Nous parlions d’images, rescapés de l’espèce. Le sport ne permet-il pas d’en réaliser de superbes ? Et il inculque, dit-on, de saines valeurs. Si nous allions voir de plus près ? #RescapesdelEspece

Je n’avais commencé à m’intéresser à cette quarante-deuxième édition de la Coupe de France de football qu’au stade des demi-finales, et parce que le HAC, alors leader de seconde division, avait éliminé contre toute attente, le 12 avril 1959, les « crocodiles » du Nîmes Olympique qui jouaient en première division. À l’époque, la compétition s’effectuait sur terrain neutre et les matches étaient rejoués en cas d’égalité à l’issue des prolongations. J’ignorais, en raison de mon indifférence pour les ballons, qu’ils soient ronds ou ovales puisque Bernard avait été rugbyman dans sa jeunesse, qu’il avait fallu aux Havrais trois confrontations avec les amateurs d’Annecy pour parvenir à franchir le cap des seizièmes de finale. Dans l’autre demi-finale, le Football club Sochaux-Montbéliard était venu à bout du Stade rennais au stade Ahmed-Zabana, là même où les Rennais avaient déjà sorti le Sporting club de Bel-Abbès en trente-deuxièmes de finale. Oran était encore la France.
Ce n’était pas l’exploit réalisé par les Havrais au stade Yves-du-Manoir de Colombes qui m’avait alerté, mais le jeu de mots qui accompagnait, en famille comme en ville, ce résultat : « la farce à Strappe ». Pour le comprendre, j’avais dû me pencher sur les exploits du HAC, ce club dont la syllabe répétée à chaque instant servait de fond sonore à ma jeune existence. D’un tir lointain des 40 mètres, le capitaine havrais André Strappe était parvenu, à la 31e minute, à surprendre un gardien nîmois n’ayant pas su lire la trajectoire du ballon. Le score en était resté là. La ville était entrée en ébullition. Depuis 39 ans, elle attendait que le HAC rejoue une finale de coupe après celle, perdue en 1920, face aux « capistes » du Cercle athlétique de Paris, héritier de l’ancienne Nationale de Saint-Mandé.
La finale était programmée, sur le même stade de Colombes, pour le 3 mai. Bien que fatigué par l’âge et la maladie, mon grand-père ne pouvait imaginer être absent. Sa vie avait été liée au HAC dont il avait été l’emblématique président. Il avait acheté et fait bâtir le légendaire stade de la Cavée verte, la « Cavée » vers laquelle se dirigeaient des hordes les jours de matches. Ces supporters que j’entendais gravir puis dévaler les escaliers le long de la propriété familiale.
Bernard allait lui servir de chauffeur et, en conséquence, j’aurais ma place en tribune officielle, à quelques dizaines de mètres du général de Gaulle, ce qui n’était pas, à l’époque, de nature à m’émouvoir. Pour respecter le bestiaire de rigueur dans le vocabulaire sportif, après les « crocodiles » nîmois, le HAC voyait se dresser face à lui les « lionceaux » sochaliens. Nous regagnâmes Le Havre, à l’issue des prolongations, sur un score de parité : 2 partout. La finale serait rejouée le 18 mai, toujours au stade Yves-du-Manoir.
Revivre pareille épopée était inimaginable pour mon grand-père, compte tenu de son état de santé. C’est chez lui, dans le quartier des Ormeaux, que groupés autour du récepteur de télévision, nous avons assisté, en noir et banc, au triomphe des « ciel et marine » — 3 à 0 — face aux hommes de chez Peugeot. Outre Strappe, je n’ai conservé en mémoire que le gardien de but, Christian Villenave, car il a ouvert, par la suite, une boutique de vêtements pour enfants devant laquelle je passais régulièrement, et Frédéric N’Doumbé, courbé sur son aile, rasant le sol, rendant presque impossible la conquête du ballon par l’adversaire.
Mon grand-père, unique représentant de l’espèce puisque du côté paternel je ne l’avais pas connu, était, à mes yeux, un personnage hors normes. Si j’éprouve une forme de répugnance pour le téléphone, qui ne me semble légitime que comme support d’échanges techniques, je le lui dois en partie. Dans mon enfance, cet instrument était cantonné à la vie professionnelle. Albert Schadegg avait, après la seconde guerre mondiale et en raison de la destruction du Havre, installé son bureau à domicile. Il y disposait d’un appareil. Et même de deux. Outre le récepteur installé dans la pièce qu’il s’était réservée au premier étage, un autre téléphone, mural celui-ci, avait été fixé dans l’escalier. Une tablette de bois, sur laquelle était posé en permanence un bloc de papier et de quoi écrire, était vissée en dessous. Durant les repas ou lors de réceptions dans les salons du rez-de-chaussée, le négociant pouvait ainsi récupérer les appels.
Dans sa profession et compte tenu des différences de fuseaux horaires, l’accès à une information immédiate était essentiel. Les cours du coton comme le calendrier des chargements et le mouvement des cargos constituaient autant de variables qu’il lui fallait intégrer au mieux. Emerveillé, je le contemplais, debout sur son palier, prendre en note la litanie de prénoms égrenée par la demoiselle des Postes, Télégraphe et Téléphone. Il inscrivait la première lettre sur son bloc, reconstituant peu à peu le message – qu’il appelait « un câble » — transmis depuis New York. Quel fabuleux progrès technologique ! Parfois, l’une de mes tantes demeurées vieilles filles et qui vivaient chez leur père, assurait une forme de secrétariat. Un pan de la magie disparaissait. Sans l’imposante barbe blanche du patriarche, ce symbole technique d’une maîtrise de l’univers et du temps s’estompait.
L’aïeul m’apparaissait comme une réincarnation de Victor Hugo. Or, Técla, ma mère, ne cessait de dire du mal de cette gloire nationale, en reconnaissant toutefois qu’il était « le plus grand ». Comme grand-père. Lorsqu’« [il] paraît le cercle de famille applaudit ». Non pas « à grands cris » dans ce cas, mais plutôt à bas bruit. Un week-end, Bernard a eu besoin de joindre un de ses frères et il s’est rendu à son bureau, dans le quartier d’une Bourse havraise non encore reconstruite, pour passer l’appel. Je l’avais accompagné. À la fin de leur échange, il m’a tendu le combiné de bakélite noire en m’invitant à dire quelques mots. J’ai reculé, terrorisé. Je ne me sentais pas capable d’assumer la fonction de maître du monde.
C’est avec un petit sourire en coin que je découvre dans les magazines contemporains de pseudo-études sur le comportement des millennials, puisque ce terme anglo-saxon semble l’emporter sur « génération Y » pour désigner, en Occident, les personnes nées entre 1980 et l’an 2000. Ils se détacheraient sinon du téléphone du moins des discussions téléphoniques. Nombre d’entre eux auraient peur de décrocher quand ils ne connaissent pas le numéro qui s’affiche, et ne répondraient pas davantage quand ils le connaissent, par paresse. La multiplication des mails et des SMS serait à l’origine de cette phobie des coups de fil.
Le Festival XYZ (1) avait choisi, en 2011 au Havre, le mot devant succéder dans son palmarès à ses précédentes trouvailles comme, en 2010, « phonard », un terme péjoratif pour désigner une personne qui abuse de son téléphone mobile. Auparavant, les néologismes « photophoner » (faire une photo avec son téléphone portable), « ordinosaure » (ordinateur dépassé) ou encore « se faire électroniquer » (se faire avoir par les nouvelles technologies) ne m’avaient pas laissé insensible. Je vous autorise donc à user, pour me qualifier, du vocable sélectionné cette année-là : « attachiant ». Votre constance dans la lecture de ce blog le légitime. Selon ses créateurs, ce mot désigne une personne difficile à vivre mais dont on ne peut se passer. « Attachiant » avait été préféré à « aigriculteur » (agriculteur découragé par les difficultés de son métier), « bête seller » (navet littéraire qui bat des records de vente, un terme pour lequel j’aurais pu proposer quelques exemples), « textoter » (écrire des textos) ou encore « eurogner » (faire des économies dans la zone euro).
En ce crépuscule des années 1950, j’étais loin de tels exercices. Bien que ce soit un jeu de mots qui, au départ, m’avait fait dresser l’oreille, la reconnaissance sociale que j’escomptais ne passait pas par le vocabulaire mais par le foot. Il me fallait y sacrifier. Técla, qui avait discerné le caractère artificiel de cette passion soudaine, avait tenté sans succès de m’en dissuader. De guerre lasse, elle s’était résignée à m’accompagner chez Laguin, une boutique dont le nom faisait frémir, le must en matière d’équipements sportifs. Première catastrophe : alors que je lorgnais les nouvelles gammes de chaussures, d’un noir luisant, basses et souples, elle m’a imposé des godillots hauts, rigides, à la pointe arrondie renforcée. Et… bruns !
J’ai été le seul à porter des chaussures de cette couleur et de ce modèle. Il s’agissait du spécimen le moins cher. Il correspondait aux canons de la jeunesse de Técla, lorsque avec sa sœur Ruth elle s’installait à « la Cavée », dans les anciennes tribunes recyclées de l’hippodrome du Hoc, afin d’admirer les frères Puga, Carlos et Louis, en rêvant à une sexualité future. Ainsi affublé, j’avais tout pour être ridicule rien qu’en paraissant sur la pelouse. Comme mes prestations à venir ne risquaient pas de modifier l’appréciation, j’étais mal barré.
De fait, lorsque l’entraîneur a découvert mon équipement, il n’a pu maîtriser sa grimace. Ayant été sélectionné en « minimes 1 » en raison de mon pedigree, je me suis retrouvé, après la première prestation, en minimes… il n’y avait plus de numéro disponible pour cette poubelle. Lors du match inaugural de ma fugitive carrière de footeux, j’avais été placé sur l’aile droite et mes coéquipiers ne cessaient de me crier : « Centre ! Centre ! », avant de constater, accablés : « Il ne sait même pas centrer. »
Je me suis entêté en me pelant de froid durant les hivers normands. Non par amour du foot, mais pour limiter le triomphe de Técla et ses « Je te l’avais bien dit ». Par chance, une nouvelle mutation familiale vers Roanne a mis un terme rapide à l’épreuve. L’un de mes frères avait trouvé un moyen plus radical pour bénéficier de cette gloire soudaine. Sur les terrains, il se faisait appeler par notre patronyme maternel. Il était devenu un Schadegg. J’ai souri de cette entourloupe lorsque je l’ai découverte fortuitement des décennies plus tard.
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Note :
- Une manifestation fondée en 2002 par Eric Donfu, un sociologue spécialiste des transformations dans la société contemporaine qui fut adjoint au maire socialiste du Havre entre 1989 et 1995. Ce festival défend « une conception vivante de la langue qui, comme l’écrivait Victor Hugo, meurt si elle n’invente pas de mots nouveaux ». Les mots sont collectés au fil de l’année sur une boîte mail (festival-motnouveau@gmail.com).