103 – Distorsions de sens

Je persiste à vous parler d’un temps que non seulement les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître mais qui renvoie à une sorte de fracture spatio temporelle. Un instant fugitif entre un monde disparu et un autre non encore réel. Cette parenthèse ne pourra que réjouir les amateurs de science-fiction.  #RescapesdelEspece

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                       Une nouvelle génération grandit entre deux mondes, l’un qui n’existe plus et l’autre pas encore. Nous sommes à l’image de la ville, entre deux âges, dans un état instable et éphémère. Alice dira que tous les enfants peuvent se réclamer d’univers irréels et elle aura raison. Le nôtre n’a ni lapin blanc ni chat du Cheshire – bien que les chats y soient nombreux, mais anonymes – et il est concret et réel. Il se résume d’abord au « bois » où je suis en planque en train d’observer les travaux paternels.

                    Il s’agit d’une pente envahie d’arbres divers dont l’essence dominante, si j’en crois ce que dit Bernard, est constituée de « vernis du Japon », une pente couverte de lierre. De ces arbres pendent les lianes indispensables à la confection des cabanes, ces refuges éphémères à la construction desquels nous consacrons un soin jaloux. Nous les faisons parfois sécher pour les fumer, comme il arrive que nous tentions de faire cuire des pommes de terre sous la cendre en nous brûlant les doigts pour ensuite les croquer pratiquement crues.

                       Pour atteindre le faîte du bois, la nuée enfantine emprunte le plus souvent l’escalier d’une tour en ruine, au toit percé, dont le plancher du dernier étage est pourri et nous est interdit. Nous ne nous y aventurons qu’avec précaution, moins pour ne pas tomber que pour n’être pas surpris en pleine désobéissance. La tour constitue la « frontière ouest » de notre planète. Pourtant, une brèche dans le mur de clôture permet de se glisser sans peine dans l’espace végétal voisin, en tous points similaire au nôtre.

              Selon les termes sibyllins en usage à la table familiale, il correspond au domaine de Béthanie. Dans les conversations des adultes, le mot semblait désigner un pensionnat ou une école, mais comme, d’expérience, je sais que les réalités ne coïncident pas avec les propos tenus, je ne peux rien garantir.

             Les expressions dont mes parents usaient pour désigner leurs lieux de référence ont toujours été étranges et sans rapport avec ce que je pouvais en percevoir. Mes rares incursions au-delà de la frontière, dans ce bois étranger, ne m’ont jamais permis de percer le mystère qui se cachait derrière le vocable Béthanie. Il n’y avait, m’a-t-il semblé, âme qui vive dans ce voisinage. Par prudence, je suis demeuré à couvert. Comme dans mon domaine, au-delà de la lisière du bois voisin s’ouvrait un univers dégagé et partagé qui risquait d’être redoutable, puisque peut-être peuplé d’adultes.

                          Les exemples de ces distorsions de sens qui ont façonné mon enfance sont innombrables. « N’allez pas jouer dans la buanderie ! » était un leitmotiv. Buanderie, autre terme mystérieux. Ce n’était qu’un empilement de salles abandonnées, certaines en ruine, sous les voûtes en briques du funiculaire. Sombres, emplies de gravats, peuplées de chats errants agressifs, elles offraient une cachette idéale et un composé parfait pour une saine poussée d’adrénaline. Comment imaginer qu’un jour, sur ce versant de la maison accessible par un escalier banal, sans la pompe du perron central, avaient pu travailler lingères et cuisinières ?

                       Au demeurant, l’espace qui symbolisait la « frontière est » correspondait au funiculaire, et il était plus ou moins déconseillé. Depuis la gare de départ en haut de ce qui fut un champ de foire à l’origine, avant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, de devenir la place Thiers puis d’accueillir un parking, d’étranges wagons cabrés étaient d’abord tractés sur une structure métallique qui ne se transformait en voûtes maçonnées qu’au contact de la propriété. Dans un premier temps, ils la surplombaient avant de plonger, au niveau du bois, dans un tunnel. Au sommet de l’entrée de ce tunnel, une rambarde de briques, censée nous protéger, permettait surtout de disposer d’un marchepied pour franchir le mur d’enceinte. Une pratique interdite car dangereuse, nous risquions une chute sur les voies. Un exercice initiatique raffiné en conséquence.

                            Une fois ce mur escaladé, nous nous retrouvions dans un escalier public. Les fameux escaliers, évoqués par l’ancien maire de la ville, Antoine Rufenacht, comme « liens de charme entre la Ville-haute et la Ville-basse (1)». Dans la propriété de mon grand-père maternel, rue Guillaume-le-Conquérant, douze hommes et un caporal veillaient, pendant l’occupation allemande, afin d’interdire l’accès à celui qui menait au fort de Tourneville.

                       Pour ce qui est de l’escalier longeant le funiculaire, il suffisait de le dévaler pour revenir dans la propriété, en essayant de ne pas être repérés depuis les fenêtres de la maison paternelle. Ce retour s’effectuait par le porche principal. Du moins ce qu’il en restait. Le passage piétons était debout mais ne s’ouvrait plus, et le reste n’était que béance. Il n’existait plus ni grille, ni piliers, ni clôture. Seul un sommaire édifice de planches au toit goudronné, sur lequel nul ne devait s’aventurer de crainte de le voir céder, abritait deux voitures, dont celle de la famille. Autre bizarrerie, ce « garage » – dans le vocabulaire de la nouvelle génération – devenait dans celui des parents : « la maison des tantes (2) ». Je n’ai jamais connu ni ces tantes, ni cette maison.

                 Pour ne rien faciliter, un même espace pouvait correspondre à plusieurs vocables. Le meilleur exemple en était un terrain plat sur lequel l’administration des Domaines avait édifié deux baraquements. Chaque jour ouvrable, des employés venaient y travailler, et leurs poêles, l’hiver, fumaient en abondance. Cette administration occupait, en outre, le rez-de-chaussée et le dernier étage de la maison, ce qui réjouissait mon père dans la mesure où cette réquisition avait permis que la toiture soit refaite. Une relation de cause à effet qui ne me semblait guère évidente à l’époque.

                      Le secteur accueillant « les baraquements » — et que nous nommions entre nous, en toute logique, de ce terme — était bordé d’un volumineux noisetier qui, en période de production, attirait la convoitise non seulement des enfants hantant la propriété mais de bien d’autres venus du voisinage. Un motif de bagarres.

                      Lorsque mes parents évoquaient ces lieux, leur vocabulaire était différent : ils parlaient tantôt du « tennis », tantôt du « potager ». Le second semblait avoir succédé au premier durant la guerre. De légumes en ces lieux, je n’en ai jamais vu. En revanche, en bon archéologue débutant, je peux témoigner que, sur l’un des côtés du terrain, demeuraient à intervalles réguliers, pour qui écartait les herbes folles, des bouts de ferraille qui auraient pu correspondre aux montants d’un grillage.

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Bernard Pfister et Técla, née Schadegg, fêtent leurs noces d’or. Entre eux Ameline, la fille de Bruno.

Notes :

  1. Préface de Autour des escaliers du Havre, Véronique Dagoubert et Agnès Jourdain-Rapaille.
  2. Il s’agissait bien des sœurs de mon grand-père. Ce que vous pouvez avoir mauvais esprit !

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