145 – Les informations ont une valeur marchande

L’information a un coût disent, non sans raison, les organismes qui en produisent et en valident. Ils peinent à obtenir un financement chez des surfeurs qui estiment que le Web est gratuit. Ces derniers rechignent à payer pour obtenir la primauté d’éléments qu’ils obtiendront sans frais quelques heures, voire quelques minutes, plus tard. L’information peut aussi rapporter. On ne balance pas que par conviction et militantisme. #RescapesdelEspece

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              Les journalistes n’attendent plus la retraite pour vider leurs carnets de notes. Pour les plus scrupuleux. Les pressés faisaient une pige anonyme au Canard enchaîné qui paye bien ces petites trahisons de l’éthique. Je sais, ils me l’ont proposé. Eh oui, les informations ont une valeur marchande et obéissent en conséquence à la loi du marché. Tout dépend du moment et de ce qui se trouve en concurrence à cet instant. C’est ce que les apprentis journalistes apprennent avec le rapport « mort au kilomètre ». Plus la distance qui sépare le lieu de publication du décès s’allonge, plus le nombre de morts doit décupler pour susciter l’intérêt. Une mort accidentelle au coin de la rue vaut plus que dix morts en Grèce ou cent en Inde.

        Une déclaration politique qui aurait fait la une un jour normal passera aux oubliettes si, au même moment, un tsunami déferle sur une centrale nucléaire japonaise. La valeur d’une information ne s’apprécie que par comparaison. Le même ragot peut ne pas valoir un clou et prendre soudain de l’importance selon qu’il s’insère ou non dans l’actualité.

               Lors de mon premier stage comme étudiant en journalisme, de permanence de nuit à la locale de l’édition lyonnaise du Progrès, je m’étais fait remonter les bretelles par un rédacteur en chef. Après comparaison avec les pages des concurrents du Dauphiné libéré, il avait découvert un entrefilet sur une femme qui s’était cassé la jambe, en soirée, place Bellecour. Je n’avais pas osé arrêter les rotatives pour si peu.

              Il est une autre sorte d’informations qui peuvent valoir beaucoup d’argent. Il s’agit de ce qui concerne le monde financier et les affaires, de ce qui pèse sur les cours de Bourse des sociétés. Au début des années 1980, lorsque le gouvernement préparait les lois de nationalisations, la pression pour savoir où passerait le couperet était forte. Très forte. La valeur boursière de nombreuses entreprises était suspendue à des arbitrages politiques. Un agent de change avec qui je n’avais eu auparavant que des relations amicales épisodiques, qui venait de temps à autre passer un week-end à Michery, a commencé à me téléphoner chaque jour, avant l’ouverture des cours, jusqu’au moment où je lui ai signifié que je ne le prendrais plus en ligne.

           Des manœuvres s’engageaient. Jacques Attali était sur le grill afin que le seuil retenu en matière de nationalisations bancaires protège certains établissements. Le même type de mobilisation s’était produit après la seconde guerre mondiale lorsque, dans le cadre de l’épuration, il avait fallu déterminer la date limite de parution à partir de laquelle un titre serait ou non considéré comme ayant collaboré avec l’occupant. Il n’existe, en ces matières, aucune règle indiscutable, tout est affaire d’opportunité politique et de relations sociales. À la Libération, la seule véritable question était : le critère retenu va-t-il épargner ou non Le Figaro ? Il a été épargné. Comme le furent les protégés d’Attali.

              Seulement, quand une version de l’avant-projet de loi de nationalisations a fuité dans la presse économique en 1982, l’état d’alerte a été déclenché. Il fallait d’urgence identifier le coupable. Le nombre des initiés, certes limité, n’en concernait pas moins des collaborateurs de l’Élysée, Matignon – auquel était rattaché le secrétariat d’État dédié au dossier que dirigeait un fidèle de Pierre Mauroy, Jean Le Garrec –, les Finances et l’Industrie et enfin la Chancellerie. Pour tenter d’identifier la taupe, nous ne disposions pas d’enquêteurs aussi performants qu’Evra et Ribéry, les Dupont et Dupond de Knysna. Des écoutes furent mises en place. Ce qui s’appelle marcher sur des œufs, lorsque l’exécutif en vient à s’écouter lui-même. Michel Delebarre, qui supervisait le dossier, m’en avait discrètement averti puisque j’avais aussi pour charge de laisser sortir de Matignon des « fuites cadrées », des informations « officieuses ». « Fais particulièrement gaffe à ce que tu dis », m’avait-il glissé en m’expliquant les tenants et aboutissants de l’opération. Une fois la cible identifiée, ce genre de difficultés se règlent dans la plus extrême discrétion : le départ non commenté d’un collaborateur.

               J’y ai repensé lorsque, en 1990, le fils aîné de Jacques Piette[1], Jean-Jacques, a récupéré la direction d’une institution financière parapublique, le Comptoir des entrepreneurs, après avoir effectué un bref passage au cabinet de Jean Le Garrec. En décembre 1997, la 11e chambre correctionnelle du tribunal de Paris a soldé le dossier de cet établissement qui, au printemps 1993, était en situation de quasi-faillite. Jean-Jacques Piette a été condamné à deux ans de prison avec sursis et un million de francs d’amende pour présentation de « comptes inexacts » et absence de « provisions significatives » pour l’année 1991. « Ce ne sont pas les éventuelles erreurs de gestion commises par les dirigeants qui sont reprochées aux prévenus, explique le tribunal dans son exposé des motifs, mais l’absence ou l’insuffisance de traduction comptable des difficultés survenues. »

              Dans la tradition des images d’Épinal, Jean-Jacques Piette a publié un ouvrage à la gloire de son père[2], ancien maire d’Hénin-Beaumont dans le Pas-de-Calais, dans lequel il exalte le fait que « le paternel » (comme disent les enfants dont la relation au père a été complexe et distendue) soit « resté marxiste toute sa vie, ceux qui l’ont bien connu peuvent en attester[3] ». Comme si se prétendre « marxiste », à la sauce Guy Mollet en plus, suffisait comme excuse. J’en ai tiré la confirmation d’un sentiment que j’éprouvais déjà : les socialistes ne sont pas assez scrupuleux dans la sélection de leurs cadres. Ils ne sont, hélas, pas les seuls. Les Républicains viennent d’en fournir un éclatant exemple. Et je ne parle pas de l’entourage de « gudistes[4] » de Marine Le Pen et de la « machine à cash » qu’ils ont élaborée[5]. On ne peut pas dire qu’en se mettant En Marche, La République d’Emmanuel Macron ait relevé le niveau. Je sais que la plupart de ces personnages, une fois mis à la porte, reviennent par la fenêtre. Ce fait ne peut tenir lieu de justification.

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Notes :

[1] Cf. Tu ne crois pas que tu exagères !, p. 313-314.

[2] Jacques Piette, clandestin du socialisme, du Front populaire aux années 1980, éd. L’encyclopédie du socialisme, 2016.

[3] La Voix du Nord, 12 mai 2016.

[4] Ainsi nommés car dans leur jeunesse, durant les années 1970, ils militaient au sein du Groupe union défense (plus connu sous l’acronyme GUD), une organisation étudiante d’extrême droite créée en réponse à Mai 68 et réputée pour ses actions violentes.

[5] Cf. Laurent Fargues, Le Procès interdit de Marine Le Pen, Enquête sur la « machine à cash » du FN, First, 2017.

 

 

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