Je continue encore un peu à me laisser porter par le charme des échos du passé. Excusez ma crise de mélancolie. #RescapesdelEspece

Au sein de nos sociétés informatisées soumises à la dictature des algorithmes, la manipulation de masse demeure d’actualité, soit à travers ces phénomènes de foule, soit en ligne par le biais des réseaux sociaux.
Sans vouloir en tirer de conclusions historico-politiques abusives, force est de constater que les recherches en ce sens ont été particulièrement développées en Allemagne et en Italie. Le Pr Massimo Forestier, du département d’analyse numérique appliquée à l’Université technique de Munich, explique ainsi que « des personnes fondues dans la masse se comportent comme des particules dans un fluide ou un gaz (1).» En conséquence, des mathématiciens devraient pouvoir décrire et anticiper de tels comportements. Sur ce point, les recherches déjà évoquées de Serge Galam au Cevipof pourraient trouver un débouché. Une première expérience a été réalisée, en mai 2015 avec les soutiens du centre national de la recherche italien et de l’Université de Rome, afin de manipuler avec succès un groupe d’étudiants.
La limite de ces expériences demeure le nombre d’individus qui composent la cible. Plus il est important, plus l’intervention devient complexe. La démarche s’apparente en réalité à celle d’un chien en charge d’un troupeau qui, pour se faire obéir, se concentre sur les animaux les moins dociles. Dès qu’ils sont sous contrôle, l’ensemble du groupe suit. Je ne prends pas cette image à la légère, car j’incline à m’assimiler à ces bêtes rétives. Pour participer aux bains de foule et s’y épanouir, encore convient-il de se laisser aller, d’accepter d’être porté et emporté.
Je n’avais pas choisi ma première affiche parisienne, je ne choisirai pas davantage les autres. Michel Faucher décidait et je suivais. J’ai le souvenir d’un concert où il m’avait traîné, en juillet 1988 au Palais omnisports de Paris-Bercy. Comme l’écrivait le rédacteur du blog Play It Loud ! : « Étant donné que la France est désormais le seul pays qui l’adule encore sans réserve, sa majesté pourpre nous gratifie de l’exclusivité de sa nouvelle tournée mégalo (la tournée Lovesexy). »
J’étais loin d’être acquis à la cause de l’artiste qui, pour autant, ne pouvait m’être inconnu. Je me suis refermé dès l’entrée en scène de Prince, simplement parce que la rangée de spectateurs devant nous s’était dressée d’un bond et qu’ils ne regagneraient plus leurs sièges, comme me le précisa Michel en se dressant à son tour. Buté, je restai sur ma position et assis. Je n’aperçus que par intermittence la silhouette androgyne. Pas question, dans ce contexte, de communier avec ses adeptes.
Dans l’adoration des foules, les prouesses des artistes, qu’ils relèvent de la variété ou du monde politique, ne sont pas décisives. Je commence à me réconcilier avec les comportements grégaires. À l’exemple de cette soirée de concert d’Oum Kalsoum, ne constituent-ils pas le moyen de parvenir à l’extase ?
C’est aussi le point de vue du compositeur Jean-Michel Jarre, qui conçoit ses immenses rassemblements, pouvant compter jusqu’à plusieurs millions de personnes, comme une « expérience organique ». Comme si la prestation comptait moins que le fait de la vivre immergé. Comme si seul le frisson était important, ce hérissement cutané qui fait se dresser la pilosité des avant-bras. Quand le rythme cardiaque s’accélère, que le souffle se fait court, qu’une poussée de sueur témoigne de l’entassement dans lequel nous nous complaisons. L’individu disparaît dans la masse. La raison cède à l’émotion collective. Qu’importe le contenu pourvu que nous ayons l’ivresse.
L’expérience « organique » pourrait devenir orgasmique. Nous ne distinguons plus les divers éléments qui composent le spectacle. Nous le percevons comme un bloc, artiste et public mêlés, une source unique d’émotion où nous puisons notre jouissance. Après un moment de pure lévitation, qui récompense et justifie notre présence, nous répondons en clamant notre reconnaissance par la voix et le geste. Il s’agit moins d’une adhésion à la démonstration que de remerciements pour le spectacle visuel et sonore qui nous a été proposé et dont nous formions, en réalité, l’élément majeur. Jusqu’à quel point les rituels évangélistes n’exploitent-ils pas ce phénomène de manière délibérée ?
La disposition des salles des candidats les plus novateurs en termes de communication, comme Jean-Luc Mélenchon, témoigne de cette prise de conscience. Le rapport maître-élève a été gommé et le public est disposé en miroir de manière que chacun voie ses semblables en train de manifester et s’en trouve conforté. Le chef de file de la France insoumise a poussé la logique jusqu’à disparaître puisqu’il se fait remplacer par un hologramme.
Le prétexte de la réunion, sa justification, c’est-à-dire la rencontre physique entre l’orateur et son public, n’existe plus. Ne demeure que l’illusion d’une présence pour mener à bien la catharsis qui doit sublimer les passions en politique. Nous parvenons au décalque de la messe, lorsque l’élévation de l’hostie, à la manière de l’hologramme du meeting, offre l’illusion de la « présence réelle » du Christ. L’absence de chair de la présence autour de laquelle la foule est assemblée témoigne que nous nous autocélébrons à travers ces rares moments de communion.
Emmanuel Macron a exploité ces techniques en s’entourant, lors de ses réunions publiques, de groupes militants qui paraissaient s’auto-applaudir et qui devaient donner l’image d’un enthousiasme faisant parfois défaut dans une part de son public.
Car le meeting n’est plus seulement un moment partagé. Il est devenu un spectacle mis en scène dans la perspective de son exploitation sur les écrans. À la télévision dans un premier temps et surtout sur Internet, où il va demeurer accessible. Durant la période de campagne, certaines réunions ont pu totaliser un demi-million de consultations.
Les dizaines de milliers de personnes mobilisées dans la salle constituent un support, un prétexte. « Avec son usage décomplexé du storytelling, ses attitudes de télévangéliste jouant de la puissance incantatoire du verbe, sa manière de créer un attachement à sa personne en laissant entendre que la sagesse perce sous la jeunesse, et le charisme sous la rationalité de l’économiste, Emmanuel Macron utilise les affects tout autant que ses adversaires », analysait le philosophe Michel Erman (2), professeur de linguistique à l’université de Bourgogne. Il ajoutait : « Il cherche à créer autour de lui une communauté affective tant il aime les électeurs d’un amour égal. Emmanuel Macron quête l’onction avant l’élection. (…) Toute émotion saisit la conscience au dépourvu, donne immédiatement le sentiment d’exister, mais c’est bien souvent une défaite de la raison, même si on peut parfois lui trouver une légitimité. »
Un comportement qui est justifié en matière de spectacle, plus discutable car dangereux dans le domaine politique. Il avait déjà été celui de Ségolène Royal durant sa campagne présidentielle de 2007, face à la mêlée résultant d’une masse équivalente de candidats. Il tend à substituer l’adhésion personnelle au partage d’un projet social commun. Emmanuel Macron, au même titre que les deux candidats populistes, a axé sa campagne sur le culte du chef. Ce choix a conduit de nombreux analystes des médias et de la communication à railler un « niveau zéro » de la communication politique du candidat d’En marche!, et certains de ses critiques à qualifier Emmanuel Macron d’« artefact pur et dur (3) ». Qu’importe en définitive. Demandez à Renaud et à son public ce qu’ils pensent de leurs retrouvailles ! Le chanteur admet que sa voix n’est plus ce qu’elle était et qu’au final ses pots sont réellement pourris. Ce qui n’empêche pas ses fans d’être heureux puisqu’ils sont venus s’auto-congratuler.
Le reproche est souvent adressé au public des matches de football de ne se comporter qu’en spectateurs, de venir assister à une prestation sans communier par ses chants et ses cris avec le combat que sont censés livrer, en leur nom, les joueurs présents sur le terrain. Pourtant, nul n’est besoin de public pour qu’une équipe performante obtienne des résultats. Il suffit d’observer les prouesses de l’AS Monaco dans le lugubre stade Louis II pour avoir confirmation de l’adage cher à nombre d’entraîneurs de football : « On n’a jamais vu le public marquer un but. » Il est vrai que, les équipes contemporaines n’étant composées que de mercenaires, l’osmose est plus difficile à réaliser avec les supporters. Bref, pour que la fête soit réelle, complète, l’assistance doit assumer sa partition. Les dirigeants du PSG en sont réduits à négocier avec les « ultras » qu’ils avaient bannis, afin de les faire revenir et de recréer un minimum d’ambiance au Parc des princes. N’est-ce pas l’illustration que, pour parvenir à l’ivresse collective, les qualités des artistes sont moins déterminantes que le climat généré par leur public ?
Il est, je le reconnais, bien tard pour l’avouer, mais j’en suis venu à me demander où se situait la différence entre ces concerts, ces matches et les innombrables meetings politiques qu’il m’a été donné de suivre des décennies durant.
Quand, au lendemain de la signature du programme commun de la gauche, quelque 100 000 personnes s’étaient rassemblées au parc des expositions (4) de la porte de Versailles, je conserve de ces heures un souvenir puissant. Qu’avaient dit François Mitterrand, Georges Marchais et Robert Fabre ? Je ne sais plus. Des banalités de circonstance. Il en va de même pour les fiévreux meetings qui, tant par tradition que par superstition, clôturaient à Toulouse chaque campagne nationale conduite par François Mitterrand. L’ampleur des foules assemblées, la ferveur qui s’y exprimait, la chaleur, les lumières, la rumeur, les bousculades… tout est demeuré présent sous une forme recomposée. Les discours en revanche…
Dernier exemple : lors de son premier grand meeting parisien, porte de Versailles à la fin 2016, Emmanuel Macron au terme d’une heure et demie de discours s’était lancé dans une péroraison exaltée. La jeunesse de l’orateur, son manque d’expérience, un organe vocal fragile et non rodé à l’exercice… bref, il avait dérapé dans des aigus singuliers avant que sa voix ne devienne rauque (5) tandis qu’il paraissait menaçant en gros plan sur les écrans. Une séquence qui a fait les délices des commentateurs. La scène a été caricaturée à l’envi sur le web. Les témoignages des participants, y compris ceux des journalistes qui n’étaient qu’observateurs, concordent. Ce qui sous la loupe des caméras de télévision apparaissait comme un mini-événement, était passé inaperçu pour la foule physiquement présente.
Notes :
- Cité par Amélie Charnay, BFMTV, 14 novembre 2016.
- Libération, 5 avril 2017.
- Anne-Claire Ruel, « La Médiasphère », LCI, 3 avril 2017.
- 1er décembre 1972.
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Il a entrepris de corriger cet aspect en travaillant sa voix avec Jean-Philippe Lafont, un baryton-basse de l’opéra.