144 – Sans frontières

Post-vérité, fake news, robots animant de faux comptes, combien en avons-nous rencontré de ces nouveaux écueils qui parsèment la navigation numérique. Et si nous étions le pire ? Car la nature de nos propos s’est modifiée en raison de l’accès de tous, à tout moment, à la parole. Pour se faire entendre, il ne faut pas lésiner sur les moyens. #RescapesdelEspece

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Jacques Chaban-Delmas à Bagnères

              Dans notre monde de libre-échange, tout semble désormais sans frontières. Le commerce bien sûr, mais aussi les médecins, les reporters, les pharmaciens… Plus surprenant, s’estompent au point de disparaître des repères qui, pour n’être pas toujours clairs, n’en fonctionnaient pas moins : la différence entre une parole privée et une parole publique. Je ne veux pas revenir sur la question déjà évoquée du Web et de ses dérivés ni sur les ouvrages de « confidences » de Hollande. Il s’est pensé plus habile que le Malin, a cru pouvoir vendre son âme contre une réélection et, comme Faust avant lui, s’est retrouvé gros-François comme devant. C’est son problème.

         Je pense aux règles ambiguës régissant les conversations qui avaient cours lorsque j’étais en activité et qui appartiennent au passé. Il suffit d’observer comment les entraîneurs parlent sur les bancs de touche, ou les participants d’une réunion qui siègent à la tribune. Ils placent une main devant leur bouche avant de s’adresser à leur voisin. Il convient d’éviter qu’à partir de l’image un spécialiste décrypte le propos grâce au mouvement des lèvres.

            Avant l’élection présidentielle de 2012, la remarque de Jacques Chirac indiquant à François Hollande qu’il voterait pour lui lors du scrutin présidentiel avait été captée par les perches des preneurs de son de la télévision sans qu’il soit certain que l’ancien président de la République en ait eu une claire conscience. Il arrivait naguère que des enregistrements involontaires soient effectués. Nous les écoutions entre journalistes sans les utiliser. À l’occasion d’une réunion qu’il présidait, Jacques Chaban-Delmas, à la fin des débats, alors que la foule s’égaillait et que les techniciens rangeaient le matériel, s’était tourné vers son voisin pour lui glisser une confidence à propos d’une photographe : « Tu vois celle-ci, je me la suis faite dans les vestiaires de Roland-Garros. » Manque de chance, le Nagra d’une radio périphérique tournait encore.

              Dans ces exemples, la captation est accidentelle, mais combien de propos « off » alimentent désormais le débat public sans que personne n’y prête attention ? Même les députés ne respectent plus les règles de fonctionnement des commissions de l’Assemblée nationale. Lorsque le général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, avait dit le mal qu’il pensait des coupes dans le budget 2017 annoncées par le gouvernement, il avait ponctué son propos d’un : « Je ne vais pas me faire baiser comme cela. » La règle du « huis clos » au sein des commissions parlementaires signifie que, lorsque la personnalité auditionnée souhaite que certains de ses propos ne figurent pas au compte rendu, ils demeurent à « huis clos ». Tel aurait dû être le cas de la formule du général, dont la révélation lui coûta son poste. Comme l’a relevé, lors de la séance suivante de la commission de la défense, la députée LREM de Haute-Savoie, Frédérique Lardet : « Nous avons tous présenté nos excuses, mais ce n’est pas suffisant. J’adresse ainsi un message au connard qui n’a pas respecté la règle et qui ferait mieux d’aller traîner ses guêtres dans une autre commission[1]. »

              La même ignorance ou le même mépris des codes s’observent dans les médias. Les citations anonymes – un député, un ministre, un militant… – fleurissent dans les colonnes naguère les plus strictes sur l’interdiction de pareilles facilités langagières. L’absence de source identifiée rend possibles des manipulations. Même les interlocuteurs nommés ne conservent plus la maîtrise de leurs propos. Tant pis pour eux, pourra-t-on dire, ils apprendront à se taire. Le pacte de confiance, aléatoire dans le passé, est aujourd’hui caduc. Le règne du « off » est terminé.

           On en a connu une illustration à la veille du départ de Manuel Valls de Matignon. Le Premier ministre rencontre des journalistes et leur fait jurer le secret avant de leur confier son sentiment sur le chef de l’État. La pire des transgressions, sous la Ve République, pour un chef de gouvernement. D’autant que l’opinion de Valls sur Hollande est cinglante. Nous sommes dans le « off » le plus affirmé. Qu’à cela ne tienne, considérant l’information trop importante pour être tenue sous le boisseau, Libération reproduit la formule terrible : « Je ne le respecte pas et je ne le supporte plus[2]. » Dès lors, l’ensemble des médias se considèrent libres de reprendre le propos et de broder autour. Le même Manuel Valls, trois jours plus tard, racontera aux journalistes venus assister à l’annonce de sa candidature à la présidence de la République que son déjeuner tendu, le lundi midi, avec François Hollande avait été « affectif, respectueux et constructif ». Ainsi va l’homme qui a voulu se présenter à l’élection présidentielle en pourfendeur du « système ».

              À cet effacement de la notion de confidentialité s’ajoute une accélération du rythme de la communication qui la rend non maîtrisable. La faute n’en incombe pas seulement aux médias. Le phénomène est général. Je ne vais pas contester à un conseiller le récit des coulisses. Seulement, j’ai attendu deux ans pour la version officielle – certains m’avaient reproché ma précipitation – et plus de trente pour la version personnelle. Il n’aura fallu, en revanche, qu’une dizaine de jours pour que le conseiller de François Hollande Vincent Feltesse utilise son blog pour expliquer comment le Président lui avait lu son discours de renonciation, au matin du 1er décembre 2016, en lui demandant de chronométrer. Il avait duré cinq minutes et quarante-sept secondes, a-t-il précisé, alors que le prononcé officiel aura été presque double.

            Quant au directeur de la campagne d’Alain Juppé lors de la primaire de la droite et du centre, un trimestre après, son récit était en librairie[3]. Le reste est à l’avenant. Les prises d’otages et les attentats sont commentés en direct, comme s’il s’agissait d’un événement sportif. Aucune distance, aucun recul n’existent pour les journalistes, aucun délai n’est laissé à la réflexion, à la tentative d’élaborer un minimum de synthèse. La seule nuance résulte du degré plus ou moins important de dramatisation selon les médias.


Notes :

[1] 19 juillet 2017.

[2] Cité par Laure Bretton, 2 décembre 2016.

[3] Rase campagne, Gilles Boyer, éd. JC Lattès, 2017.

 

 

 

 

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