J’ignore, rescapés de l’espèce, où vous classez ce blog dans votre navigation : si vous l’avez fait figurer parmi vos favoris – ce que je souhaite, bien sûr – ou si vous ne nous rejoignez que par hasard. Le principal est que vous nous ayez repérés. #RescapesdelEspece

L’une des premières leçons que j’aie reçues en débutant comme éditeur ressemblait à celle que doit subir un commis de librairie : apprendre à répartir les ouvrages dans les bonnes cases. Un livre doit être étiqueté. Il ne peut relever à la fois du polar et de l’essai historique, il faut choisir sur quelle table il sera proposé à la vente. Les libraires – y compris ceux qui opèrent « en ligne » – ont des critères de présentation stricts (1). Ils doivent savoir dans quelle catégorie se situe le nouvel arrivant. Il ne séjournera que quelques semaines en boutique avant de disparaître aussi soudainement qu’il avait surgi.
Les commerciaux ne sont pas les seuls à vouloir ranger et classer comme de vaillants documentalistes ou des responsables de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Les journalistes, eux aussi, tirent des traits et vérifient que rien ne déborde. Leurs critères sont d’une autre nature et correspondent aux divisions des rédactions par services. À la littérature ses spécialistes qui se posent volontiers en élite, tandis que les essais sont attribués, en fonction des sujets, à la politique, l’économie, la justice/police, les sports… Et n’essayez pas de vous faufiler entre les mailles, vous ne feriez que sombrer dans le néant.
Ces catégories demeurent plus ou moins explicites, mais il s’en ajoute de plus subtiles qui relèvent de choix idéologiques (au mieux) ou de copinages (au pire). Je l’ai appris très tôt. À l’été 1986, le manuscrit d’un roman de politique-fiction signé d’un fiscaliste, major de l’agrégation de droit public, Jean-Claude Martinez, m’avait été confié pour lecture. L’auteur imaginait Jean-Marie Le Pen à l’Élysée. Je me souviens d’avoir, ce week-end-là, fait profiter la bande de Michery de la description d’un maquis imaginaire situé dans le Morvan et tenu par un quarteron d’intellos de Saint-Germain-des-Prés. Nous pleurions de rire. Mon rapport était favorable à une publication.
Seulement, à l’époque, Martinez était vice-président du Front national. La véritable transgression consistait à imaginer Jean-Marie Le Pen président de la République et à valider l’hypothèse. Le scrutin présidentiel de 1988 se profilait. Francis Esménard me fit valoir qu’en retenant ce texte, Albin Michel risquait de voir certains auteurs maison saisir l’occasion pour faire jouer une sorte de « clause de conscience » (2) afin d’aller renégocier leur contrat avec les concurrents. Je n’étais pas familier de ces dimensions. J’ai admis que cette pochade, pour réussie qu’elle pouvait être, ne méritait pas de prendre pareils risques.
Cette question de l’étiquetage, comme tant d’autres, peut être déclinée sur un mode intello : Qui es-tu ? D’où parles-tu ? Ou sur un mode partisan : je suis la vraie gauche – droite (rayer la mention inutile). Dans le gigantesque supermarché de nos vies, tout semble se réduire à une question de classement : statut social, matrimonial, sexuel, politique, philosophique… Ce qu’un journaliste du Monde avait exprimé d’une autre manière en me demandant un jour de 2016 si, dans mon travail d’éditeur, je m’étais vu imposer des « lignes rouges ». J’avais répondu en citant le cas Martinez et en expliquant que nous ne nous fixions de bornes que d’un commun accord, après discussion. En dehors de celles déterminées par la loi, bien sûr. Il voulait me faire dire qu’Albin Michel avait une orientation militante, au prétexte qu’à son programme éditorial de rentrée figuraient Éric Zemmour et Philippe de Villiers. Il ne menait pas une enquête mais une traque idéologique. Ce qui revient à ne rien comprendre aux médias, situation paradoxale pour un journaliste.
L’édition n’est qu’une des composantes de l’univers de la communication de masse. Le livre, à l’inverse de ce que je croyais dans mon enfance, ne doit pas être sacralisé. Il est un support parmi les autres, avec ses contraintes techniques spécifiques. Comme les réseaux sociaux, la télévision, la radio, la presse écrite, l’édition exprime les tendances d’une période, elle ne les crée pas. Elle en est imprégnée, comme l’éponge qui repose dans son récipient. On peut juste accuser les médias de renforcer ces stéréotypes en les diffusant.
Les auteurs ne sont en rien des individus exceptionnels. Ils parlent comme l’époque les façonne. Ils se laissent, pour la plupart, entraîner par le courant dominant ou s’inscrivent en lutte contre mais néanmoins en dépendant de lui. À l’aube des années 1930, Lucien Rebatet passe de la rédaction de L’Action française à celle de Je suis partout, balloté par les succès du fascisme ambiant. Il convient de se méfier de ces chroniqueurs qui se mettent à jouer aux idéologues.
Éric Zemmour est devenu notre Rebatet contemporain. À époque molle, fascisme mou. Sous sa plume, l’étranger demeure le métèque maurrassien, honni au même titre que les milieux intellectuels qui lui tournent le dos, tandis que le musulman se substitue au Juif et que femmes et homosexuels (3) sapent les fondements de la société en tenant le rôle dévolu naguère aux protestants et aux francs-maçons. Le triptyque « travail, famille, patrie » est remis au goût du jour, avec en prime la récusation du monde anglo-saxon et l’exaltation du chef et de son autorité qui rendent la démocratie suspecte.
Cette vision me paraît caricaturale, mais elle a le droit d’être publiée. Elle exprime les préjugés d’un nombre important de nos concitoyens. Il suffit de constater le niveau des ventes. Et les scores électoraux.
Notes :
- Pour des illustrations de librairies au fil des temps vous pouvez vous reporter à https://www.facebook.com/pfisterthierry . Cette page Facebook accompagne le blog en l’illustrant et en le complétant.
- Elle existe pour les professions de santé, les avocats et les journalistes et permet de suspendre ou de rompre, dans certaines conditions, les obligations du contrat de travail.
- À croire qu’entre sa hantise du pouvoir conquis par les femmes et la visibilité des homosexuels, Eric Zemmour se sent menacé dans sa virilité !
Et mon « Dentiste » est classé comme polar, alors qu’il ne l’est que si peu, passe entre les mailles. Mais je me remettrai au travail une fois que j’en aurai fini avec mon « Narratif ».
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