106 – Il y a photo

Il convient d’autant plus de se méfier des reflets, de l’image, que son message peut être manipulé. #RescapesdelEspece

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Bruno, Albert Schadegg et Thierry

       En mai 1959 pour la première fois ma photo a été publiée dans un quotidien, Le Havre (1). Je n’avais pas quatorze ans. Les dirigeants du Havre Athletic Club, le plus ancien club de football de France, le « club doyen » comme disent les spécialistes, étaient venus chez mon grand-père maternel, rue Guillaume-le-Conquérant, pour lui présenter la coupe de France. Elle venait d’être remportée par le HAC. Une plaquette d’hommage lui était, en outre, décernée par la Fédération française de football. Avec Bruno, nous avions été priés d’encadrer l’ancêtre pour immortaliser l’instant. Au lycée, ce cliché ne fut pas sans conséquence. J’eu droit à mon quart d’heure de notoriété.

       Seulement, le bât blessait car la gloire de mon grand-père, en rejaillissant sur ma personne, affaiblissait par contrecoup le triomphe que la victoire du HAC devait assurer aux jeunes footeux de la cour de récréation. À la manière d’un entomologiste, j’observais parfois, par curiosité, leurs prestations ponctuées d’un usage immodéré de termes étranges (2). Me voir récupérer le foot à leur détriment constituait le pire affront qui pouvait leur être infligé. Comment ce mec, qui ne participait pas aux matches de la récré, pouvait-il être le petit-fils du président Albert Schadegg ? D’abord, il ne portait pas le même nom… Les dribbles peut-être que ce n’était pas mon rayon, mais pour la dialectique ils avaient des progrès à réaliser. « Et ta mère, elle a le même nom que toi, peut-être ? »

        Le foot et moi, cela n’avait jamais été le grand amour. Un de mes frères aînés étant malade et afin d’éviter un risque de contagion, mes parents m’avaient expédié un été en colonie de vacances à quelques encablures du Havre. J’en conserve une image d’univers carcéral et une répulsion pour les formes de cohabitation collective. Un après-midi, ayant déniché au-dessus d’un escalier une vaste fenêtre qui m’était accessible, j’avais planté mes pénates sur le large rebord intérieur. Je lisais paisiblement, baigné dans un rayon de soleil, lorsqu’une des responsables m’a découvert.

   Horreur ! Pourquoi n’étais-je pas dehors, avec les autres, sur l’herbage pompeusement dénommé pelouse, à courir après un ballon ? Parce que je lisais, ai-je répondu, ce qui, au domicile familial, aurait été accepté comme mettant un terme à la discussion. La lecture n’était pas, en ces lieux, « le vice impuni » dont parlait Valery Larbaud. Ne pas se mêler aux autres constituait une autre de mes motivations, mais je savais d’instinct qu’il ne fallait pas l’énoncer. Je me suis borné à avouer mon aversion pour le ballon. Je n’en ai pas moins été traîné dans le parc de la gentilhommière devenue habitat social.

      Avec l’épisode de la photo, j’ai appris que tous les éléments d’un cliché peuvent jouer un rôle. Première leçon de communication. Posé à terre, contre le canapé sur lequel était assis mon grand-père, on distinguait sur le journal la tache blanche du pot qui lui servait de crachoir. Rien à voir avec les resplendissants vases de cuivre du paquebot de la Transat. Ne pouvant me contrer sur une filiation qui les prenait à contre-pied, les footeux se sont vengés de mon éphémère triomphe social en soulignant ce détail, à leurs yeux déshonorant. Ils tentèrent de m’assimiler à ce récipient, sans succès heureusement.

        Ce premier triomphe m’est monté à la tête. Au lieu de poursuivre mon bonhomme de chemin, j’ai prétendu les concurrencer. J’ai obtenu d’être inscrit à l’école de football du HAC alors que jusque-là, en dehors de la vie scolaire, le seul sport que je pratiquais, avec plaisir, était l’équitation. Un des rares garçons au milieu d’un groupe de filles. Devenu vieillard, je pratique l’aquabike. Un des rares hommes au milieu d’un groupe de femmes. Elles ne cessent de bavarder durant des séances pendant lesquelles je mobilise mon souffle. Je suis un de leurs sujets récurrents. Sans tenir compte de ma présence, elles commentent mon comportement et notent mon mutisme. « À part une blague de temps à autre, il ne dit jamais rien », s’étonnent-elles.

       Depuis 1959, mon visage s’est exhibé à de nombreuses reprises dans les médias. J’y ai été sensible un temps, puis je m’en suis désintéressé. La meilleure leçon reçue dans ce domaine, je la dois à un photographe qui m’avait donné rendez-vous, un matin, boulevard des Capucines. Il avait choisi cet emplacement car il avait repéré une palissade de chantier devant laquelle il souhaitait que je me tienne pour l’avoir en fond. Elle servait de support à une affiche où mon portrait s’affichait, deux mètres sur trois, afin de faire la promotion de La Vie quotidienne à Matignon au temps de l’union de la gauche (3). Une idée de photographe, sans conteste.

       En l’attendant, car bien sûr il était en retard, je faisais les cent pas devant mon gigantesque portrait. Des milliers de Parisiens et de touristes sont passés à cette heure d’ouverture des magasins et des bureaux. Pas un, absolument aucun, n’a vu, ni fait le rapprochement entre l’affiche et le type arpentant le trottoir. De quoi remettre, si besoin était, les pieds sur terre. Et apprendre à relativiser cette gestion compulsive et narcissique de l’image qui a cours.

        Un jour, Franz-Olivier Giesbert me propose un débat face à Claire Chazal pour Le Point, qu’il dirigeait à l’époque. Pourquoi pas ? J’avais déjà fait pire. Et puis, à l’époque, Claire Chazal était une star de la télévision. Avant de commencer l’exercice, nous avons droit à la séance photos. Le couple provisoire que nous formons se soumet aux désirs et injonctions de l’opérateur, puis nous passons à côté pour la joute, plus verbale qu’intellectuelle. C’est la règle.

      Cette prestation achevée, avant de repartir chacun vers nos occupations nous sommes interceptés par le photographe. Il nous présente la planche rassemblant ses œuvres. La nature veut que je sois plus grand que Claire Chazal. Je ne parle que de la taille, pour le reste je n’oserais pas ! Sur les clichés je la domine de la tête et des épaules. L’une des photos échappe à la règle car je suis en train de me baisser. Nous ne commentons pas, mais Claire Chazal m’abandonne soudain en s’excusant :
             – Je dois voir quelque chose avec Franz.

      Je n’avais pas besoin qu’elle me fasse un dessin. Je ne suis plus naïf à ce point. Elle ne peut imaginer à quel point ces pitreries m’indiffèrent. Je me suis retrouvé, sans surprise, grimaçant dans le Point.

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Claire Chazal et Thierry Pfister

Notes :

  1. Devenu en 1968 Le Havre presse (droite) et qui cohabitait avec Le Havre libre (gauche communiste). Ils ont été rachetés par Paris-Normandie et ne se différencient plus.
  2. Je me souviens qu’ils criaient, à tout bout de champ, « hems » (transcription phonétique) qui, dans leur sabir, signifiait « main ». Sans doute de l’« anglais ».

  3. Op.cit.

 

 

 

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