Les tentatives contemporaines de réforme — nécessaire — de l’audiovisuel public illustrent, une fois de plus, combien le monde de la communication en général et celui des journalistes en particulier peuvent diverger entre les principes proclamés à longueur d’antenne et l’étroit corporatisme catégoriel dans la gestion quotidienne des métiers. Leur pesant conformisme n’est en rien différent de l’immobilisme des élus. Oui, la France est d’abord un pays conservateur. #RescapesdelEspece

L’épisode de l’éviction d’André Laurens de la direction du Monde illustre les analyses à courte vue qui peuvent sévir même au sein de groupes humains qui prétendent à la lucidité. Car, sans vouloir exonérer Mitterrand, Le Monde était alors en situation de dépôt de bilan. Il ne survivait qu’en raison de l’impossibilité, pour un pouvoir politique, de laisser sombrer un symbole prestigieux de la presse nationale.
Laurens avait élaboré un plan drastique d’économies, qui sera mis en œuvre par André Fontaine, mais un blocage essentiel demeurait. Les banquiers réclamaient une recapitalisation, donc l’arrivée de nouveaux investisseurs, ce que le directeur du quotidien refusait au nom du mandat qu’il tenait de sa rédaction. Il n’avait pas été élu pour enterrer l’indépendance du Monde. D’autres s’en chargeront.
Cassandre n’a jamais bonne presse, si j’ose ce jeu de mot. Les rédacteurs du Monde avaient leur conception personnelle des priorités. Après tout, il ne s’agissait que de faire appel à des soutiens financiers mineurs et amicaux, expliquaient ces bonnes âmes. On donnait ainsi satisfaction au banquier tout en garantissant, du même coup, ses propres revenus. L’essentiel leur semblait assuré. Qu’importait si, au passage, le journal optait pour un statut de droit de commun.
Les mises en garde du directeur à la veille d’être évincé semblaient inopportunes. D’ailleurs, il n’était pas de taille. Trop pusillanime le mec ! André Laurens alertait, en vain, sur les conséquences inéluctables de ce doigt placé dans l’engrenage. La réponse des rédacteurs et de leur société a ressemblé en tous points à une promesse électorale. Juré sur les mânes de Beuve-Méry, le moment venu, si nécessaire, tous ces fiers journalistes — syndicalistes en tête — tous ardents défenseurs de la liberté de la presse et de son nécessaire pluralisme, sauraient combattre pour une indépendance qui ne leur semblait pas menacée. Nous avons vu. Merci Alain Minc. Merci aussi à ses supplétifs que furent Jean-Marie Colombani et Edwy Plenel. Ils ont pris leur part au naufrage en contribuant à dégrader l’image rédactionnelle.
Racontée sous cet angle, l’histoire n’était pas assez édifiante pour le public. Surtout pour les lecteurs du Monde. Mieux valait mettre les responsabilités sur le dos de Mitterrand et ramener des errements collectifs à un épisode politicien. Ainsi va le journalisme contemporain. Il privilégie la cerise au gâteau et préfère résumer par une anecdote un dossier de fond.
Que le plus influent quotidien français soit passé sous la coupe d’intérêts privés continue de me paraître plus significatif que l’agacement d’un François Mitterrand interpellé sur ses secrets de famille. De la même manière que chaque lecteur s’approprie les textes à son gré, chacun, lorsqu’il prend la plume, place l’accent tonique où il le souhaite. Certains choix rédactionnels n’en trahissent pas moins une forme de réécriture de l’histoire et une manière d’exonérer la société des rédacteurs du Monde de sa lâche passivité, d’avoir préféré son confort salarial à la défense de ses principes fondateurs.
J’avais naguère expliqué[1] à quel point, à l’époque où le couple de l’exécutif était constitué de Mitterrand et Mauroy, les perceptions en matière de presse étaient divergentes entre l’Élysée et Matignon. J’avais mentionné, sans pouvoir préciser, qu’à la suite de l’échec des manœuvres d’André Rousselet, directeur de cabinet du président de la République, en vue de racheter France-Soir à Robert Hersant, et pour tenter de surmonter la crise qui en avait résulté, Pierre Mauroy avait tenté de reprendre le contrôle d’un dossier dont il avait été tenu à l’écart.
Dans cet esprit, à l’été 1983, j’avais engagé une série de consultations discrètes en vue de proposer à la presse écrite un nouvel équilibre économique pouvant la libérer d’une partie du fardeau financier sous lequel elle croulait. Partant du principe qu’elle gérait collectivement les approvisionnements en papier et la distribution, je proposais d’étendre cette règle à l’impression afin de décharger les titres du poids écrasant d’équipements industriels sous-utilisés. Je reprenais le concept de Robert Hersant mais, au lieu d’en faire un outil privé au bénéfice d’un groupe, j’envisageais un investissement public à la disposition de l’ensemble des titres.
En raison d’un contexte politique disons tendu, laisser filtrer pareil projet revenait à ouvrir une boîte de Pandore, à prêter le flanc à une campagne de dénonciation du collectivisme, une tentative de mainmise sur l’information et une atteinte à la liberté d’expression et à la démocratie. Nous n’avions vraiment pas besoin de cela. Les titres du groupe Hersant se seraient portés en première ligne pour des raisons autant industrielles qu’idéologiques. Le syndicat CGT du Livre risquait aussi de tousser, mais avec lui la marge de négociation était réelle. Il fallait que l’idée vienne de la presse écrite et que le gouvernement paraisse répondre à sa demande. Pierre Mauroy garantissait les financements. Il était pleinement acquis au projet.
Le Monde, Le Matin, Libération auraient pu s’unir dans une démarche commune et entraîner derrière eux quelques titres régionaux. J’ai, avec précaution, mis l’idée en circulation. Les individualismes boutiquiers, les calculs de court terme, une forme de conservatisme également ont provoqué un enlisement. Un autre volet du projet de réforme économique de la presse écrite portait sur la répartition des aides financières de l’État. Elles existent depuis plus de deux siècles et sont, de nos jours, l’objet des diatribes du fondateur de Mediapart, Edwy Plenel. Elles ont débuté dès la Révolution avec les tarifs postaux. Pour se borner à ce seul aspect, plus votre titre est lourd, plus vous êtes aidé. Ce qui revient à dire que, plus vous avez de publicité dans un magazine, plus vous êtes à l’aise comme entreprise mais plus vous bénéficiez de financements publics à travers des tarifs préférentiels. Il en résulte aujourd’hui que ce sont les titres qui appartiennent à des milliardaires qui bénéficient du plus important apport de fonds publics. Une situation que Plenel dénonce à juste titre.
Je proposais d’inverser – on ne se refait pas – le système en faisant en sorte que les fonds publics aillent en priorité aux titres les plus fragiles. Dans cette perspective, j’ai reçu la visite de Georges Montaron, directeur de Témoignage chrétien, qui présidait le syndicat de la presse hebdomadaire parisienne. Escomptant son soutien, je l’avais invité à s’asseoir autour d’une table basse, dans l’avant-corps à trois pans du premier étage de Matignon, côté cour, où se situaient mes pénates. Il entreprit de m’expliquer pourquoi une telle réforme était impossible. Je l’ai interrompu :
– Mais enfin, pour Témoignage chrétien ce serait inespéré, cela vous donnerait une bouffée d’oxygène. Votre discours ne profite qu’aux gros, à L’Obs, Paris-Match, L’Express…
– Je ne suis pas là en tant que directeur de Témoignage chrétien, je suis là comme président du syndicat !
Il est de règle, en France, que les intérêts des puissants avancent masqués et se cachent derrière des réflexes corporatistes. Il est aussi de règle de faire passer une égalité formelle avant une équité pratique[2]. Je souhaite bonne chance à Emmanuel Macron.
François Mitterrand ne poursuivait pas des objectifs aussi ambitieux que ceux que nous avions élaborés à Matignon. Il ferraillait contre Robert Hersant dans une perspective électorale, disons politicienne, et il utilisait la loi pour tenter de brider un adversaire. Rien de plus. Le reste ne l’intéressait pas. Le volet économique du projet de Matignon a été retoqué.
Le Matin a disparu. Libération a été racheté. Le Monde est entre les mains de capitaux privés. Son indépendance était sacrée à mes yeux. La voir disparaître s’est inscrit au nombre de mes deuils personnels. Les égoïsmes catégoriels ont leur part de responsabilité. La rédaction du quotidien n’a pas su se hisser à la hauteur des enjeux. Une chose est de régenter par la plume, une autre de mettre en œuvre les principes que l’on prétend défendre.
Chacun raconte l’histoire comme il veut. À moins que les colonnes du journal ne permettent plus de traiter de manière complète le changement de nature de cette entreprise, en rendre responsable la pipelette des Grosses Têtes me semble un peu court. Comme je visitais, en compagnie de Bruno Bonduelle dont j’éditais un ouvrage[3], l’une de ses usines de la banlieue lilloise, l’industriel de la transformation et de la conserve de légumes m’avait expliqué l’évolution du goût. Pour vendre, il convenait de proposer du « mou » et du « sans saveur prononcée » comme, par exemple, les grains de maïs ou les petits pois. Les enfants, avait-il développé, ont imposé peu à peu leurs normes aux parents, c’est-à-dire des aliments ne demandant pas d’effort de mastication et neutres en matière de goût ou tendant vers le sucré. Du régressif, comme on dit chez les psy.
Un phénomène comparable s’observe en matière intellectuelle. Ce qui me faisait sourire avec condescendance lorsque j’écrivais dans Le Monde et que j’observais le temps et l’énergie que mes confrères des hebdomadaires mobilisaient pour des détails du style « qu’y avait-il au menu ? », « comment était-il habillé ? »… est devenu la norme. Je l’ai mesuré avec stupéfaction à l’occasion d’un rendez-vous que m’avait demandé Raphaëlle Bacqué. Elle me pressait de questions pour que je lui décrive en détail l’intaille que Pierre Viansson-Ponté portait en bague et que j’avais vue des milliers de fois sans y prêter attention. J’étais incapable d’une restitution autre que superficielle. Ainsi Le Monde s’écrivait à présent comme les hebdos d’hier ? La cerise là aussi avait remplacé le gâteau.
Notes :
[1] Cf. La Vie quotidienne à Matignon au temps de l’Union de la gauche, p. 130-135.
[2] Sans méconnaître les ambiguïtés de cette opposition en vogue parmi les libéraux. Cf. par exemple http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2015/05/en-finir-avec-lopposition-egaliteequite.html
[3] 43 Millions de Français en ont assez d’être traités de provinciaux, Albin Michel, 1994.
Bien lu. Et Montaron… un souvenir dont j’aime me défaire. Mais j’aime bien les petits pois.
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