique » de l’événement – l’unique récital de la diva en dehors du monde arabe – auquel je venais d’assister, je n’étais pas seul de mon espèce. Jean-Pierre Chevènement, en me cédant la place en raison de ses choix d’agenda, avait lui aussi montré combien il sous-estimait la portée du concert.

                        Par un phénomène que je ne pouvais que constater sans être capable de me l’expliquer, cette artiste jusqu’alors inconnue et à l’égard de qui je nourrissais un préjugé défavorable, qui s’exprimait dans une langue que je ne comprenais pas et selon des codes musicaux et vocaux qui m’étaient étrangers, parvenait à m’envoûter. Était-ce elle qui obtenait ce résultat ? J’en doute. Je ne ressentais cet effet que par capillarité, en raison de la poussée qu’exerçait sur mes sens la foule au sein de laquelle je m’étais immergé.

                         Non que je partage l’opinion de Gustave Le Bon, dans son classique des sciences sociales Psychologie des foules (2), lorsqu’il écrit que « la voix des foules est devenue prépondérante ». En revanche, ce que ce médecin curieux avait perçu, c’est que dans cet état émotionnel il est possible à un leader d’imposer sa volonté, de mettre ce collectif en mouvement vers un but précis. C’est la raison pour laquelle nombreux furent les dirigeants du XXe siècle, à commencer par Charles de Gaulle, qu’ils se réclament de la démocratie ou du totalitarisme, à avoir fait de Le Bon l’un de leurs auteurs de référence.


Notes :

  1. Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste.
  2. Dont la première version a été publiée en 1895.

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