Pourquoi a-t-il fallu qu’ils bâtissent Babel ? Et pourquoi Johanne la Lorraine est-elle allée se mêler de politique ? Réfléchissez à ce qui se serait produit si les Bourguignons avaient gagné. Vous n’imaginez pas que le monarque régnant sur les deux rives du Channel serait resté dans les brouillards londoniens alors que la douceur du Val de Loire lui tendait les bras. Sa cour parlait français. De cette uchronie, outre une plus grande stabilité en Europe, il aurait résulté que la langue dominante de la planète serait la nôtre. Que n’est-elle restée à Domrémy, à garder ses moutons ! #RescapesdelEspece

Les électeurs et les candidats doivent apprendre à maîtriser les nouveaux outils de communication. Contrairement à l’argument sur lequel leurs créateurs les ont vendus, les principaux réseaux ne sont pas des outils de dialogue. Les utilisateurs parlent les uns à côté des autres. Chaque usager est davantage préoccupé d’attirer vers sa production que soucieux de ce que peut dire son voisin.
En outre, le phénomène d’enfermement par centre d’intérêt contribue à poser des œillères bien plus qu’à faire découvrir des angles de vue inconnus. Toutefois, comme dans les librairies, un esprit curieux peut faire son miel. À la manière dont un ouvrage inconnu peut s’acheter de façon imprévue à la suite de la lecture d’une quatrième de couverture, une navigation aventureuse permet parfois de dénicher quelques perles.
Les nouvelles générations fuient déjà ce cadre trop formel pour se retrouver sur d’autres réseaux du type WhatsApp, Snapchat ou Instagram. Le principal piège tendu par Facebook résulte, d’une part, de l’ignorance par l’émetteur du nombre de personnes qui vont en prendre connaissance ; d’autre part, de la durée pendant laquelle les informations publiées vont demeurer accessibles. On voit périodiquement surgir des faits divers à propos d’invitations vers lesquelles se précipitent des centaines, voire des milliers, de personnes non désirées. Certains utilisateurs ne prennent pas conscience du caractère public de leurs propos.
Vient ensuite, pour ce qui relève du débat public, la question de la fiabilité des sources. Les responsables du réseau sont conscients du problème et ont lancé une consultation auprès de leurs abonnés dans l’espoir de colmater la faille. Un objectif aussi illusoire que celui que s’est fixé Emmanuel Macron en voulant éradiquer les fake news par la loi. Entre sites idéologiquement déviants, sites parodiques, erreurs plus ou moins de bonne foi des organes ayant pignon sur rue, la zone grise est si importante que tracer une frontière paraît irréaliste.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, il suffit de se reporter à la controverse entre le Front national et BuzzFeed à propos d’une vidéo mise en ligne, en mars 2017, par David Rachline, le directeur de campagne de Marine Le Pen. On y voit un faux journaliste de France Télévision qui, visage caché, révèle une collusion entre sa patronne, Delphine Ernotte, et le candidat Emmanuel Macron.
Cette séquence répondait à une enquête sur « les hommes de l’ombre » du FN, diffusée dans l’émission Envoyé spécial sur France 2, au cours de laquelle un témoin anonyme, filmé de dos et à la voix déformée, dénonçait des propos négationnistes et antisémites tenus dans l’entourage de Marine Le Pen. La vidéo de réplique passe plutôt inaperçue dans le brouhaha de la campagne présidentielle, mais quelques sites la relèvent néanmoins en la classant d’emblée dans le registre de la parodie. Il aura fallu attendre l’indignation tardive de BuzzFeed[1] pour que son statut tende à évoluer vers la fake news. Le site établit, en effet, que la vidéo concernant France Télévision a été élaborée et diffusée par l’équipe de la présidente du Front national.
Réplique de Marine Le Pen : c’était une parodie pour ridiculiser « l’enquête » d’Envoyé spécial. Ne pas le comprendre revient à faire montre d’un manque d’intelligence et d’humour. À quel titre et sur quels fondements une autorité, qu’elle soit administrative, judiciaire ou ordinale, pourrait prétendre trancher ce genre de controverse ?
Le FN ne manque pas d’arguments pour plaider la parodie et on a souvent vu des titres officiels se piéger en reprenant au premier degré des canulars. Ce qui ne veut pas dire qu’en mettant leur vidéo sur Facebook, les responsables du FN n’espéraient pas être compris au premier degré par certains internautes et susciter une indignation génératrice de votes en leur faveur. La dimension fake news ne les dérangeait pas, même si elle ne constituait sans doute pas leur objectif premier. Il en va pour ceux qui ont visionné la vidéo du FN comme pour les lecteurs évoqués précédemment : seule leur manière de percevoir compte, seule leur vérité fait foi.
Dès lors que les réseaux sociaux ont élargi l’accès à la parole, il devient naturel que des propos non policés fassent tache. Le groupe Facebook « Les médecins ne sont pas des pigeons » a été créé au début du mandat de François Hollande comme support pour une campagne de protestation contre le passage de la TVA à 19,6% sur certains actes de chirurgie esthétique. Il s’est maintenu et rassemble plus de 30 000 personnes qui partagent des commentaires, surtout professionnels. Il avait défrayé la chronique en publiant une fresque murale de la salle de garde de l’internat du CHU Gabriel-Montpied à Clermont-Ferrand représentant Wonder Woman violée par des super-héros. Sauf que, derrière Wonder Woman était suggérée la ministre de la Santé, Marisol Touraine, dont j’ai déjà relevé sous quel sigle elle était désignée par une fraction du corps médical.
« Les initiales détournées de Marisol Touraine en MST, passe encore », avait estimé Françoise Degois, présidente de l’Agence citoyenne après avoir travaillé pour Ségolène Royal[2]. En revanche, elle épinglait des commentaires de carabins après que les autorités hospitalières eurent fait disparaître la fresque : « “Certains ont pris le risque de traiter Taubira de singe. Moi je prends le risque de traiter Touraine de chienne”… Oui, vous lisez bien. Plus glaçant, un certain Pascal R. (lui aussi futur médecin) : “Hélas non, Florence, Daech est aussi en grève”, en réponse à une certaine Florence F. qui se désolait ainsi : “Personne pour la chopper et la massacrer à la sortie de ses interviews ?”. » Le chirurgien niçois à l’origine du groupe avait été mis en examen sans que des charges aient été ensuite retenues[3]. Il est l’un des modérateurs de ces échanges.
J’ai relevé l’homophobie consubstantielle à la culture du ballon rond. Force est de constater qu’une fraction au moins du corps médical n’est pas à l’abri de stéréotypes ni de dérives équivalentes. La manière dont la médecine s’est emparée de l’homosexualité au XIXe siècle illustre que, même dans le domaine scientifique, les études de cas sont biaisées par les a priori des auteurs. Médecins, journalistes, romanciers, politiciens, théoriciens… nul n’y échappe. Lorsque j’avais évoqué les travaux de Richard von Krafft-Ebing[4], l’ouvrage élaboré par Michael Rosenfeld à partir des confessions d’un jeune homosexuel italien à Émile Zola n’avait pas encore été publié[5]. Zola avait confié le texte au Dr Georges Saint-Paul.
À en croire Georges Clemenceau, il suffirait d’ajouter « militaire » à un mot pour lui faire perdre sa signification. « Ainsi, expliquait-il, la justice militaire n’est pas la justice, la musique militaire n’est pas la musique. » Le Dr Saint-Paul était un médecin militaire. Sous le titre Roman d’un inverti-né, il a publié des versions caviardées et manipulées du texte que lui avait adressé son correspondant italien, d’abord dans la revue Archives d’anthropologie criminelle puis dans un ouvrage Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelles. L’Église protégeait la société par les flammes du bûcher. Au nom d’une science triomphant des superstitions, la médecine a pris le relais en jouant les supplétifs de la répression à travers la multiplication des catégories infâmantes.
Sous cette double mise à distance par la criminalité et la médecine, sont néanmoins parvenus à émerger les propos d’un homme lettré qui osait écrire : « Je sais désormais ce que je suis et ce que je veux, j’en ai pris mon parti et je cherche dans la vie tout le bonheur que j’y puis trouver, sans m’inquiéter du reste. »
Le Dr Saint-Paul n’avait pu prendre exemple sur le chirurgien modérateur du groupe Facebook « Les médecins ne sont pas des pigeons ». Comme l’avait déjà montré l’épisode de la fresque, il est partisan d’une large liberté d’expression. En revanche, à un siècle d’écart une même homophobie irrigue les « analyses ». Un membre du groupe raconte qu’en diagnostiquant une fissure anale il vient « de frôler l’erreur médicale ». « Le truc, ajoute-t-il à propos de son patient, c’est qu’il est homosexuel. Pas un homo de type fofolle avec des manières surjouées, plutôt un monsieur tout-le-monde. » Plusieurs confrères, choqués, relèvent ces propos et les taxent d’homophobie. Leur auteur répond et insiste : « Quand on fait un truc que la nature n’a pas prévu, il y a toujours des complications. » Puis il justifie le terme « fofolle », « sans doute choquant, mais évocateur » : « Je suis sûr que vous voyez ce que je veux dire quand je parle d’un homme qui “surjoue” des comportements féminins : […] main à 90 degrés en marchant ; marche en balançant les hanches…[6] »
Pour Twitter, le péril est autre. Il réside dans le fait que les humeurs priment sur la réflexion, et ce sans s’appesantir sur les ravages provoqués par l’anonymat. Ils ont été illustrés par les dérives antisémites, sexistes et homophobes des tweets envoyés sous pseudonyme par l’enfant chéri de la presse intellectuelle de gauche Mehdi Meklat, chroniqueur du Bondy Blog créé après les émeutes de 2005 pour donner la parole aux banlieues. Pour le défendre, ses protecteurs ont usé du même argumentaire qu’Olivier Sauton : le frisson de la transgression. Un défouloir dont a été également accusé d’user, bien qu’il le nie, l’acteur Lorànt Deutsch. Son adresse a servi pour injurier les détracteurs de ses ouvrages sur l’histoire de France.
Bien qu’elle l’ait démenti à diverses reprises, et encore sur franceinfo le 14 mars 2017, Marine Le Pen n’a pas su résister à cette trouble tentation. Le compte Twitter @enimar68, au nom d’Anne Lalanne[7], lui a permis depuis avril 2013 de commenter de façon anonyme la vie politique et médiatique, sans avoir à mesurer ses propos et à contrôler ses pulsions. Pointée du doigt par Le Monde et Libération, elle a nié jusqu’à ce qu’une erreur de manipulation entre son compte officiel et celui-ci achève de la trahir. Sous couvert de cet anonymat, elle dénonçait le racisme antiblanc, insultait des opposants, taclait des journalistes. Ce compte Twitter retweetait aussi des figures de la fachosphère comme Pierre Sautarel, le créateur de @FrDesouche.
Le ministre de la Défense du Pakistan, Khawaja Muhammad Asif, a offert l’illustration de la précipitation qui caractérise l’usage de ce mode de communication. Dans un tweet[8], il a menacé Israël de représailles nucléaires à cause d’un texte diffusé sur le site AWDnews.com. Cet article fait dire à Moshe Yaalon, présenté comme son homologue israélien, à propos des troupes pakistanaises : « Si par malheur elles arrivent en Syrie, nous saurons quoi faire et les détruirons avec une attaque nucléaire. »
Si le ministre pakistanais avait pris le temps de réfléchir, ne serait-ce que quelques minutes, il aurait constaté que la presse internationale n’avait donné aucun écho à ce propos, ce qui, en raison de son contenu, était étonnant. Ensuite, il aurait noté que jamais l’État hébreu n’avait reconnu être détenteur de l’arme nucléaire et que le faire de cette manière serait étrange.
Enfin, en consultant ses fiches, il aurait remarqué que Moshe Yaalon n’était plus ministre de la Défense depuis la formation du nouveau gouvernement de Benjamin Netanyahou et que le poste était occupé par Avigdor Lieberman depuis le 30 mai 2016. Cet article n’était qu’une de ces nombreuses informations fausses, périmées ou invérifiables qui cheminent sur le Net. Brandir le feu nucléaire pour un hoak, quelle époque étrange !
D’autres utilisateurs de Twitter ne résistent pas au plaisir d’un trait d’humour, d’une boutade immédiate, dont les conséquences sont sous-estimées voire ignorées. Ce fut le cas lors de la primaire du PS avant l’élection présidentielle de 2017. L’un des plus fidèles soutiens de François Hollande, le ministre Stéphane Le Foll, avait accusé le coup devant les médias après le renoncement du Président sortant. Il avait réagi de manière négative, voire caustique, à la candidature de Manuel Valls, soulignant que bien qu’il fût porte-parole du gouvernement, le Premier ministre n’avait pas cru devoir le prévenir de ses annonces.
Dans cette ambiance pesante, le chef de cabinet de Le Foll avait ironisé sur Twitter et sur sa page Facebook à propos de la multiplicité des candidatures à la primaire : « Montebourg, Hamon et maintenant Peillon. À quand la candidature de Dray ? Cette primaire n’est même plus un congrès du PS mais du NPS[9] ! »
L’allusion, pour initiés de la vie du PS, fait référence au congrès du Mans en 2005. Dray avait, comme à son habitude, effectué un changement d’alliance afin de se rapprocher du pouvoir. Il avait quitté le courant NPS pour soutenir la motion de François Hollande. Rien de fondamental, mais cette pique a provoqué un coup de sang du « Baron noir[10] » : « Tu vas retirer ce truc, car même si je suis un peu vieux, je peux encore t’envoyer mon poing dans ta face de jeune loup de cabinet ministériel. »
Ce genre de prise de bec peut survenir dans des couloirs mais elle n’a pas vocation à devenir un événement politique. Sauf que, si l’échange se produit sur Twitter, l’ensemble des citoyens en devient témoin et peut conclure : « Tiens, au PS le débat “idéologique” fait rage. »
Notes :
[1] 16 janvier 2018. La vidéo du Front National est visible sur la page Facebook https://www.facebook.com/pfisterthierry qui accompagne et illustre le blog.
[2] L’Obs, 21 janvier 2015.
[3] En revanche, Anne-Cécile Mailfert, la porte-parole d’Osez le féminisme! à l’origine de la dénonciation de la fresque du CHU, a été victime d’une campagne de harcèlement en ligne de la part de ce groupe de médecins. Sa plainte pour « injure à raison du sexe » a été jugée par la XVIIème chambre du tribunal de Paris en 2018 et a débouché sur la condamnation de deux des trois prévenus, tous médecins, à une amende de 1.000 euros dont 500 avec sursis. Cette décision constituait une première et a fait jurisprudence.
[4] Post 44, Dans l’embryon, https://blogaylavie.com/2017/11/13/44-dans-lembryon/
[5] Première édition non censurée du Roman d’un inverti, Confessions d’un homosexuel à Émile Zola, Nouvelles Éditions Place, 2017.
[6] Cité par Charlotte Cielinski, in L’Obs, 29 décembre 2016.
[7] Le pseudo «enimar68» est une anagramme de son prénom, accolée à son année de naissance. Anne est son second prénom (elle se nomme Marion, Anne), Lalanne est le nom de jeune fille de sa mère, Pierrette Lalanne.
[8] 23 décembre 2016 à 7:51 PM.
[9] Nouveau Parti socialiste, dénomination d’un courant hostile à François Hollande et à la direction du PS, constitué en 2003, à l’occasion du congrès de Dijon, sous le coup du choc provoqué par l’élimination de Lionel Jospin dès le premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Il était animé par les personnes mentionnées mais, deux ans plus tard, il éclatait peu à peu au gré des rivalités et ambitions personnelles. Il a disparu en 2008, après l’échec de la candidature présidentielle de Ségolène Royal dont Vincent Peillon avait été l’un des porte-parole.
[10] Surnom de Julien Dray, en référence à la série éponyme de Canal+.
Depuis les traducteurs de la dépêche d’Ems, les choses n’ont pas tellement changé au Pakistan. Et ailleurs.
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