Il croyait manipuler les journalistes, il est devenu leur jouet. Il en est mort. Politiquement. Mais meurt-on jamais en politique ? #RescapesdelEspece

François Fillon a débuté sa vie professionnelle à l’Agence France-Presse. Faut-il voir dans la profession de journaliste un destin pour cancre et faux rebelle ? C’est ainsi que l’un de ses biographes (1) résume les années de formation de l’ancien Premier ministre devenu le naufrageur de la droite parlementaire. Deux caractéristiques qui conviendraient pour dépeindre le jeune Nicolas Sarkozy. François Hollande a effectué ses premiers pas au cabinet du porte-parole du gouvernement Mauroy, Max Gallo. Ensuite, il n’a plus cessé de murmurer à l’oreille des journalistes.
Fort de ce tropisme initial et avec cette « lucidité » si particulière qui le caractérise, Hollande se vantait de pouvoir les manipuler. Comme il s’était targué, avant l’élection présidentielle de 2007, d’avoir Ségolène Royal à sa main et de pouvoir la faire rentrer dans le rang le moment venu. Pygmalion assumé, il a expliqué à Davet et Lhomme que son conseiller Emmanuel Macron n’était « pas duplice dans le sens où il utiliserait son ministère pour jouer une partition personnelle », qu’il n’était pas « dans une stratégie personnelle sur le plan politique ». Cet homme, à n’en pas douter, est un fin psychologue !
Cette conception manipulatrice de la relation aux médias constitue un travers récurrent du monde politique. Parmi les dirigeants que j’ai cotoyés, rares furent ceux qui évitèrent l’écueil. De Guy Mollet à François Hollande – qui ont, il est vrai, tant de caractéristiques communes – en passant par François Mitterrand, la plupart se sont imaginé pouvoir obtenir des commentaires conformes à leurs vœux en dealant avec les patrons des entreprises de presse. Le copinage affiché par Hollande avec les journalistes n’était, à ses yeux, que l’illustration de leur dépendance. Cette vision s’est trouvée illustrée par le cas d’Aude Lancelin, la compagne de l’économiste Frédéric Lordon dont j’avais accueilli le premier ouvrage chez Albin Michel (2).
Devant le conseil des prud’hommes de Paris (3) où elle contestait son éviction de directrice adjointe de la rédaction de L’Obs, son conseil Me William Bourdon n’a pas hésité à dénoncer une « police de la pensée » : « Aude Lancelin agaçait l’Élysée et ce licenciement a été décidé par des actionnaires de L’Obs en raison uniquement de ses opinions. » Pour Médiapart (4), Laurent Mauduit, toujours fidèle à ses présupposés idéologiques, a complété par une de ces visions manipulatoires qu’il affectionne en brossant la scène d’un troc entre cette éviction de la journaliste et le renouvellement d’un contrat d’itinérance du groupe Free avec Orange, Free se situant dans le giron de Xavier Niel qui est par ailleurs actionnaire du groupe Le Monde auquel est rattaché L’Obs. J’ai déjà souligné (5) que les échanges croisés que nous effectuons dans notre vie sociale ne sont qu’un empilement de négociations distinctes, répondant à des logiques différentes, et qui constituent pour l’observateur extérieur une entité dans la mesure où lui seul construit une cohérence.
Le pathétique mandat présidentiel de l’ancien premier secrétaire du PS a montré quel degré d’aveuglement génèrent ce genre d’analyses fondées sur une manipulation supposée des individus. Lorsque l’heure du grand déballage a sonné entre Hollande et Valls, à l’occasion d’un déjeuner à l’Élysée (6), le Premier ministre a inscrit ce comportement au nombre de ses reproches. En particulier, il a blâmé Hollande d’avoir laissé les mains libres à Emmanuel Macron : « Tu n’as rien fait, car tu pensais que le missile était dirigé contre moi. Or, il était dirigé contre toi. » Cette « arrogance » qu’il reproche à l’ancien chef de l’État, Manuel Valls l’explique ainsi : « Il a laissé faire car il était trop sûr de lui, il croit toujours qu’il est le meilleur. » Il va falloir inscrire L’Apprenti sorcier au programme de l’ENA. Sinon le texte de Goethe, peut-être trop ardu pour ces jeunes gens, au moins le poème symphonique de Paul Dukas qu’il sera possible d’illustrer avec Mickey et le Fantasia de Disney, davantage à leur portée.
La publication de la soixantaine d’entretiens avec Davet et Lhomme a sonné le glas d’un règne incohérent. « Ce livre, accablant concentré de cynisme et d’autosatisfaction, reflet d’un Narcisse au miroir des journalistes », a par exemple écrit Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro (7). Au bilan : un président de l’Assemblée nationale en rupture frontale, un Premier ministre exprimant sa colère, des députés de la majorité consternés, des militants socialistes honteux, le dernier carré des électeurs éventuels en débandade. Pour le reste, la possibilité – assez illusoire – de poursuites judiciaires aussi bien pour forfaiture, car le « secret défense » aurait été violé, que pour manipulation d’appel d’offres, à propos des droits télévisés du football français.
Le jeune et talentueux chroniqueur de football de RTL et de La chaîne L’Équipe, Bertrand Latour, est monté un jour en défense de l’attaquant du Paris Saint-Germain, Kylian Mbappé. Il a donné, à cette occasion, une idée du cursus des stars de l’actualité avec cette définition des pratiques journalistiques d’une cruelle vérité : « On lèche, on lâche, on lynche (8) ». Quiconque vit par les médias périt par les médias. En la matière, François Hollande a établi une sorte de record.
Ce que Claude Bartolone n’a pas pardonné, quant à lui, à l’ancien chef de l’État, c’est d’avoir dit qu’il n’était pas taillé pour le costume de Premier ministre et qu’il manquait de charisme. Aussi banal soit-il, le jugement de Hollande n’en a pas moins transformé l’ancien porte-flingue de Laurent Fabius en instrument de sa perte. Touche après touche, celui qui était alors président de l’Assemblée nationale a repris ses habitudes de spadassin de l’ombre et n’a cessé de dénier au Président un statut particulier. La bête s’étant empêtrée dans ses propres changements de pied, se présentant affaiblie par les assauts répétés du picador Bartolone, il ne restait plus à Manuel Valls qu’à porter l’estocade. Il ne s’en est pas privé.
Le jugement de Hollande était celui d’un spécialiste. En matière de charisme, le Président qui aurait mieux fait de se taire n’en a montré guère plus qu’une limace. Nul ne l’a jamais vu exalter les passions archaïques, déchaîner l’excitation collective. Ses quelques succès de meeting tenaient plus à la joie des retrouvailles, que j’ai évoquée, qu’à une adhésion à l’orateur. Compte tenu de sa relation si particulière au vocabulaire, peut-être voulait-il parler de capacité de séduction. Rien de mieux, sur ce sujet, que l’avis d’une experte. Ségolène Royal, en parlant du père de ses enfants, l’a défini par son « inaction ».
Inactif sans doute, son bilan politique l’illustre, trop bavard certainement. Au point que, lui Président, sa myriade d’interventions était devenue inaudible. Des cartes postales représentant un singe se bouchant les oreilles étaient disponibles dans la plupart des présentoirs du pays, avec la mention : « Tais-toi, François, plus personne ne t’écoute. » Après cette présidence normalement bavarde, nous sommes entrés dans une présidence précieusement verbeuse.
Pour stopper le cycle infernal, il aurait fallu que François Hollande sache dire « non ». Refuser aux parlementaires de venir dans leur circonscription inaugurer les chrysanthèmes. Refuser aux chefs d’entreprise d’ouvrir leurs salons professionnels. Refuser… Ces invitations n’ont pour objectif que d’attirer le chalant et de drainer les médias. Le discours du responsable gouvernemental qui est ferré pour l’occasion importe peu. Ce n’est qu’un bruit de fond, un élément de décor. À force de parler pour ne rien dire, la parole publique se banalise, s’use, devient inécoutable.
Si je me battais, à Matignon, contre un agenda trop chargé, des allocutions trop nombreuses, ce n’était pas afin de m’épargner des relectures ou des réécritures, mais pour préserver la capacité de l’orateur à être ouï. Entendu était, en toute hypothèse, une autre histoire.
Déjà le mandat présidentiel précédent avait été placé sous le sceau de l’autocélébration. Nicolas Sarkozy identifiait sa fonction à une présence constante sur les écrans cathodiques et résumait son mandat à l’écriture d’une histoire centrée sur sa personne. « Le rapport de forces qu’il chercha d’emblée à établir avec les journalistes fut une affaire à la fois intrapersonnelle et interpersonnelle, tant le narcissisme chez Sarkozy le disputait sans cesse aux considérations strictement politiques », témoigne celui qui était, durant cette période, l’un de ses plus proches conseillers (9). Je me souviens, puisque j’étais alors son éditeur, de Patrick Buisson interrompu par un appel de « Nicolas » durant la séance de travail. Je m’éloignai pour les laisser converser.
Là où Sarkozy avait joué la carte de l’autorité, Hollande a misé sur la complicité roublarde. Chacun a fait avec sa personnalité et les armes dont il disposait. L’ancien « premier flic de France » d’un côté, le « rédac.-chef du Canard » de l’autre, pour reprendre des surnoms dont ils avaient été affligés avant d’entrer à l’Élysée. Dès l’aube de sa carrière, François Hollande a cru que copiner avec les journalistes valait ouverture d’un crédit. Il a été ancré dans cette erreur par son passage, déjà chaotique, dans les fonctions de premier secrétaire du Parti socialiste. Il y effectuait le service après-vente et, parce qu’il était leur informateur privilégié, il bénéficiait, en retour, de l’indulgence des rubricards.
Imaginer qu’il pouvait en aller ainsi comme président de la République témoigne, au mieux, d’une naïveté confondante, au pire d’un aveuglement narcissique coupable. J’incline pour cette seconde dimension lorsque je découvre que François Hollande se vante d’avoir réussi sa vie au prétexte qu’il a été chef d’État, ou prétend être entré dans l’Histoire en raison d’une opération militaire au Mali. Une posture qui évoque l’analyse du philosophe italien Maurizio Ferraris sur l’imbécile (10). « Imbécile vient de “in-baculum”, “sans bâton”, explique-t-il. L’imbécile, c’est l’homme à l’état de nature, dépourvu de technique. »
Comme illustration, il utilise la première guerre mondiale : « Ce qui peut donner les effets les plus épouvantables, c’est l’alliance qui se produit souvent entre l’imbécillité d’élite et l’imbécillité de masse. Les grandes tragédies de l’histoire ont été engendrées par cela. Regardez le déclenchement de la première guerre mondiale : personne ne voulait vraiment entrer en guerre, mais il y avait tout un système fait de faiblesses, puis ceux qui géraient le pouvoir, et cela a déclenché la guerre. (…) Il faut toujours tenir compte de l’imbécillité du corps politique. C’est-à-dire les hommes de pouvoir, mais aussi et surtout les électeurs. Des électeurs qui trouvent souvent que les politiques qu’eux-mêmes ont élus sont des imbéciles. À se demander s’il n’y a pas une certaine forme de responsabilité… Même si bien sûr le choix est parfois réduit (11). »
Par faiblesse collective, l’Europe s’est en effet suicidée en 1914 et a ouvert la porte au règne de l’empire américain. En 1919, l’aveuglement était encore tel que Raoul Villain fut acquitté par onze voix contre une de l’assassinat de Jaurès, et la veuve du dirigeant socialiste condamnée aux frais du procès. Aux yeux des magistrats et des jurés, si la vision pacifiste du chef de file socialiste l’avait emporté, la France n’aurait pas gagné la guerre. En conséquence, elle ne serait pas glorieuse et au sommet de la hiérarchie des nations. Oui, Jacques Brel était fondé à chanter « Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » (12).
Au Mali, François Hollande, à l’inverse de ce qu’il croit, a illustré à son tour l’absence de courage. Ce qui peut aussi s’exprimer comme cette forme de lâcheté consistant à se laisser porter par l’air du temps. Il y a certes gagné ces lauriers médiatiques si importants à ses yeux. En revanche, il a plombé un peu plus les chances de la France dans cette partie du monde. Il s’est, somme toute, comporté comme Guy Mollet à Alger lorsqu’il avait été accueilli par des tomates et s’était cru contraint, par calcul électoral, de modifier l’orientation de sa politique algérienne. L’un comme l’autre, dans des contextes différents, se sont montrés incapables d’une initiative susceptible de rebattre les cartes, de rompre avec les conformismes et cette forme d’immobilisme qu’ils génèrent. François Hollande, en transposant le vocabulaire idéologique en cours au Proche Orient dans le Sahel, a prolongé, sans perspective, la fonction de gendarme de l’Afrique héritée du colonialisme. Nous y reviendrons.
Il ne s’est donné ni les moyens de la durée – en Centrafrique –, ni ceux des effectifs – dans la zone sahélienne –, car dans le même temps il lui fallait disperser des troupes en métropole pour illustrer la communication gouvernementale. L’opération Sentinelle a été mal calibrée et mal conçue. Elle n’a non seulement évité aucun attentat mais, à l’inverse, elle a offert de nouvelles cibles aux desperados se voulant combattants du djihad. L’impasse est vite apparue. Elle a été analysée et dénoncée par les états-majors et dans un rapport (13) d’Élie Tenenbaum, chercheur au Centre des études de sécurité de l’IFRI. « On donne l’illusion à la population que c’est une mission de contre-terrorisme, alors que ce n’est qu’une mission d’affichage politique », a-t-il expliqué. Cette mission a entraîné une baisse du moral des troupes et une chute de recrutement chez des jeunes qui, lorsqu’ils s’engagent, rêvent d’Afrique et d’Orient et non de tourner en rond dans des gares ou de faire le pied de grue devant des écoles.
Par crainte politicienne d’être accusé, en cas de nouvel attentat, d’avoir désarmé, l’exécutif n’a plus osé modifier son cap. Il s’est retrouvé prisonnier de ses mesures d’exception comme il l’a été de l’état d’urgence. Si on ajoute le fiasco des centres de « déradicalisation » et la faute éthique et politique du projet de déchéance de nationalité, Valls et Hollande ont échoué sur toute la ligne. En conséquence, la seule place de François Hollande dans l’Histoire est dans ses poubelles.
Se rêver en héros témoigne qu’il n’a pas pris en charge, au lendemain de son élection, les destinées d’une nation, mais qu’il n’a cessé de s’admirer au miroir de sa vanité. La multiplication des ouvrages de bavardage sur lui-même, qui ont fleuri au terme de son mandat, en offre l’illustration. Naïveté ou narcissisme, dans les deux cas un tel comportement est incompatible avec la fonction de chef d’État.
À la décharge des deux Présidents successifs qui, par leur addiction médiatique, ont dévalué leur fonction et échoué au terme de leur mandat, cette substitution de la communication à la politique résulte aussi du fait que leur pouvoir s’est rétréci, d’une part en raison de l’alignement de la durée du mandat présidentiel sur la législature, d’autre part depuis que leurs politiques doivent s’inscrire dans un cadre européen préalablement négocié.
Notes :
- Je ne suis pas un saint, l’histoire du jeune et mystérieux François Fillon, Julien Rebucci, éd. La Tengo, 2017.
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Les Quadratures de la politique économique, coll. « Bibliothèque Albin Michel. Économie », 1997.
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Section encadrement, 17 octobre 2017 à 14h30. Cf. compte rendu in L’Express l’entreprise, 18 octobre 2017.
- 1er juin 2016.
- Cf. post 87.
- 24 mars 2017, cité in M le magazine du Monde, 26 août 2017.
- 2 décembre 2016.
- RTL, 27 octobre 2017.
- La Cause du peuple, op. cit.
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L’imbécillité est une chose sérieuse, PUF, 2017. Afin de distinguer cette notion de « con » — au sens du dîner de – ou d’une personne bête, l’auteur donne de l’imbécillité la définition suivante : « Je dirais que c’est ce qui est insuffisant. Ce qui veut dire qu’en général l’humain est imbécile, puisque l’humain est insuffisant. »
- Les Inrocks, 9 septembre 2017.
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Cette chanson ouvre l’album intitulé « Les Marquises ». La vidéo de sa reprise par le groupe toulousain Zebda, en 2009 à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Jaurès, est disponible sur https://www.facebook.com/pfisterthierry la page Facebook qui accompagne et illustre ce blog.
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La Sentinelle égarée ? L’armée de Terre face au terrorisme, Focus stratégique, n° 68, juin 2016. Études de l’Institut français des relations Internationales (IFRI).
Cahuzac a de la chance que tu ne t’ais pas été le procureur de service. La dernière « affaire » Bibi-médias s’insère dans ton texte, le fric en plus.
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