95 – Détester (2/3)

Je suis avec vous, rescapés de l’espèce, et de retour sur le théâtre des opérations comme aurait dit Maurice Dantec. Car si le charme fonctionne avec un artiste, la relation au représentant politique est, par essence, d’une nature différente. #RescapesdelEspece

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Serge Gainsbourg

        En réfléchissant à ce parallélisme entre l’adulation pour les stars, qu’elles relèvent des variétés, du cinéma, du sport… et les dirigeants politiques, j’en suis arrivé à la conclusion que la différence essentielle découlait du statut social. La vedette, portée par son public, n’est confrontée qu’à l’indifférence du reste de la population. Elle surfe sur une clientèle plus ou moins mobilisée et ne gêne pas les autres. Certes, il peut surgir parfois des réactions hostiles, comme ce fut le cas avec Serge Gainsbourg lorsqu’il a adapté La Marseillaise ou fait brûler un billet de banque. Ces rejets peuvent être éventuellement brutaux, mais ils ne sont le fait que de minorités agissantes et restent limités dans le temps.

      Il n’en va pas ainsi avec les responsables politiques. Et pas seulement pour les responsables, mais pour chaque individu qui affiche publiquement un engagement partisan. Par sa seule expression, il prend le risque de s’aliéner la sympathie d’une fraction plus ou moins importante de sa sphère relationnelle. Plus son engagement s’affirme, plus il interfère dans la vie sociale et ses équilibres de pouvoir, plus le rejet s’accentue et se manifeste. Personne n’échappe à cette règle.

         Que signifie une élection à deux tours qui, selon la formule maintes fois rabâchée, veut qu’au premier tour « on choisisse » et qu’au second « on élimine » ? Que la désignation se fait sur le niveau de détestation. Celui dont le taux de rejet est le plus important sera battu. Le critère politique décisif n’est pas le niveau d’adhésion mais l’ampleur du rejet. Demandez à Jean-Marie Le Pen. Demandez à sa fille. Demandez à François Fillon. Demandez à Manuel Valls. Chez les artistes, seule l’adulation signe le succès.

       L’originalité de la politique, et le défi pour ceux qui s’y engagent, consiste à apprendre à gérer ce rejet, à faire face à un niveau de haine qui peut atteindre des seuils redoutables. Le réalisateur du film Merci patron (1), François Ruffin, qui a rejoint les rangs des Insoumis et a été élu député de la Somme, a mis en garde Emmanuel Macron avant le second tour du scrutin présidentiel en martelant au fil d’une tribune (2): « Ça se respire dans l’air : vous êtes haï. » En jugeant « fragile » la légitimité de celui qui allait devenir chef de l’État, il ajoutait : « Ça m’a frappé, vraiment, impressionné, stupéfait : vous êtes haï. »

       Prolongeant jusqu’à l’instant ultime une logorrhée qui l’avait rendu inaudible, François Hollande, avec son inébranlable autosatisfaction, a poursuivi auprès des journalistes le vain exercice consistant à tresser ses propres couronnes. Il s’était laissé aller à commenter (3) : « Je reconnais que j’ai été un président impopulaire, mais enfin, je n’ai pas été haï. Mitterrand a pu être impopulaire et haï. Sarkozy a pu être populaire et haï. Moi, j’ai été très tôt impopulaire, et cela m’a atteint, contrairement à ce que l’on prétend, mais cela ne m’a jamais empêché de gouverner et, surtout, je n’ai pas senti de grande hostilité contre moi, sauf à la période du mariage pour tous. » Puis, renouant avec le côté petite blague dont il espérait une popularité dans le pays comparable à celle dont il a bénéficié auprès des journalistes, il avait précisé dans un éclat de rire : « Aujourd’hui, je suis à deux doigts d’être aimé ! »

       Une fois de plus, son analyse pèche par superficialité. Sans doute a-t-il suscité moins de haine car il a été rejeté avec mépris. Comme il l’avait été par les « éléphants » du PS lorsqu’il dirigeait cette formation politique. Ne croyez pas que j’use de ce terme par emportement militant, par aveuglement partisan. Je me réfère simplement au contenu des ouvrages publiés par son ancienne compagne comme par les ministres l’ayant quitté au fil des cinq années de son mandat ou par son ancienne « plume ». Je pense aux confidences de Manuel Valls lors de son départ de Matignon. Je constate que, par son incapacité à exercer la fonction présidentielle, il a désespéré jusqu’à ses plus proches, au point que son conseiller économique a estimé indispensable de le renvoyer sur le banc de touche et de prendre le jeu à son compte. Un ancien conseiller qui, devenu son successeur, le traite en privé de « zigoto ».

          Après le succès des partisans de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, lors du référendum de juin 2016, le chef de file de l’UKIP (4), Nigel Farage, a créé la surprise en quittant la scène au lendemain de son triomphe, au prétexte qu’il avait achevé sa tâche. Depuis, il a prétendu passer le relais à Donald Trump. Diane James, qui avait été désignée pour lui succéder, n’aura tenu à la barre qu’une quinzaine de jours avant de se retirer pour raisons « personnelles et professionnelles ».

       Le départ successif de ces deux dirigeants, je serais tenté de parler de fuite, n’illustre-t-il pas, au-delà des arguments officiels, leur incapacité à assumer le niveau de détestation qu’ils ont généré en menant la campagne en faveur du Brexit ?  Nigel Farage l’a reconnu dans une interview au Daily Mail (5) : « Je ne peux pas marcher dans la rue à Londres tout seul. Les gens sont agressifs constamment. C’est désagréable. A Londres, je ne pourrai plus jamais vivre une vie normale ». Il parle d’insultes, de jets d’œufs, de personnes malveillantes qui dévissent les boulons sur les roues de sa voiture, de menaces de mort.

          Combien de temps Trump va-t-il résister à la Maison Blanche ? Le professeur Allan Lichtman, à partir d’une formule mathématique puisque cette science semble devenir l’alpha et l’oméga de la vie sociale, se vante d’avoir anticipé les résultats de toutes les élections présidentielles américaines depuis trente ans. Il pronostique désormais une destitution de Donald Trump au profit du vice-président Mike Pence. Sans recours aux mathématiques toutefois, seulement sur la base de son flair. Et de sa culture d’historien. À moins que le quarante-cinquième Président, qui se plaint de la charge de travail pesant sur lui à la Maison Blanche, ne décide de jeter l’éponge.

        Il faut s’être blindé à l’extrême pour résister aux assauts quotidiens de la calomnie, du dénigrement, du mensonge, de la vindicte. De l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par l’ensemble des nuances de la palette, tous en sont victimes. Chaque famille politique peut, en ce domaine, arborer ses cicatrices.

          J’ai grandi avec mes propres martyrs, Léon Blum et sa « vaisselle d’or », ou lorsque en 1923, en pleine séance à la Chambre des députés, Léon Daudet l’avait interrompu d’un : « À Jérusalem ! », sans oublier que le même le définissait, dans les colonnes de L’Action française, comme « le citoyen fifille » puisque l’accusation d’homosexualité suintait également. Car, si on ne la joue pas façon cowboy roulant des mécaniques, à la Chirac ou à la Sarkozy par exemple, on ne peut pas être un jules, un « vrai mec ». La même rengaine, sur le même présupposé découlant d’un certain intellectualisme, a accompagné la marche d’Emmanuel Macron. Sans oublier Roger Salengro, accusé d’avoir déserté durant la première guerre mondiale et qui se suicide. J’ai évoqué l’assassinat de Harvey Milk à San Francisco.

                Je conserve le souvenir d’un de ces petits déjeuners que nous partagions avec Pierre Mauroy, quand il fallait partir tôt pour quelque prestation orale. Le voyage gouvernemental n’en était plus à ses débuts. Nous avions quitté le port depuis belle lurette et nous étions parvenus en haute mer, entre les quarantièmes rugissants et les cinquantièmes hurlants. J’avais l’habitude, en ces heures matinales, de compléter de quelques analyses ciblées la revue de presse qu’il avait pu entendre à la radio, en se rasant et en pensant à ce que bon lui semblait. Ce jour-là, il m’avait interrompu d’un :
       – Inutile. J’imagine très bien et je n’ai pas envie de savoir. Ne crois pas que j’aie le cuir épais à ce point.

                  Comme au judo, l’attaque de l’adversaire peut offrir prise à une riposte où on retourne contre lui l’énergie déployée. L’hostilité dont il était la cible a été instrumentalisée par Donald Trump durant sa campagne électorale, lorsqu’il faisait huer les médias. En Espagne, le chef de file de Podemos, Pablo Iglesias, a été mis en cause par l’association de la presse madrilène en raison des pressions que lui et les siens exercent sur des journalistes par le biais d’un harcèlement sur les réseaux sociaux. Les attaques peuvent être directes. En avril 2016, Iglesias avait pris à partie nommément un journaliste du quotidien El Mundo. Il l’accusait d’écrire des histoires « qui n’ont pas besoin d’être vraies » sur Podemos dans le seul but de faire progresser sa carrière professionnelle.

                  En France, lorsqu’il gère une collectivité, le Front national ne se comporte pas de manière différente. La Voix du Nord qui, dans le Pas-de-Calais, doit travailler depuis 2014 avec Steeve Briois à Hénin-Beaumont, en souffre. La journaliste en charge témoigne qu’« il faut avoir la santé et les nerfs bien accrochés ». Le quotidien régional a décidé, au lendemain du scrutin présidentiel, d’informer ses lecteurs. « Les pratiques du maire Front national et de ses adjoints proches constituent une entrave au droit d’informer. (…) Les SMS agressifs, les propos insultants, les attaques personnelles, ont pour objectif de tenter d’humilier nos journalistes devant la population et de les intimider », écrit le rédacteur en chef, Jean-Michel Bretonnier (6).

             Dans cette filiation, les réunions publiques de François Fillon avaient été l’occasion de manifestations haineuses à l’égard des journalistes. « J’ai vu des hommes qui ont l’âge de mon grand-père se lever et me faire des doigts d’honneur, puis mettre leurs doigts dans la bouche pour mimer un vomissement », a témoigné Ellen Salvi de Mediapart. « On est devenus des collaborateurs du complot auxquels certains croient, analyse Matthieu Mondoloni de franceinfo (7)Le problème, c’est qu’allumer de petits foyers peut produire de grands incendies. »

                       En effet, et ils peuvent conduire à de véritables attentats. C’est ainsi qu’en a jugé un conseiller municipal de Chicago, Howard Brookins Jr, après avoir prononcé un réquisitoire contre les « écureuils agressifs » qui dégraderaient les poubelles de la ville. Il a été, par la suite, victime d’une chute de vélo lui valant une fracture du crâne. Un écureuil kamikaze s’était logé dans sa roue avant. « Cet écureuil a commis une sorte d’attentat-suicide pour se venger », a commenté l’élu avec ironie dans le Chicago Tribune (8).


Notes :

  1. Sous-titré L’Arnaque en version lutte de classe, documentaire, 2016.
  2. Le Monde, 4 mai 2017
  3. L’Obs, 4 mai 2017.
  4. United Kingdom Independence Party, parti pour l’indépendance du Royaume-Uni. Formation nationaliste et eurosceptique, hostile à l’immigration et non exempte de dérives racistes et islamophobes.
  5. 18 décembre 2017.
  6. 13 mai 2017.
  7. Ces témoignages sont extraits de franceinfo, 9 mars 2017.
  8. 21 novembre 2016.

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