140 – Nouveau média

Le média fait le message. Le message conditionne la pensée. L’impératif contemporain n’est pas sans évoquer mes années de formation au journalisme : bref et rapide. Donc dépourvu de nuances. #RescapesdelEspece

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L’omniprésence de Matteo Renzi

              David Axelrod, conseiller d’Obama, disait à son patron de faire attention au pouvoir de ses mots, amplifiés par la fonction présidentielle. Face au comportement du successeur, il s’inquiète : « Parfois on croit donner une petite tape, alors qu’en fait, on lâche une bombe à neutrons. La perspective d’avoir pour président un homme pour qui aucune cible n’est trop petite donne des frissons… Il peut détruire la vie des gens en 140 caractères[1]. »

                 De fait, certains des tweets de Donald Trump visant tel ou tel citoyen lui ayant tenu tête lors d’une réunion publique ou lui ayant porté la contradiction dans les médias déchaîne une fraction de ses partisans, qui menacent sur les réseaux sociaux voire physiquement la cible désignée. La parole politique bascule du propos public maîtrisé à un vocabulaire populacier relevant du privé. Elle passe de la mobilisation citoyenne au nom d’un bien commun à l’invective. Sarkozy nous avait préparés à cette mutation avec son célèbre « Casse-toi pov’con ».

                 Au nombre des objets de la vindicte du nouveau Président américain figurent les journalistes. Le même penchant, bien qu’il s’exprime de manière plus marginale, se retrouve chez Marine Le Pen et les dirigeants du Front national comme chez François Fillon et Jean-Luc Mélenchon. Ce n’est pas anodin. Les médias souffrent d’une désaffection équivalente à celle dont sont victimes les grandes institutions politiques.

              L’influence acquise par les réseaux sociaux et autres formes de communication liées à Internet ne correspond pas simplement à une utilisation plus ou moins ludique, plus ou moins partisane, de ces innovations technologiques, c’est aussi un moyen de contourner le filtre médiatique. À peine élu, Trump a repris ses commentaires et engagé un véritable bras de fer avec la presse afin de lui montrer qu’il voulait mettre un terme à sa fonction traditionnelle de contre-pouvoir. Il entend faire l’impasse sur elle en jouant de Twitter, Facebook et autres.

              Fort logiquement, les premiers à avoir pris conscience des possibilités offertes par ces nouveaux supports ont été les marginaux du système. D’autres courants politiques, à consonance populiste, avaient précédé Trump dans cette voie. Tel est le cas du mouvement Podemos qui, en Espagne, est devenu la troisième force politique du pays. Le quarante-cinquième Président doit être compté au nombre de ces marginaux dans la mesure où il est monté à l’assaut de son investiture hors du cadre du Parti républicain et contre ses responsables. Il a mené sa campagne électorale en rupture avec les règles médiatiques habituelles.

                 À l’inverse, en faisant de « Donald » la cible de son comique de répétition et de ses plaisanteries devant les correspondants de presse à la Maison Blanche, Barack Obama a usé et abusé de la connivence. En réplique, Trump a imité ceux qui, n’ayant pas accès à la parole publique, se faufilent dans les interstices. Ainsi s’est structurée, en France, la fachosphère. La réaction de l’extrême gauche a été plus lente. Elle ne s’est développée qu’à l’exemple des Espagnols de Podemos.

                Matteo Renzi, le plus jeune Premier ministre que l’Italie ait connu, est lui aussi omniprésent sur les réseaux sociaux, au point d’avoir sans doute suscité une forme de saturation qui a constitué l’un des éléments expliquant sa chute de popularité et l’échec de son référendum en vue de réformer les institutions de la péninsule.

            Ségolène Royal, prise à partie par les médias comme par les porte-parole des formations politiques après son éloge du régime cubain lors de sa visite dans l’île pour les obsèques de Fidel Castro, a joué en réponse la même carte que Donald Trump. Pour répliquer à Raphaël Enthoven qui, dans un billet[2], avait cité à son propos la phrase de Cocteau : « C’est un miroir qui a cessé de réfléchir », elle était allée sur Twitter en fin de journée.

                  Rageuse, à 23h42 elle avait qualifié le philosophe de « petit donneur de leçons prétentieux et sexiste[3] ». Un horaire et un ton qui correspondent aux normes des attaques distillées par le Président américain lorsqu’il twitte pendant la diffusion des grands journaux télévisés ou des émissions satiriques comme le Saturday Night Live, pour exprimer le mal qu’il en pense. Ou quand il prend la défense d’un de ses restaurants, malmené par une critique gastronomique, ou de sa fille dont la ligne de vêtements a été écartée par une enseigne.

              Il est intervenu, hélas, de la même manière sur la stratégie nucléaire et les relations avec la Chine avant de s’installer à la Maison Blanche, faisant naître un débat au sein du monde du renseignement qui a été notamment relayé par le site Politico. Cette utilisation compulsive de Twitter par Trump permet à des spécialistes d’analyser sa personnalité, de déterminer ses habitudes, de repérer ce qui l’énerve, ce qui le fait réagir ou, au contraire, l’apaise. L’établissement d’un panel que les responsables de la sécurité cherchent à éviter. Des informations qui font les délices de Vladimir Poutine, formé à l’école du renseignement. Bref, le quarante-cinquième Président a offert le contre-exemple de ce qu’il avait promis durant sa campagne, lorsqu’il se vantait d’être un brillant tacticien qui ne laisserait pas ses ennemis deviner ses choix politiques.

                 Si Bernard Pivot apprécie Twitter, c’est parce que, comme Donald Trump, il est libre de s’exprimer à l’heure de son choix et sur n’importe quel sujet. Il n’est plus tributaire de contraintes techniques et d’un cadre éditorial. Son propos est relayé et approuvé par ses fidèles. Il peut en savourer les effets, l’âme en paix. Il confond confrontation démocratique et phénomène de cour. Avec leurs caractéristiques propres, une clientèle d’usagers plus ou moins typée, plus ou moins jeune, chaque réseau social reproduit notre vie sociale en miniature.

                 Pour se limiter à Facebook (et en laissant de côté les comptes qui demeurent plus ou moins privés et ne relèvent que de l’album de famille ou de l’échange d’adresses et de photos entre proches), la première caractéristique dans le comportement des followers est leur irrépressible propension au zapping. Ils balayent les matières proposées par les fournisseurs de contenu a un rythme soutenu et, lorsqu’ils s’arrêtent pour consommer, leur patience n’excède pas trois minutes (douche non comprise !).

                Le principal critère qui a provoqué cet instant d’attention découle de la nature de l’image. Si elle est animée, et si elle prétend à une dimension humoristique ou sarcastique, ils vont regarder, éventuellement « liker », parfois partager. L’imprégnation n’ira pas au-delà et le sujet sera balayé par une nouvelle proposition. Disons que, sur cent followers ayant visionné une vidéo ou assimilé, on n’en retrouve plus qu’une quarantaine devant une image fixe et une dizaine face à un texte.

                Vont-ils pour autant s’intéresser au contenu du texte ? Ce serait beaucoup dire. Il suffit souvent de parcourir les commentaires pour constater que la prise de connaissance n’est pas allée au-delà des quelques lignes d’accroche. Le lien n’a pas été ouvert, ou alors lu en diagonale. Les impressions laissées n’en seront que plus péremptoires. On affirme d’autant plus sa position que le raisonnement de l’autre est méconnu voire ignoré.

                   Il n’y a pas d’échange mais une juxtaposition d’opinions qui peuvent reposer sur un quiproquo. Même les discussions de bistro les plus basiques ont souvent davantage de contenu. Il suffit de mettre en avant, dans une accroche, quelques mots magiques comme « islam », « Juif », « voile »… pour que la rubrique « commentaires » s’anime, s’enflamme et ne tarde pas à charrier le pire. Agitez du sexe et vous êtes assuré de voir affluer d’autres gogos.

              Bien sûr, me direz-vous, il est possible de sélectionner ses interlocuteurs, de graviter dans l’univers intellectuel, de lire les doctes échanges entre universitaires et assimilés, de partager l’univers des plasticiens, des musiciens… Les règles sont en effet différentes. Guère moins caricaturales pour autant. Nous sommes dans un monde d’auto-entrepreneurs. Tous ont quelque chose à vendre : un livre, un morceau, une toile, un colloque, un récital, une exposition, un article dans une revue, une pétition… Alors, selon les critères propres à la publicité, la règle est à la répétition.

                Sous un biais ou un autre, chaque jour il convient d’inventer un prétexte pour fourguer sa came. Dès lors, les renvois d’ascenseur fonctionnent à plein: « Merci cher collègue pour votre aimable appréciation sur mon ouvrage. Je viens de terminer le vôtre qui est d’une qualité exceptionnelle… » Ce qui est déjà ridicule dans un salon ou les couloirs d’une manifestation culturelle devient, ainsi mis en vitrine et lu par tous, un véritable catalogue des vanités humaines. Les générations passent, les usages demeurent.

                Par chance, les querelles d’ego, dissimulées derrière des controverses d’écoles, font également florès. J’avoue suivre avec un plaisir pervers les piques que s’adressent les sociologues groupés en chapelles rivales. Le même phénomène existe avec les psychanalystes, mais je me suis lassé de leur phraséologie.

              Ces nouveaux médias n’en sont qu’à leurs débuts. Les responsables de Twitter, ayant constaté l’usage qui est fait de leur outil technique, l’institutionnalisent. En France, dans la perspective du scrutin présidentiel de 2017, ils ont créé un compte dédié dont l’ambition était de faciliter une communication directe entre l’électeur et le responsable politique. « Par l’analyse des données et des conversations, Twitter permet aussi de répondre aux attentes des électeurs », avait expliqué Damien Viel, directeur général de Twitter France[4]. Pour justifier cette initiative, les dirigeants de la plate-forme se fondent sur une étude Harris Interactive qui fait apparaître que 60% des utilisateurs de Twitter suivent des comptes de personnalités politiques.

               En pratique, Twitter a mis en place un nouveau média et mixe, pour l’édifier, la politique comme produit d’appel et l’instantanéité qui est son apport propre. D’autres plates-formes comme Facebook ou Snapchat, avec des ambitions voisines, ont commencé à recruter des journalistes afin de passer l’actualité à leur propre moulinette. C’est ce que vise également Twitter, en allant au-delà du simple texte afin de le scénariser de manière que l’utilisateur sur mobile s’arrête et le consulte. « Désormais, les réseaux sociaux ont besoin d’avoir du contenu d’actualité, d’adrénaline qui draine de l’audience, explique Alice Antheaume, directrice de l’école de journalisme de Sciences Po[5]. Parfois ça peut cogner avec le business des médias traditionnels. Mais une plate-forme sans contenus propres ne marche plus aujourd’hui. »


Notes :

[1] 24 décembre 2016.

[2] Europe1, 8 décembre 2016.

[3] Le sexisme est une réalité. Il convient de le combattre. En revanche, qualifier de « sexisme » toute critique visant l’action d’une personnalité politique au prétexte qu’il s’agit d’une femme constitue un détournement de sens abusif.

[4] Cité par Héloïse de Neuville, in Challenges, 14 décembre 2016.

[5] Idem.

 

 

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