« J’ai vu (dans) le regard des jeunes, des hommes et des femmes dans la force de l’âge qu’ils ne me considéraient plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge. J’ai lu dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard », écrit Bernard Pivot dans Les Mots de la vie (Albin Michel, 2011). Nous sommes nombreux à avoir connu ce moment crucial : le couperet qui s’abat. Et ceux qui n’ont pas subi l’épreuve devront à leur tour vivre cet instant fatidique. #RescapesdelEspece
Marchant dans la pénombre des trottoirs d’une « ville-lumière » qui, depuis longtemps, ne justifie plus son ancien slogan, je voyais venir vers moi des spectres blafards dépourvus de regard. Une boule d’angoisse montait et je n’osais les dévisager lorsque je les croisais. Comme il ne se produisait rien, je me suis peu à peu enhardi. J’ai découvert qu’il ne s’agissait que d’un effet de la lueur des portables sur les piétons qui avançaient vers moi, les yeux rivés sur leur écran. Je n’appartiens pas à cet univers. Je ne veux pas y appartenir.
Des interlocuteurs souvent m’interrogeaient sur ma retenue face aux réseaux sociaux. L’ancienne adjointe de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris, mon amie Lyne Cohen-Solal, y voyait un signe de gâtisme précoce[1]. D’autres, une incapacité à maîtriser les technologies liées à l’informatique. C’est, à la lettre, erroné dans la mesure où je gère la part de l’univers numérique qui me convient. Ni plus, ni moins. En cent quarante signes, il est possible de provoquer, d’allumer quelqu’un, d’affirmer un point de vue. Justifier une opinion demande plus. Une prise de position ne se proclame pas, elle s’explique. Gazouiller n’est pas l’outil qui convient. Je m’y suis pourtant résigné face aux pesanteurs sociales.
Bien qu’ayant vécu quarante ans à Paris, c’est dans cette ville que j’éprouve le plus fréquemment ce sentiment d’extranéité lorsque à quelques détails je réalise que ce monde n’est plus le mien. Quand une ado me doublait, son smartphone à la main, et laissait tomber, méprisante, en apercevant mon portable : « Mais ça se fait plus, ça ! » La encore, face aux pesanteurs sociales, j’ai abdiqué.
Quand je m’immobilise pour céder le passage à un quidam perché sur une ou deux roues motrices, dont je ne perçois pas ce qui les fait se mouvoir ; quand, dans les transports en commun, j’écoute des échanges entre jeunes dont je comprends le sens général mais dont une part importante du vocabulaire me fait défaut, je mesure que mon retard demeurera irrattrapable. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur. Je ne pense pas que « c’était mieux avant ». Je prends acte d’une réalité que, génération après génération, chacun constate. Je tente d’en tirer des leçons. Et d’abord dans les formes d’expression – ou de non-expression – publiques.
Si j’ai œuvré un temps dans la communication politique, je ne peux pas dire que je m’y sois épanoui. Le plus souvent, j’étais en désaccord, et parfois en conflit, avec les professionnels du secteur venus, pour la plupart, du monde de la publicité. Leur priorité était l’image. Il fallait faire joli et répétitif. La mienne était la politique. Il fallait expliquer et donner à comprendre. Ils voulaient adapter l’action menée à leur priorité et je réclamais qu’ils m’aident à illustrer le chemin choisi, sur lequel ni eux ni moi – et eux moins encore que moi – n’avions à trancher. Je trouvais qu’ils réclamaient des budgets trop élevés et ils se plaignaient de ne pas avoir les moyens d’agir. Il faut dire que dans cette profession la notion de plafond de dépenses semble ne pas exister. Bref, en matière de communication il importe de savoir reconnaître son seuil d’incompétence.
En conséquence, je n’appartiens pas et ne serai jamais en mesure d’appartenir à l’univers geek. J’en tire les conclusions. D’ailleurs, si le sexagénaire Jean-Luc Mélenchon caracole en tête des « youtubeurs » politiques français, il ne le doit pas à ses talents personnels mais à l’intervention du « Bon Sens », un pseudonyme qui désigne Antoine Léaument[2], de quarante ans son cadet. Après avoir repris, fin 2013, la gestion des comptes Twitter et Facebook du chef de file de La France insoumise, ce boulimique d’Internet qui reconnaît passer son temps sur Facebook a récupéré la chaîne vidéo de Mélenchon. Les scores d’audience plaident pour lui puisqu’ils ont décuplé sous sa baguette. Il a expliqué sa recette : « Sur YouTube les gens ont envie de se fendre la poire. Il faut l’accepter, tout en disant des choses sérieuses[3]. »
Pour expliquer cette percée, Mélenchon reconnaît s’être inspiré de la chaîne Osons causer[4] qui s’était portée au premier rang de la contestation de la loi Travail imposée par Manuel Valls grâce à des recours systématiques à l’article 49.3 de la Constitution[5]. En un an, il s’est placé au premier rang des dirigeants politiques sur YouTube. Ses vidéos comptent plus de 100 000 abonnés. Du coup, Florian Philippot, encore vice-président du Front national, s’est lancé dans l’aventure. Aux dires des amateurs, l’un comme l’autre manqueraient de spontanéité dans l’usage de cette forme de communication, et leurs personnages apparaissent comme joués.
Notes :
[1] Je sais que tu plaisantais, Lyne. Moi aussi ! Cool, cool !
[2] En référence à la chaîne YouTube « Le Bon Sens » qu’il anime et qui s’est empressé de parodier – ou « troller » comme ils disent dans leur novlangue – Florian Philippot lorsque le vice-président du Front national s’est lancé à son tour dans cet exercice.
[3] Cité par Mathieu Dejean, Les Inrocks, 5 février 2017.
[4] Cf. Mathieu Dejean, Les Inrocks, 6 décembre 2016.
[5] Le Premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi (avec des variantes selon la nature du texte). Le projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures, est votée.